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absurde des exagérations possibles en fait de méthode. Quoi ! il s'agit de philosophie, c'est-à-dire apparemment au premier chef de la vie du moi et du nous, de la vie humaine, soit individuelle, soit collective, et, au lieu de prendre pour critérium de certitude le sentiment et le consentement, aidés du raisonnement et de la tradition, M. Cousin va s'adresser, à quoi? à l'observation, c'est-à-dire au critérium de certitude des physiciens et des naturalistes! Puis il y avait trois choses qu'il fallait nécessairement distinguer: 1° le principe de certitude; 2o la manière d'employer ce principe, ou la méthode proprement dite; 3o l'homme, c'est-à-dire le génie inspiré ou doué de sentiment, la force vive en un mot, qui se sert de ce principe et qui emploie cette méthode. M. Cousin a confondu, identifié ces trois choses. Il a confondu la manière dont nous faisons usage d'un certain principe de certitude avec ce principe même; et ayant décidé que le principe de certitude en philosophie était l'observation, il en a conclu et en a fait conclure à ses élèves que la méthode même était l'observation, d'où est résulté l'insensé psychologisme de l'âme qui directement s'observe et se considère. Enfin il a confondu le philosophe, c'est-à-dire la force vive, l'homme-sentiment (qu'on me pardonne ce mot) qui emploie la méthode et le principe de certitude, avec cette méthode même et ce principe. Or la méthode étant déjà confondue par lui avec le principe, et le principe étant l'observation, il en est résulté que le philosophe n'était plus qu'un observateur inerte, un homme qui recueille des faits par l'observation. Mais le physicien, le véritable physicien, n'est pas même cela : comment voulez-vous que ce soit là la condition du philosophe!

Toutes les facultés de notre nature ont donc été anéanties dans cette prétendue méthode; et, sur la ruine de toutes nos facultés, M. Cousin a pu tout à son aise s'écrier qu'il ne voyait aucune différence essentielle entre la physique et la philosophie, s'étonner qu'on lui reprochât de n'avoir ni sentiment patriotique, ni tradition française, et répondre naïvement à ce reproche « A-t-on jamais parlé d'une physique ou d'une » géométrie française ? »

Telle est la méthode de M. Cousin, et, s'il l'avait suivie, il

serait resté dans la voie où M. Jouffroy s'est engagé à sa suite, la pure psychologie expérimentale.

Mais M. Cousin n'y a pas même tenu, à sa prétendue méthode; il a laissé ses disciples, tels que M. Jouffroy, s'y égarer, s'y abîmer, il les a laissés tisser à leur aise les fils d'araignée que Bacon leur avait prédits comme l'unique fruit possible de leur labeur. Quant à lui, soit à la suite de Fichte, soit à la suite de Hegel, il s'est frayé d'autres routes, et il a fait, sans aucune méthode, de l'ontologie et des systèmes. Et maintenant il reproche assez aigrement à ses disciples de s'arrêter à cette observation dont il leur avait fait un précepte. Il les plaint de demeurer si long-temps dans ce qu'il appelle le vestibule ou l'antichambre de la philosophie. « On se >> trompe, dit M. Cousin dans sa nouvelle Préface, quand on >> dit que la vraie philosophie est une science de faits, si on » n'ajoute que c'est aussi une science de raisonnement. Elle >> repose sur l'observation, mais elle n'a d'autres limites que » celles de la raison elle-même, de même que la physique » part de l'observation, mais ne s'y arrête point... La philo>> sophie abdique, elle renonce à sa fin, qui est l'intelligence » et l'explication de toutes choses par l'emploi légitime de nos » facultés, quand elle renonce à l'emploi illimité de la raison... » Borner la philosophie à l'observation, c'est, qu'on le sache » ou qu'on l'ignore, la mettre sur la route du scepticisme. »>

O la savante méthode que celle de M. Cousin! il va jusqu'à permettre et prescrire de joindre le raisonnement à l'observation! Mais il n'en persiste pas moins à dire et il a soin d'ajouter que «< la philosophie ne se distingue de la physique » que par la nature des phénomènes à observer. » C'est qu'il veut avoir à lui seul tous les honneurs : si M. Jouffroy ou tout autre fait de la psychologie expérimentale, M. Cousin peut dire que c'est lui qui les a lancés dans cette excellente voie, que c'est lui qui le premier a défini la philosophie une science d'observation, de pure observation, et pas autre chose. Mais si, de cette observation prolongée indéfiniment, il ne résulte en effet que des toiles d'araignée, M. Cousin s'écrie que ce n'est pas là sa méthode, que « la philosophie n'a d'autres » limites que celles de la raison elle-même. » Allez plus loin

encore, M. Cousin, et reconnaissez que la philosophie ne participe pas seulement de la nature de la science, mais de la nature de l'art; que ce n'est pas seulement une affaire d'observation et de raisonnement, mais aussi une affaire de sentiment. Vous en êtes venu', d'une Préface à l'autre, jusqu'à dire que « la philosophie est l'intelligence et l'explication de >> toutes choses par l'emploi légitime de nos facultés. » Regardez-vous le sentiment comme une faculté dont l'emploi soit illégitime? Et si vous admettez cette faculté au nombre de celles dont l'emploi est légitime, ne voyez-vous pas que le premier terme de votre définition doit être changé, qu'il ne s'agit pas seulement de comprendre et d'expliquer, mais de sentir; qu'il faut revenir à la doctrine de votre Platon, chercher le Beau et le Bien, avoir un Idéal, et provoquer l'humanité à le suivre; en un mot, que la philosophie n'a pas seulement pour but «l'intelligence et l'explication de toutes » choses,» mais le développement de toutes choses, l'amélioration de l'âme humaine et le perfectionnement du monde!

S VI.

De la Psychologie de M. Cousin.

Il me paraît fort douteux que, même dans le cadre restreint de la pure psychologie, M. Cousin ait jamais eu une idée nette et précise de ce qu'il entend par sa prétendue méthode d'observation. Mais d'abord, qu'est-ce que la psychologie, et quelle place occupe-t-elle dans la philosophie ?

Puisque M. Cousin appelle lui-même la psychologie le simple vestibule de la philosophie, il nous permettra de n'en pas faire plus d'estime que lui, et de ne la considérer en effet que comme une sorte de préliminaire aux matières et aux questions de la philosophie.

La psychologie est à la philosophie ce que l'anatomie est à la physiologie et à la médecine. Pour connaître le corps vivant, les médecins étudient le corps mort, c'est-à-dire l'ordre,

l'enchaînement, les rapports des divers organes qui composent ce corps. Mais ce qu'ils étudient ainsi, ce n'est pas la vie,, c'est ce qui reste après la vie, ce que la vie a fait, ce qu'elle a habité, ce qu'elle a délaissé; c'est sa trace, ce n'est pas elle. Et de même, pour étudier l'esprit vivant, les philosophes étudient pour ainsi dire l'esprit à l'état de mort, c'est-à-dire l'ordre, l'enchaînement, les rapports des divers organes que manifeste cet esprit; c'est ce qu'ils appellent les opérations ou facultés de l'entendement. Mais, avant le dernier siècle, on ne s'était jamais imaginé que cette espèce d'anatomie fût la vraie science de l'âme, la physiologie de l'âme, la connaissance même de l'âme vivante. On sentait trop que ces opérations supposaient un être qui les faisait, que ces facultés étaient plutôt la demeure de l'âme que l'âme même, comme le cadavre est, pour ainsi dire, l'enveloppe extérieure, apparente, observable, du véritable corps vivant. Aussi ne s'arrêtait-on guère à cette étude, et on ne lui avait pas même donné de nom particulier. On la regardait seulement comme un préliminaire indispensable de la logique. En tête de la logique se trouvaient quatre pages de considérations sur les facultés ou opérations de l'esprit; puis on passait à la logique, qui n'était elle-même que l'instrument, l'organe de la philosophie. J'ai dit ailleurs et je maintiens que ces quatre pages, dans les anciens ouvrages de logique, contiennent plus de vérités et infiniment moins d'erreurs que tous les livres des psychologues de nos jours.

Mais il est arrivé au dix-septième siècle que le problème de l'origine de nos connaissances a été mêlé à l'étude même des facultés ou opérations de l'âme; et de là, au dix-huitième siècle, un remaniement des matières philosophiques, un classement nouveau qui a mis en première ligne la considération des facultés de l'entendement, en tant que représentant l'entendement lui-même, l'entendement observable. Les quatre pages de prolégomènes à la logique, une fois qu'on y eut introduit cette question de l'origine de nos connaissances, ont pris un immense intérêt, et ont servi de ralliement à toutes les études des philosophes.

Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer comment le problème

psychologique de l'origine de nos connaissances a pris tant d'importance depuis deux siècles, et a en quelque sorte absorbé la métaphysique tout entière. Cette révolution, amenée d'ailleurs par tous les événements de l'histoire moderne, a tenu principalement à ce que le Christianisme, une fois constitué, a voulu immobiliser sa forme, et a étouffé, par des condamnations brutales, toute discussion qui pouvait de nouveau mettre en question ce que l'on regardait comme décidé. Comme un fleuve que l'on empêche de couler se creuse un nouveau lit, ainsi l'esprit humain, voyant que la forme religieuse tendait à s'immobiliser, et ne lui permettait aucun développement, s'est éloigné de la religion constituée, et s'est creusé, à l'écart, de nouvelles issues. L'Église n'ayant pas voulu souffrir la dişcussion sur le fond des choses, par crainte pour son symbole, les penseurs ont été obligés de prononcer une sorte de divorce provisoire entre la religion et la science. Ils ont abandonné, s'y voyant forcés, le règlement des âmes, la conduite de la vie, et ce qu'on pourrait appeler l'hygiène et la médecine morale, à l'Église constituée, et ils se sont rabattus sur l'anatomie de l'âme. Cette grande séparation, préparée long-temps avant Descartes, se marqua surtout de la façon la plus éclatante chez Descartes, qui, tout en faisant profession de soumission absolue à l'Eglise dans toutes les matières religieuses, soumission en effet bien réelle chez lui, considéra l'étude de l'âme et de ses facultés comme un domaine où son investigation pouvait s'exercer librement, sans préjudice pour ses sentiments religieux. Il est résulté de là que la philosophie s'est, par un long détour, éloignée de la religion pour se concentrer en apparence sur le problème psychologique. Mais tout se tient aussi à peine se fut-on occupé de cette étude, comme d'une étude à part, et qui ne portait atteinte ni à la morale ni à la religion établies, que l'on vit paraître comme conséquences les systèmes de Malebranche, de Spinoza, de Locke, de Berkeley; d'où résultèrent plus tard et le scepticisme universel de Hume, et le sensualisme de Condillac, et le matérialisme de Cabanis. Ainsi la religion fut tournée pour ainsi dire. La théologie fut reléguée dans les chimères, et toute philosophie parut résider dans l'étude des facultés ou opérations de l'esprit humain. Les

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