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Le drame et les personnages ne sont-ils pas déjà créés et prêts à paraître sur la scène? Vienne le poëte, c'està-dire celui qui sait donner la parole et par conséquent achever la création, l'apologue sera complet.

Adieu paniers, vendanges sont faites. Sots paniers en effet, qui croient qu'ils font la vendange parce qu'ils la portent, et qui veulent qu'on leur sache gré d'avoir été utiles, après qu'on n'a plus besoin d'eux. Ils méritent bien d'être mis en chansons, en fables, en comédies, étant dupes et n'étant pas contents.

Les lisières sont pis que le drap, ce que je traduis par un autre proverbe: Il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu'à ses saints. Partout, si je ne me trompe, dans ces exemples l'apologue pointe, pour ainsi dire, sous le proverbe. Ne croyez pas cependant que tout le monde puisse d'un proverbe faire un apologue ou une fable. Cela est aisé assurément, si vous vous en tenez à la moralité la moralité est déjà contenue tout entière dans le proverbe. Mais, si vous voulez faire une fable à la façon de celles de la Fontaine, c'est-à-dire créer une action et des personnages, prêter un caractère à ces personnages et leur donner la parole, voilà ce que la Fontaine a fait seul peut-être parmi tous les fabulistes. Quelle idée, messieurs, devons-nous avoir du génie de la Fontaine ?

On a fait de la Fontaine un personnage singulier, moitié grand homme et moitié idiot, distrait, insou

ciant, paresseux, à qui un dieu complaisant envoie je ne sais combien de beaux vers, dont le poëte lui-même ne se doute pas. Ce personnage est une fiction. La Fontaine connaît son propre génie; il aime même à le définir et à l'expliquer, sans y mettre trop de modestie :

Je m'avoue, il est vrai, s'il faut parler ainsi,
Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles
A qui le bon Platon compare nos merveilles.
Je suis chose légère et vole à tout sujet;
Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet.

A beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire.
J'irais plus haut peut-être au temple de Mémoire,
Si dans un genre seul j'avais usé mes jours;

Mais, quoi! je suis volage en vers comme en amours'.

Non-seulement il explique son génie et parle volontiers de l'ingénuité de son talent, il explique aussi sa manière de travailler: car il travaillait, et beaucoup, mais à sa façon, sans trop de suite; surtout grand ami des Anciens, et ne les quittant pas aisément dès qu'il s'était mis à les lire. Personne, au dix-septième siècle, après Fénelon, ne sent et n'estime les Anciens mieux que ne le fait la Fontaine, et non-seulement les poëtes qui pouvaient avoir avec lui quelque parenté de génie ou

Épitre à madame de la Sablière.

* Discours de réception à l'Académie. « Vous voyez, messieurs, par mon ingénuité et par le peu d'art dont j'accompagne ce que je dis, que c'est le cœur qui vous remercie, et non pas l'esprit. »

de goût, mais les philosophes comme Platon1, mais les orateurs comme Démosthènes, dont il a fait ce grand et juste éloge:

Cet homme et la raison, à mon sens, ne sont qu'un3.

Personne, au dix-septième siècle, non plus, n'a mieux compris et mieux exprimé le charme de la beauté ou de la grâce que la Fontaine : la beauté, si nous en croyons Vénus parlant à Adonis,

La beauté, dont les traits même aux dieux sont si doux,
Est quelque chose encor de plus divin que nous 3.

Pour peindre ce don divin de la beauté qu'il conçoit si bien, mais qu'il veut toujours trouver dans quelque être visible afin d'en mieux sentir le charme, la Fontaine trouve des expressions qui ne sont qu'à lui parmi les poëtes de son temps. Voyez comme il peint la princesse de Conti*:

Elle allait en un bal s'attirer maint hommage.
Je la suivis des yeux : ses regards et son port

Remplissaient en chemin les cœurs d'un doux transport.

Conti me parut lors mille fois plus légère

Que ne dansent aux bois la nymphe et la bergère;

1 Considérations sur les dialogues de Platon.

2 OEuvres diverses.

3 Poëme d'Adonis.

Anne-Marie de Bourbon, fille de Louis XIV et de mademoiselle de

la Vallière.

L'herbe l'aurait portée; une fleur n'aurait pas
Reçu l'empreinte de ses pas.

Elle semblait raser les airs à la manière

Que les dieux marchent dans Homère1.

Avec cet heureux don qu'il avait de tout sentir et de tout aimer, la Fontaine a renouvelé l'apologue. L'apologue ancien ne s'intéressait qu'au sens et à la moralité; point au récit, point aux personnages. Il ne s'agissait que d'enseigner une vérité morale et de l'enseigner d'une façon vive et spirituelle. Peu importait l'aventure et peu les personnages. La Fontaine changea tout. Il se mit à se prendre d'intérêt pour les bêtes, pour les arbres, pour tout enfin; ou plutôt il prit intérêt à l'homme, qui est le vrai héros de toutes ses fables sous des noms divers, tantôt loup et tantôt agneau, tantôt chien et tantôt renard, tantôt cerf et tantôt cheval, mais toujours homme, c'est-à-dire victime de ses fautes et dupe de sa vanité.

J'oppose quelquefois, par une double image,

dit La Fontaine 2,

Le vice à la vertu, la sottise au bon sens,
Les agneaux aux loups ravissants,

La mouche à la fourmi; faisant de cet ouvrage
Une ample comédie à cent actes divers,

Et dont la scène est l'univers.

OEuvres diverses, Le Songe.

Saint-Simon, parlant de la duchesse de Bourgogne, dit : Une marche de déesse sur les nuées.

* Liv. V, fable 1o, le Bûcheron et Mercure.

Ce qui me frappe dans la Fontaine et dans le tour nouveau qu'il a donné à l'apologue, ce n'est pas seulement qu'il en a fait un conte et un drame, au lieu de le laisser ce qu'il était, je veux dire une moralité plus ou moins bien amenée; c'est le don vraiment merveilleux qu'il a d'animer la nature, de l'entendre, de la faire parler. L'entretien de la Fontaine avec les bois, les arbres, les eaux, avec toutes choses enfin; ce qu'il en entend, ce qu'il en répète, a quelque chose de profond et de mystérieux, sans que pourtant cet entretien cesse jamais d'être clair et aimable, sans que la pensée et le sentiment du poëte aillent jamais se perdre dans la contemplation mystique et confuse des grandeurs de l'univers.

Oui, tout parle dans l'univers;

Il n'est rien qui n'ait son langage,

dit la Fontaine. Mais, selon les interprètes, ce langage est tantôt vague et confus, tantôt gracieux ou élevé. Je sais que, de nos jours, ç'a été la mode dans la poésie de beaucoup interroger la nature et de la faire parler. Avec quoi les poëtes ne s'entretiennent-ils pas ? avec les fleuves, les torrents, les montagnes, les vallées, la lune, les étoiles, que sais-je ? demandant quel était le mystère de leur cœur et de leur génie à toute la nature, et ne le demandant que parce qu'ils voulaient à toute force avoir un mystère au fond de leur génie ou de leur cœur; ne cherchant que leur moi étroit et

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