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point fondamental de psychologie. J'en suis fâché, mais il faut bien que je le suive jusqu'au bout dans ses détours pour échapper à la vérité.

Le croirait-on ? Ce même psychologue qui vient de nous dire, avec tant de force et de solennité, que « chaque fois qu'il » descend dans sa conscience, il est frappé irrésistiblement » de l'immédiate aperception de trois éléments, ni plus ni » moins, qui s'y rencontrent tous et toujours, et qui, si» multanés quoique distincts, constituent la pensée dans leur » complexité nécessaire, et la détruisent par le défaut de » l'un des trois; » qui a écrit cette formule si positive et si nette : « La pensée est un fait intellectuel à trois parties, qui » périt tout entier dans le plus léger oubli de l'une d'elles; » ce psychologue, dis-je, en vingt autres endroits de ses ouvrages, enseigne une doctrine toute contraire, à savoir que le moi peut se passer de non-moi, se manifester sans non-moi. Les articles mêmes dont je viens de présenter la substance renferment des traces très positives de cette autre opinion de M. Cousin.

On demandera comment il est possible à M. Cousin de se contredire ainsi, de détruire d'une main ce qu'il édifie d'une autre. C'est que M. Cousin n'a jamais rien édifié par lui-même. Il édifie tantôt avec M. Maine de Biran, tantôt avec Fichte, tantôt avec un autre. Or si Fichte dit autre chose que M. Maine de Biran, comment voulez-vous que M. Cousin soit parfaitement d'accord avec lui-même ?

Que fait, en ce cas, M. Cousin pour concilier deux propositions qui se détruisent? Il a recours à un léger artifice de langage. Nous avons vu plus haut qu'embarrassé de ce que les phénomènes disparaissent à l'instant où l'on veut les observer directement, M. Cousin s'en tire avec un presque. Les phénomènes, dit-il, paraissent et disparaissent presque en m me temps. Comment répondre à cela? Si les phénomènes ne disparaissent pour l'observateur de soi-même que presque en même temps qu'on veut les observer, on a donc encore quelque temps pour les saisir le tout est de se presser, d'être prompt, habile, alerte, comme un chasseur qui a affaire à un gibier difficile à surprendre. Mais ce presque a un autre avantage : avec ce

presque il est permis à M. Cousin de ne pas trop offenser la vérité; avec ce presque il lui est permis de se montrer beaucoup moins entêté d'une chimère que son disciple M. Jouffroy. Celui-ci cloue les phénomènes et les tient enchaînés devant sa conscience, aussi long-temps qu'il lui convient, comme Josué arrêtait le soleil: M. Cousin ne tombe pas dans cette absurdité, il reconnaît que les phénomènes passent vite. Que lui demandez-vous de plus? C'est ainsi qu'avec un presque M. Cousin se tire d'embarras. Hé bien, de même ici, un pour ainsi dire fera l'affaire, et sauvera encore M. Cousin.

Il est certain, dis-je, qu'en vingt endroits de ses ouvrages, M. Cousin enseigne, comme M. Jouffroy, que le moi s'observe directement lui-même. C'est qu'alors, dit M. Cousin, le moi est une espèce de non-moi. M. Cousin distingue ce qu'il appelle « un non-moi véritable, » et qui est fourni à l'âme par le monde extérieur, du non-moi qu'elle se crée à elle-même volontairement et qu'elle tire de son propre fonds : « Le moi » est libre, dit-il, c'est là son fonds; sur ce fonds se dessinent >> mille scènes variées que la liberté se donne à elle-même. Le » moi se distingue même de ses actes; il y a un non-moi posé » par le moi. (Art. Du fait de conscience, pag. 224 des Frag» ments.) »

Vous voyez, M. Cousin fait une réserve, une réserve immense. Le moi s'observe lui-même : comment cela ? C'est que le moi se pose lui-même hors de lui, et s'oppose ainsi à luimême; il se crée donc pour ainsi dire non-moi; il est donc à la fois moi et non-moi.

Allez donc objecter à M. Cousin sa formule sur les trois éléments inséparables de toute manifestation du moi : il la reconnaîtra pour vraie, mais il vous dira gravement que le moi, in observant le moi, observe une espèce de non-moi.

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C'est absolument comme dans l'Avare de Molière : « Harpagon: Oh çà, maître Jacques, approchez-vous; je vous ai gardé pour le dernier. Maitre Jacques : Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier que vous voulez parler? car je suis l'un et l'autre. — Harpagon : C'est à tous les deux. Maitre Jacques: Mais à qui des deux le premier? Harpagon: Au cuisinier. Maitre Jacques :

Attendez donc, s'il vous plaît. » Maître Jacques ôte sa casaque de cocher, et paraît vêtu en cuisinier.

En voyant le moi changer de casaque et paraître vêtu en non-moi, M. Cousin nous permettra au moins de dire, comme Harpagon: Quelle diantre de cérémonie est-ce là? Quoi! vous nous avez dit que dans tout fait intellectuel il y avait un nonmoi, et voilà qu'il se trouve que ce non-moi est un moi! Quelle science de tours de gibecière est-ce donc que la psychologie! On croit saisir avec vous quelque chose de solide; crac! on se trouve n'avoir dans la main que du vide. La solennelle formule du moi, du non-moi et de leur rapport, fait place en un instant à la psychologie du moi qui observe le moi. M. Cousin est à la fois aussi éloigné que possible de M. Jouffroy, et si rapproché de lui qu'ils se confondent.

Comment M. Cousin, qui avait un sentiment si profond du fait intellectuel à trois parties, a-t-il pu se résoudre à supprimer ainsi une des trois parties, l'objet, le non-moi, et à la remplacer par une espèce de non-moi, un non-moi fictif, afin de conserver nominalement sa formule, tout en la détruisant réellement au fond? Car enfin, si, dans la moitié des phénomènes, il se trouve que le non-moi n'est au fond que le moi sous un faux nom, pourquoi réciproquement ne soutiendrait-on pas que, dans l'autre moitié, le moi n'est lui-même qu'une espèce de moi, un moi fictif, un quasi-moi, et qu'au fond il ne fait que cacher le non-moi ? Vous dites que quand vous considérez le monde extérieur, vous êtes moi et nonmoi, et que pour le coup ce non-moi est un non-moi véritable. Mais que savez-vous si votre moi, dans ce cas, n'est pas un appendice du non-moi véritable, si ce n'est pas ce nonmoi qui se pose hors de lui, et qui produit ce que vous appelez le moi? Vous dites que vous êtes sûr de votre existence. D'abord il y a bien des gens qui, en philosophant, ont fini par douter d'eux-mêmes, et par se regarder comme un simple produit du hasard qui préside, suivant eux, aux combinaisons de la nature. Mais au surplus, quelque absurde qu'il vous paraisse de ramener ainsi le moi au non-moi dans ce cas, vous ne diriez pas, en cela, autre chose que ce que dit M. Jouffroy. Que dit-il en effet? Que le physicien observe la nature exté

rieure avec ses yeux. Or qu'est-ce que nos yeux? C'est notre corps. Il dit donc que le corps voit et observe. Or le corps, c'est le non-moi. Il dit donc, en bonne logique, que le nonmoi voit et observe le non-moi. Vous ne seriez donc pas plus faux que M. Jouffroy. De sorte que votre fameuse formule du moi, du non-moi, et de leur rapport, déjà scindée par vous relativement au monde interne, pourrait encore l'être par rapport au monde extérieur, sans que l'absurdité fût plus énorme.

On se demande comment M. Cousin en est ainsi venu à ne pas comprendre lui-même la vérité dont il avait fait profession. Je vais le dire. C'est qu'au moment où il achevait ainsi de se faire une psychologie, il était sous l'influence de Fichte, et qu'il combinait au hasard les idées que lui suggérait Fichte avec les idées que lui avait suggérées M. de Biran.

M. de Biran se bornait, comme nous l'avons dit, à retrouver le moi dans tout phénomène, mais il y retrouvait aussi invariablement le non-moi. M. Cousin avait retenu cela de lui. Mais dans l'ontologie de Fichte, le moi seul existe primitivement, le moi se pose dans des déterminations volontaires, et non seulement il se pose, mais il pose le non-moi du monde extérieur. M. Cousin, amalgamant les leçons de Fichte avec celles de M. de Biran, vit bien qu'il serait par trop contradictoire de conserver cette dernière proposition de Fichte. Il la supprima donc; il admit ce qu'il appelle l'involontaire, le multiple, le monde extérieur en un mot, comme nous étant donné ou imposé. Mais il ne lui serait rien resté de Fichte, s'il n'avait pas au moins fait quelque réserve : il admit donc la première proposition de Fichte, que le moi se pose lui-même, ce qu'il traduisit en disant que le moi s'examine lui-même directement et volontairement, formule psychologique correspondant, suivant lui, à l'idée ontologique de Fichte que le moi est une volonté qui se pose.

M. Cousin retira donc de son amalgame ce système bâtard, composé de deux propositions contradictoires: 1o que dans tout phénomène intellectuel se trouvent trois éléments indissolubles et simultanés, le moi, le non-moi, et leur rapport; proposition tirée de la doctrine de M. de Biran (ou plutôt de

la doctrine de Leibnitz; car il n'est pas difficile de retrouver dans le non-moi la sensation de Leibnitz, dans le moi l'aperception de Leibnitz ou la conscience de Descartes, et dans le rapport la notion de Leibnitz, c'est-à-dire ce que le moi enlève au non-moi, ce que la conscience et l'objet mis en rapport engendrent); 2o qu'il y a cependant toute une moitié des phénomènes où le non-moi se trouve être le moi. Ainsi M. Cousin eut deux ordres de phénomènes : dans l'un le moi observant le moi, et se trouvant, en tant qu'observé, être un non-moi, et, dans l'autre, le moi observant un véritable non-moi. S'agit-il du monde extérieur, M. Cousin reconnaît un véritable non-moi, en même temps qu'il soutient la réalité du mi et sa distinction virtuelle mais s'agit-il de notre propre vie, M. Cousin ne veut plus reconnaître qu'une sorte de non-moi postiche, un non-moi qui n'en est un que parce que la formule l'exige, un non-moi de convention qui se trouve être un véritable moi. C'est ainsi qu'il peut à la fois répéter, avec M. de Biran, que le moi ne se confond avec aucun phénomène, que son existence est pour lui son individualité, c'est-à-dire son indivisibilité, et soutenir cependant avec Fichte que le moi existe et se manifeste indépendamment du non-moi. Mais il n'y a pas de tour de passe-passe qui puisse sauver une pareille contradiction. Fichte reste d'un côté, et M. de Biran de l'autre. Si le moi est une pure essence, s'il ne se confond avec aucun phénomène, si son existence est pour lui son individualité, son indivisibilité, comment pouvez-vous prétendre que ces phénomènes qu'il observe en lui soient lui? Ne sontils pas, ces phénomènes, multiples et divisibles? ils ne sont donc pas le moi, suivant votre définition même du moi : ils sont un non-moi pour le moi quand le moi les contemple.

Rien, au surplus, n'est bizarre comme l'effort que fait M. Cousin pour mettre d'accord ce qu'il a pris à Fichte et ce qu'il a pris à M. de Biran. « Pour que le moi soit à ses propres » yeux, dit-il (Fragments, pag. 217), il faut qu'il agisse; » son action est la condition nécessaire de son aperception : » proposition empruntée à M. de Biran, et très exacte en ce sens que le moi ne se sent être que dans ses manifestations. De là M. Cousin est entraîné à conclure qu'il y a toujours, et

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