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» représentants. Le moi ne se confond avec aucun phéno» mène : son existence est pour lui son individualité, c'est» à-dire son indivisibilité, et c'est là ce qu'il faut entendre » par son immatérialité. Les déterminations du moi, bien » qu'elles soient les effets propres du moi, sont distinctes » de lui; il se les rapporte à lui-même, en se distinguant » d'elles. En outre, il y a un autre genre de distinction » qu'on ne peut confondre avec celui-là : je veux dire la dis>> tinction que le moi reconnaît entre lui-même et ses affec>>tions involontaires. Dans ce cas le non-moi apparaît au » moi non seulement comme distinct, mais comme étran»ger. Ce n'est plus le moi qui pose le non-moi, ce n'est >> pas non plus le non-moi qui pose le moi, le moi n'étant » jamais posé que par lui-même; mais le non-moi pose, » détermine, cause une affection du moi. Le sujet s'affirme, » se pose lui-même, et dit Je ou Moi ; mais en même temps » qu'il se pose, il s'oppose l'objet, lequel, dans son opposi>>tion au sujet moi, est appelé non-moi. Le sujet ne se pose >> donc qu'en s'opposant quelque chose; et il ne s'oppose quel>> que chose qu'en se posant. Le moi et le non-moi nous sont » donnés simultanément et distinctement dans une oppo» sition, dans une limitation réciproques. »

J'ai déjà remarqué ailleurs l'étonnante discordance qui sépare ici le maître du disciple. Mais il faut qu'on me permette de me répéter: cette matière est grave, il s'agit de l'enseignement de la philosophie en France. Or, je soutiens qu'on enseigne aujourd'hui en France, dans tous nos colléges, non seulement des erreurs et des absurdités, mais, ce qui est plus fort, des erreurs contradictoires.

En effet, suivant ce que je viens de citer de M. Cousin, dans toute pensée, dans toute connaissance, se retrouvent inévitablement le moi et le non-moi. Mais si, dans tout acte de la conscience, il y a le moi et le non-moi, en quoi les faits de conscience de M. Jouffroy diffèrent-ils essentiellement et fondamentalement pour un métaphysicien des autres faits de notre connaissance? La discordance radicale des deux professeurs est évidente. L'un, M. Cousin, dit : Vous croyez que lorsque vous affirmez quelque chose d'extérieur à vous,

vous n'affirmez que cette chose, et que vous n'êtes pas dans votre jugement, que votre moi n'y est pas : erreur, erreur grossière ! Vous y êtes, votre moi y est; votre moi ne saurait affirmer le non-moi sans s'affirmer lui-même; et réciproquement, il ne s'affirme lui-même, il ne se pose, il ne dit Je ou Moi, qu'en s'opposant c'est-à-dire en affirmant le non-moi. Ainsi, suivant M. Cousin (et en cela M. Cousin a raison), quand je dis La somme des trois angles d'un triangle quelconque est égale à deux angles droits; ou bien quand je dis : La foudre est tombée hier, je n'affirme pas seulement ces choses extérieures à moi, mais je m'affirme moi-même; mon moi se pose, et est implicitement contenu dans ces affirmations. Et réciproquement, si je dis que j'éprouve telle sensation, que je sens tel désir, ou si j'exprime telle volonté, je ne le puis faire sans que cette sensation, ce désir, cette volonté, ne suppose un objet, et cet objet est le non-moi opposé au moi. Que je parle donc physique ou géométrie, ou que je m'applique à connaître l'intérieur de mon âme, toujours le moi et le non-moi existent simultanément et distinctement dans une opposition, dans une limitation réciproque. Entre un concept par lequel je saisis un phénomène de l'univers, et un concept par lequel je saisis une phénomène quelconque de ma vie interne, il n'y a donc aucune différence essentielle. La pensée est toujours un fait intellectuel à trois parties, savoir le sujet ou le moi, l'objet ou le non-moi, et ce que M. Cousin appelle la forme de la pensée, c'està-dire le rapport du sujet et de l'objet, ou la manière dont ils s'opposent et se limitent réciproquement par rapport à l'infini.

Voilà, dis-je, ce qu'enseigne M. Cousin. M. Jouffroy, au contraire, enseigne, comme la plus grande et la plus importante des vérités, que nous sommes autres, psychologiquement parlant, quand nous regardons avec nos yeux, et quand nous regardons en nous-mêmes; que comprendre une vérité physique ou sentir un fait de notre vie spirituelle sont deux actes essentiellement divers de l'intelligence. Si quelqu'un énonce : Les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits ; ou La foudre est tombée hier, M. Jouffroy ne voudra

en aucune façon voir là un fait de conscience. Si la foudre est tombée hier, dira-t-il, ce sont vos yeux et vos oreilles qui vous l'ont appris: quel rapport cela a-t-il avec votre conscience? C'est là un fait sensible que nous découvrons par nos sens externes ; ce n'est pas l'observation interne qui nous apprend ces sortes de choses. Et de même pour les propositions de la géométrie, il les déclarera complétement étrangères à la conscience. Or, toute la prétendue méthode psychologique qu'on enseigne aujourd'hui est fondée sur cette distinction, et n'a pris faveur qu'à l'aide de cette distinction. Car c'est ainsi que M. Jouffroy a posé le problème aux physiciens et aux autres savants qui s'occupent des sciences naturelles. Et en effet, une fois qu'on lui accorde que ce sont les yeux (et non le sens intime, la conscience, le moi) qui seuls nous font connaître le monde extérieur; comme il est incontestable qu'il existe aussi un monde intérieur pour chaque homme, comme l'existence du monde moral est aussi certaine que celle du monde physique, il faut bien lui accorder aussi que nous avons un moyen de connaître ce monde intérieur, un organe pour le découvrir, un œil pour y voir. Alors M. Jouffroy, fort de ce qu'il n'a pas nié la prétention des physiciens de connaître et de raisonner uniquement par l'autorité de leurs sens, vous glisse adroitement sa conscience, son télescope moral, son instrument psychologique. Dès lors tout est emporté : le moi observe le moi avec le moi; comme le corps voit les corps avec le corps, c'est-à-dire avec l'œil. A toutes les difficultés que peuvent faire les incrédules, les psychologues répondent : Les physiciens ne voient-ils pas les corps avec leurs yeux? Nous, nous voyons notre âme avec notre âme. Et si, trompé par leur air plein d'assurance, vous essayez, mais en vain, d'employer leur procédé, ils ne se déconcertent pas pour cela : C'est, disent-ils, que vous ne savez pas vous observer; il y a un art de s'observer. Se tirer ainsi d'affaire est encore une contradiction, puisque tout homme, ayant une conscience comme eux, devrait, quand il le veut, pouvoir s'observer comme eux; mais n'importe. Des années pourront se passer ainsi, pendant lesquelles on enseignera à la jeunesse, comme le point de départ de toute philoso

phie, le fondement de toute certitude, le refuge assuré de toute moralité, une science aussi imaginaire que le voyage de Cyrano dans la lune.

Mais détruisez cette distinction: la prétendue méthode d'observation directe du moi par la conscience n'a plus de base. Si le physicien voit le monde extérieur et raisonne sur le monde extérieur par le moyen du sens intime, c'est-à-dire si son moi intervient dans la sensation, le psychologue connaît de même sa vie interne par un phénomène analogue, c'est-à-dire par la mémoire; et de même que dans la sensation se rencontrent le moi et le non-moi, de même dans la mémoire se rencontrent également le moi et le non-moi. Dans la sensation, le non-moi ce sont les corps du monde extérieur; dans la mémoire, le non-moi ce sont les phénomènes antérieurs de notre vie.

Or, voici M. Cousin, le maître de M. Jouffroy, qui lui nie la connaissance physique par l'œil: que devient donc le parallélisme que M. Jouffroy établissait entre l'œil pour la nature externe, et la conscience pour la nature interne? Ce parallélisme s'en va en fumée. Métaphysiquement nous ne voyons pas avec l'œil, nous voyons parce que nous sommes en rapport avec un objet; et le phénomène de la vue, qui résulte pour nous de ce rapport, est précisément la conscience, le sens intime, qui nous fait dire: Je vois. De même quand nous pensons à nos joies ou à nos douleurs passées, nous ne les voyons pas avec notre conscience, en ce sens que cette reproduction n'est pas causée par notre conscience agissant volontairement pour évoquer nos souvenirs: nous les voyons parce que nous sommes en rapport avec eux, d'une certaine façon mystérieuse, sous l'influence de certains sentiments de notre vie actuelle qui lient notre vie actuelle à notre vie passée il y a là une action divine aussi inconnue, aussi mystérieuse que celle qui nous rend capable de voir les corps du monde extérieur, rien qu'en ouvrant les yeux. Nous sommes en rapport avec ce que nous avons antérieurement dit, fait, ou pensé : voilà tout ce que nous savons. Comment cela se fait-il ? Nous n'en savons rien, pas plus que nous ne savons comment il se fait que nous puissions

voir les corps extérieurs. Je viens de dire que quand nous voyons les corps extérieurs, le phénomène de la vue qui en résulte est la manifestation du moi, c'est-à-dire la conscience de voir, le sens intime qui nous fait dire : Je vois. De même, le phénomène de la mémoire qui résulte pour nous du rapport avec notre existence antérieure est également la conscience, le sens intime, qui nous fait dire : Je me rappelle.

Reste à savoir sous l'influence de quels sentiments moraux nous reprenons, par la mémoire, conscience ou connaissance de notre vie passée. Ce qui est certain, ce que je viens de démontrer, c'est que ce n'est point par la vertu merveilleuse d'un mot, que ce n'est pas par l'empire direct et volontaire d'une prétendue lunette appelée conscience, puisqu'au contraire, comme je l'ai prouvé, la conscience se produit dans le phénomène, est pour ainsi dire le résultat du phénomène, est le phénomène même, ou du moins en est inséparable.

Tout le monde a de la mémoire, dira-t-on ; tout le monde est donc psychologue sous le rapport de l'observation interne? Eh! sans doute. Qui en avait jamais douté avant M. Cousin et M. Jouffroy? Il a fallu venir jusqu'à eux pour croire que tant de poëtes, tant de moralistes, tant d'écrivains de tous genres qui nous ont raconté leur vie et décrit leurs plus secrets sentiments, tant d'hommes, tant de femmes qui, sans avoir écrit, ont souffert, ont péché, et se sont repentis ; l'humanité enfin, l'humanité tout entière, à l'exception de quelques brutes, avaient pu pratiquer la vie morale sans savoir s'observer et se connaître.

§ IX.

Suite.

Je n'en ai pas fini encore, malheureusement pour moi et pour le lecteur, avec les contradictions de M. Cousin sur ce

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