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Un des sept sages de la Grèce, Pittacus, est prince de Lesbos. Loin de croire que le sage, le philosophe, le lettré, dussent s'abstenir de prendre part aux affaires publiques, il disait « que c'était dans le gouvernement de la république qu'un homme faisait connaître l'étendue de son esprit et de ses maximes. » Ses maximes sont toutes des maximes de sagesse politique : « Quand vous voudrez faire quelque chose, disait-il à ses disciples, ne vous en vantez pas; car, si par malheur vous ne pouviez venir à bout de votre entreprise, on se moquerait de vous. » Autre caractère de l'homme politique dans Pittacus: jamais il ne s'est trouvé embarrassé, quelque question qu'on lui ait faite. On lui demandait un jour quelle était la chose qu'on ne devait faire que le plus tard qu'on pouvait, Emprunter de l'argent à son ami; - Quelle était la chose qu'on devait faire en tout lieu? Profiter du bien et du mal qui arrivent.

Thalès, autre sage de la Grèce, était un grand physicien; c'était aussi, au besoin, un grand spéculateur. Ainsi quelques jeunes gens de Milet avaient reproché à Thalès que sa science était fort stérile, puisqu'elle le laissait dans l'indigence. Il prévit, par ses observations astronomiques, que l'année serait très-fertile, et il acheta avant la saison tous les fruits des oliviers qui étaient autour de Milet. La récolte fut fort abondante, et Thalès en tira un profit considérable. Mais il n'était

spéculateur que pour donner une leçon à ses critiques, et il ne s'était fait millionnaire que pour prouver que la science n'est pas aussi stérile qu'on le dit. Il distribua ses bénéfices au peuple, au lieu de les garder pour lui ou pour ses actionnaires, démentant ainsi le rôle de financier qu'il avait pris un instant.

Bias est un grand orateur; de plus, il est poëte; mais ses maximes sont des maximes de sagesse pratique, et ses poëmes enseignaient à tout le monde la manière dont chacun pouvait vivre heureux et comment on pouvait bien gouverner la république en paix et en guerre. C'est Bias qui disait : Aimez vos amis avec discrétion; songez qu'ils peuvent devenir vos ennemis. Il est vrai qu'il ajoutait : Haïssez vos ennemis avec modération, car il se peut faire qu'ils soient vos amis dans la suite. Ces deux adages ne témoignent pas d'une âme bien sensible; mais ils témoignent d'une prudence remarquable. Quoique grand orateur, il disait encore: Ne vous pressez pas de parler: c'est une marque de folie. Il savait donc gouverner son talent et sa vanité quelle habileté rare! Il comprenait l'ascendant du silence. J'ai vu, en effet, de grandes fortunes détruites par la parole, et de grandes fortunes établies par le silence, surtout si le silence succédait à la vogue de la parole.

Périandre était tyran de Corinthe; il s'était emparé du pouvoir. Voici ce que lui écrivait un de ses amis, un

sage aussi peut-être : « Je n'ai rien caché à l'homme que vous m'avez envoyé ; je l'ai mené dans un blé, j'ai abattu en sa présence tous les épis qui s'élevaient audessus des autres. Suivez mon exemple, si vous désirez vous conserver dans votre domination : faites périr les principaux de la ville, amis ou ennemis; car un usurpateur doit se défier même de ceux qui paraissent ses plus grands amis. » Il est vrai que Périandre disait que les grands ne pouvaient avoir de garde plus sûre que l'affection de leurs sujets. C'était peut-être encore une sagesse de cacher les duretés de sa politique sous la bénignité de ses paroles. A cause de sa politique d'action ou à cause de sa politique de paroles, il régna, dit-on, cinquante ans.

Chilon était éphore à Sparte. C'était aussi un habile homme et fort ingénieux à gouverner sa conscience. Écoutez cette confession de son dernier jour. Chilon, se sentant approcher de sa fin, regarda ses amis assemblés autour de lui: «Mes amis, leur dit-il, vous << savez que j'ai dit et fait quantité de choses depuis si longtemps que je suis au monde. J'ai tout repassé à <«<loisir dans mon esprit, et je ne trouve pas que j'aie

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jamais fait aucune action dont je me repente, si ce <«< n'est, par hasard, dans le cas que je soumets à votre « décision pour savoir si j'ai bien ou mal fait. Je me <«< suis rencontré un jour, moi troisième, pour juger un <«< de mes bons amis, qui devait être puni de mort sui

« vant les lois. J'étais fort embarrassé il fallait de « toute nécessité, ou violer la loi, ou faire mourir mon «ami. Après y avoir bien rêvé, j'ai trouvé cet expé« dient je mis au jour, avec tant d'adresse, toutes les « meilleures raisons de l'accusé, que mes collègues ne << firent aucune difficulté de l'absoudre; et moi, je l'avais « condamné à mort sans leur en avoir rien témoigné. « J'ai satisfait au devoir de juge et d'ami. Cependant je « sens je ne sais quoi dans ma conscience qui me fait << douter si mon conseil n'était point criminel. »

Cléobule enfin, le moins célèbre des sages de la Grèce et le plus heureux, dit-on, « fut choisi par ses concitoyens de la petite ville de Lindes, dans l'île de Rhodes, qui le chargèrent de les gouverner; ce qu'il fit avec autant de facilité que s'il n'avait eu qu'une famille à conduire. »

Voilà les sages de la Grèce, dont Fénelon nous a raconté la vie. J'ai omis Solon, qui fut législateur et qui ne donna pas aux Athéniens les meilleures lois qu'il pouvait leur donner, mais celles qu'ils pouvaient le mieux supporter. Tous ces sages ont été mêlés aux affaires et au monde; ils ont tous su y réussir, et c'est pour cela même qu'ils ont été appelés des sages. Ils n'ont pas pensé à être des anachorètes et des misanthropes, à vivre dans la retraite et dans l'étude. Ils ont cru que la vie active était permise et même convenable au sage; ils n'ont pas cherché à en fuir les

périls, les ennuis, les embarras, ni même les petitesses et les misères; ils ont cru qu'il fallait tenir grand compte de l'expérience, et que parfois même la mo rale pouvait lui céder quelque chose.

Les fables d'Ésope se rattachent à cette vieille sagesse elles prêchent la morale pratique, celle qui enseigne à ne pas faire de bévues dans le monde, à éviter les fautes encore plus que les péchés, à être avisé plutôt encore qu'à être vertueux, ou à être vertueux avec prudence et habileté. Le défaut de cette morale, c'est qu'elle ne nous enseigne pas assez à détester le mal. Elle le prend comme une nécessité de ce monde et nous habitue à le supporter, soit dans les autres, soit dans nous-mêmes; à le flatter même au besoin, si c'est le parti le plus sûr ou le plus commode. Dans les légendes ordinaires de la fable je reconnais l'expérience de l'Orient, c'est-à-dire de la vieille patrie du despotisme et de la servitude. J'y vois partout la tyrannie du lion, la cruauté du loup, la perfidie du renard, la faiblesse impuissante de l'agneau; nulle part la justice des lois venant au secours des opprimés; nulle part le sentiment énergique du droit luttant contre l'abus de la force et du pouvoir; nulle part l'idée de la liberté et de l'indépendance; c'est-à-dire aucun des sentiments qui font la dignité de l'homme et qui fondent la civilisation sur la justice, laquelle est le droit des petits et le devoir des grands. Dans la

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