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ce combat comme si l'idée était tout. L'idée n'est qu'une enveloppe, une forme; une forme nécessaire, il est vrai, mais enfin une forme. Ce qui est réellement, c'est ce qui est sous cette forme. C'est le sentiment qui a pris cette enveloppe, cette manifestation, mais qui doit la quitter pour en revêtir une autre. Les idées donc, les formes tombent dans l'humanité les unes sur les autres, quand le temps est venu pour elles de mourir. Mais la vie cachée sous les idées s'en sépare et survit dans des idées nouvelles. Qu'y a-t-il donc de solide au milieu de ce combat éternel des idées? Ce principe que le sentiment se développe sans cesse et se perfectionne dans l'humanité. Mais, encore une fois, il ne s'agit pas d'un sentiment vague et sans formule; il s'agit d'un sentiment qui revêt des formules, qui prend forme, qui s'exprime en idée, et qui passe sans cesse d'une idée à une idée plus grande. Recueillir ce sentiment et lui donner une nouvelle manifestation, une forme nouvelle, voilà le devoir de chaque époque et dans chaque époque le devoir du philosophe.

M. Cousin, au contraire, met en avant cet axiome : « Les >> religions précèdent les philosophies, les philosophies sor» tent des religions. » La philosophie venant ainsi après la religion, on demande à M. Cousin pourquoi vient-elle? Estce pour détruire la religion? M. Cousin répond: Non. Est-ce pour préparer une nouvelle religion? M. Cousin répond également non. Pourquoi donc vient-elle ? car il y a évidemment double emploi si la philosophie ne fait que répéter la religion. M. Cousin répond à cela: La philosophie est pour les gens comme il faut, la religion pour les masses. N'est-ce pas offenser à la fois l'humanité et le sens commun? Le philosophe de M. Cousin est donc tout simplement un aristocrate? La philosophie aboutit à séparer l'humanité en deux classes, des fripons et des imbéciles. Vainement M. Cousin essaie par le sophisme d'échapper à cette conséquence. « La vérité est » pour tous, dit-il, la science pour peu : toute vérité est dans » le genre humain, mais le genre humain n'est pas philoso» phe. Au fond, la philosophie est l'aristocratie de l'espèce » humaine. Sa gloire et sa force, comme celle de toute vraie >> aristocratie, est de ne point se séparer du peuple, de sym

lui en

>> pathiser et de s'identifier avec lui, de travailler pour » s'appuyant sur lui. (Préface de 1826.) » Mais comment un tel homme ne se séparerait-il pas du peuple lorsqu'il pense que la vérité est pour peu, et qu'il est dans la destinée des masses d'être dirigées sans avoir jamais le secret de leur croyance? (Ibid.) Bacon avait une bien plus grande idée d'un philosophe quand il se nommait lui-même le serviteur de la postérité. Les papes avaient une bien plus grande idée de la philosophie ou de la religion, lorsqu'ils s'appelaient eux, chefs de l'Eglise, les serviteurs des serviteurs de Dieu. Non, le philosophe n'est pas un aristocrate, un intrigant, un hypocrite. Le philosophe est pour ainsi dire le prêtre éternel de l'humanité et en même temps son serviteur. Il travaille par elle et pour elle. Inspiré par le peuple, par les masses qui seules vivent (c'est un mot de M. Cousin), il ne sépare pas sa destinée de la leur. Il ne les condamne pas à une ignorance éternelle, à un esclavage abrutissant. Il sait qu'un lien divin unit entre elles toutes les portions de l'humanité, et que l'ignorance du peuple fait l'ignorance des philosophes. Il sait que l'humanité est un être collectif à la vie duquel la vie de chaque homme est attachée de fait et doit religieusement se rattacher. Comme Confucius et Jésus-Christ, il définit une nation des frères et sœurs de différents âges; mais il n'établit pas une distinction d'essence, et ne donne pas aux uns la philosophie, aux autres la religion. Si la philosophie est bonne, pourquoi le peuple ne la posséderait-il pas? Si la religion est vraie, pourquoi refusez-vous de la prendre?

La vie du philosophe étant ainsi unie religieusement à la vie de l'humanité, un penseur, suivant nous, n'emploie la force qui le constitue qu'en l'appliquant à certains problèmes qui intéressent l'humanité présente et l'humanité à venir. En effet, la nature et la fonction du philosophe étant définies comme nous venons de le faire, il s'agit de voir comment il peut remplir sa mission. Homme de la connaissance, il sait que la vie est une aspiration vers l'avenir. Il sait donc que les formes du présent vont tomber, et que c'est l'avenir qui va paraître. Il doit donc préparer l'avenir. Homme du sentiment, il se sent uni de sympathie avec tout ce qui souffre,

tout ce qui est opprimé dans le monde. Il doit donc, dans les évolutions du monde, être du parti de ce qui souffre et de ce qui est opprimé. Artiste, mais dans le sens véritable du mot, peut-il trouver le Beau sur la terre tant que la face humaine sera souillée du vice, obscurcie par l'ignorance, flétrie par les pleurs? Donc le perfectionnement, le progrès de toute chose est son but. Si donc il cherche la science, c'est pour en indiquer les conséquences; la politique est, pour lui, un corrollaire de la philosophie. Il ne sait ce que c'est que la science pour la science. L'humanité présente l'occupe; il la voit tourmentée de problèmes. Qu'est-ce qui les résoudra, ces problèmes? En fait, évidemment, ce sera l'avenir. Mais à quelle condition l'avenir les résoudra-t-il, et pour quelle raison y a-t-il des philosophes dans le monde? L'avenir résoudra ces problèmes, parce que les philosophes auront préparé les solutions. Donc, théoriquement, jamais il n'a pu venir dans l'idée d'un vrai philosophe de dire comme M. Cousin: « La philosophie n'est pas à faire, elle est faite. Réunissonsen les fragments épars dans les écoles, dans les livres, dans l'histoire en un mot, et nous aurons pour résultat de ce dépouillement la philosophie dans toute sa beauté. » Et pratiquement, jamais non plus il n'a pu venir dans l'idée d'un vrai philosophe de dire comme M. Cousin : « La philosophie n'a pas d'autre but que le présent. Le présent est assez beau comme il est. Faisons une philosophie à l'image du présent. »

Enfin, pour remplir sa fonction, il faut au philosophe une méthode. J'ai montré ce que l'on doit entendre par là. J'ai montré que le philosophe n'a pas qu'un seul principe de certitude. Ici, en effet, se retrouve encore, et ne peut pas manquer de se retrouver, la trinité de l'être, sensation-sentiment-connaissance. S'il s'agit de la nature extérieure, la sensation prédomine et donne l'expérience. S'il s'agit de la vie du moi, le sentiment domine et se révèle par la conscience. Dans le cas particulier de la vie collective, de la vie du nous, le sentiment et le fait ou la sensation se réunissent pour produire le consentement. Enfin, s'il s'agit de notions produites par le moi et le non-moi, ou de ce que l'on appelle des idées, ces idées sont entre elles adéquates ou non-adéquates. Si ces

idées sont parfaitement claires, comme, par exemple, les définitions que font les géomètres, alors la connaissance domine à son tour, et donne le raisonnement, la raison pure, la logique. Expérience, conscience, consentement, raisonnement, sont donc les quatre critérium de certitude que le philosophe emploie. Savoir, dans un sujet donné, quel est le critérium de certitude, voilà la méthode, ou plutôt le principe de la méthode. Mais j'ai montré aussi que derrière toute méthode se révèle toujours un être complet, sensation-sentiment-connaissance, qui, tout en se rapportant à un certain principe de certitude, emploie pourtant indistinctement toutes les facultés de la nature humaine.

M. Cousin, au contraire, ne donne pour critérium de certitude à son philosophe que l'observation, c'est-à-dire la constatation du fait ; car l'observation détachée du sentiment, c'est l'observation à la manière des physiciens, c'est l'expérimentation propre à la physique, et pas autre chose. Essayer de pénétrer avec cela dans la vie du moi et du nous est une absurdité. Vous voyez, dites-vous: non, vous ne voyez pas; car voir, en cela, c'est sentir.

En définitive donc, en réunissant tous ces termes, on voit que le philosophe de M. Cousin est une réflexion sans cœur qui a pour but de se séparer du vulgaire en s'expliquant à soi-même les choses au moyen de l'observation.

La nature est mutilée dans un tel homme; le but qu'il se propose est peu noble, le moyen qu'il emploie insuffisant, et l'exécution impossible.

§ XVIII.

De l'histoire de la philosophie, selon M. Cousin.

Avec une telle notion de la philosophie et un pareil sentiment de ce que c'est qu'un philosophe, comment l'histoire même de la philosophie devait-elle apparaître à M. Cousin? Évidemment comme une sorte de cabinet de curiosités,

comme un muséum où seraient rangés les produits de cette faculté particulière que M. Cousin appelle réflexion, c'est-àdire comme une série de systèmes qui, étant tous marqués du caractère d'observation critique, ont un droit égal à figurer aux regards des connaisseurs. Rien de lié, rien d'enchaîné, rien de suivi providentiellement dans tous ces systèmes. Chacun d'eux se présente avec son étiquette, le nom de son auteur, et sa date. Tout au plus le rapport entre un système et l'époque qui l'a vu naître se laissera-t-il apercevoir. Mais d'un système à l'autre aucun lien. Car, pour comprendre le lien entre deux systèmes, il faudrait comprendre où vont ces deux systèmes; et pour cela il faudrait les comparer à un troisième, à un quatrième, et se faire la même question, c'est-à-dire qu'il faudrait saisir le sens de la série tout entière.

Il n'y a moyen, en effet, de comprendre le sens de tant de systèmes philosophiques, en apparence individuels et particuliers à leurs auteurs, qu'en les rattachant, comme je l'ai montré dans la première partie de cet écrit, à la vie progressive de l'humanité et à l'œuvre de formation et de destruction des grands systèmes qu'on appelle religions. Ces philosophies individuelles sont pour ainsi dire, comme les aérolithes des astronomes, des débris d'un ancien monde qui se décompose, ou, comme la matière sidérale que les mêmes astronomes voient aujourd'hui dans le ciel, des germes non encore agrégés d'un monde nouveau qui doit surgir. Considérées ainsi, toutes les philosophies sont intéressantes; car toutes sont un pas pour sortir de la vieille religion, et en même temps un pas pour entrer dans la nouvelle. Le pyrrhonisme lui-même, c'est-à-dire le scepticisme arrivé au néant, est du plus haut prix, si je puis parler ainsi. Car, quand vous avez vu paraître un vrai pyrrhonjen, supputez combien de siècles le séparent de l'époque fervente de la religion antérieure, et comptez qu'à pareille distance en avant vous verrez revenir la foi sous une nouvelle forme. Faites ce calcul, vous ne vous tromperez guère.

Mais, au contraire, si vous ne voulez pas que les philosophies jouent un rôle dans la décadence et la formation des

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