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par les mains de leurs ennemis? Nous ne le savions pas: on s'interrogeoit, on se promettoit réciproquement les premières nouvelles qui viendroient sur un événement si lamentable. Ce n'étoit plus une affaire publique, mais domestique; on n'en dormoit plus, on s'éveilloit les uns les autres pour s'annoncer ce qu'on en avoit appris. Et quand ces personnes royales, à qui l'on prenoit tant d'intérêt, eussent pu échapper à la mer ou à leur patrie, étoit-ce assez? Ne falloit-il pas une terre étrangère où ils pussent aborder, un roi également bon et puissant qui pât et qui voulût les recevoir? Je l'ai vue, cette réception, spectacle tendre s'il en fut jamais! On y versoit des larmes d'admiration et de joie. Ce prince n'a pas plus de grace, lorsqu'à la tête de ses camps et de ses armées il foudroie une ville qui lui résiste, ou qu'il dissipe les troupes ennemies du seul bruit de son approche.

S'il soutient cette longue guerre 1, n'en doutons pas, c'est pour nous donner une paix heureuse, c'est pour l'avoir à des conditions qui soient justes et qui fassent honneur à la nation, qui ôtent pour toujours à l'ennemi l'espérance de nous troubler par de nouvelles hostilités. Que d'autres publient, exaltent ce que ce grand Roi a exécuté, ou par lui-même, ou par ses capitaines, durant le cours de ces mouve

1 Contre la ligue d'Augsbourg.

ments dont toute l'Europe est ébranlée; ils ont un sujet vaste et qui les exercera longtemps. Que d'antres augurent, s'ils le peuvent, ce qu'il veut achever dans cette campagne. Je ne parle que de son cœur, que de la pureté et de la droiture de ses intentions; elles sont connues, elles lui échappent. On le félicite sur des titres d'honneur dont il vient de dit-il? qu'il ne peut être content quand tous ne le sont pas, et qu'il lui est impossible que tous le soient comme il le voudroit. Il sait, Messieurs, que la fortune d'un roi est de prendre des villes, de gagner des batailles, de reculer ses frontières, d'être craint de ses ennemis; mais que la gloire du souverain consiste à être aimé de ses peuples, en avoir le cœur, et par le cœur tout ce qu'ils possèdent. Provinces éloignées, provinces voisines, ce prince humain et bienfaisant, que les peintres et les statuaires nous défigurent, vous tend les bras, vous regarde avec des yeux tendres et pleins de douceur; c'est là son attitude: il veut voir vos habitants, vos bergers, danser au son d'une flûte champêtre sous les saules et les peupliers, y mêler leurs voix rustiques, et chanter les louanges de celui qui, avec la paix et les fruits de la paix, leur aura rendu la joie et la sérénité.

gratifier quelques grands de son État : que

C'est pour arriver à ce comble de ses souhaits, la félicité commune, qu'il se livre aux travaux et aux fatigues d'une guerre pénible, qu'il essuie l'inclé

mence du ciel et des saisons, qu'il expose sa personne, qu'il risque une vie heureuse: voilà son secret, et les vues qui le font agir; on les pénètre, on les discerne par les seules qualités de ceux qui sont en place, et qui l'aident de leurs conseils. Je ménage leur modestie : qu'ils me permettent seulement de remarquer qu'on ne devine point les projets de ce sage prince; qu'on devine, au contraire, qu'on nomme les personnes qu'il va placer, et qu'il ne fait que confirmer la voix du peuple dans le choix qu'il fait de ses ministres. Il ne se décharge pas entièrement sur eux du poids de ses affaires : lui-même, si je l'ose dire, il est son principal ministre. Toujours appliqué à nos besoins, il n'y a pour lui ni temps de relâche ni heures privilégiées : deja la nuit s'avance, les gardes sont relevées aux avenues de son palais, les astres brillent au ciel et font leur course toute la nature repose, privée du jour, ensevelie dans les ombres; nous reposons aussi, tandis que ce roi, retiré dans son balustre, veille seul sur nous et sur tout l'État. Tel est, Messieurs, le protecteur que vous vous êtes procuré, celui de ses peuples. Vous m'avez admis dans une compagnie illustrée par une si haute protection. Je ne le dissimule pas, j'ai assez estimé cette distinction pour desirer de l'avoir dans toute sa fleur et dans toute son intégrité, je veux dire de la devoir à votre seul choix; et j'ai mis votre choix à tel prix que je n'ai pas osé

en blesser, pas même en effleurer la liberté par une importune sollicitation. J'avois d'ailleurs une juste défiance de moi-même, je sentois de la répugnance à demander d'être préféré à d'autres qui pouvoient être choisis. J'avois cru entrevoir, Messieurs, une chose que je ne devois avoir aucune peine à croire, que vos inclinations se tournoient ailleurs, sur un sujet digne, sur un homme rempli de vertus, d'esprit et de connoissances, qui étoit tel avant le poste de confiance qu'il occupe, et qui seroit tel encore, s'il ne l'occupoit plus1. Je me sens touché, non de sa déférence, je sais celle que je lui dois, mais de l'amitié qu'il m'a témoignée, jusqu'à s'oublier en ma faveur. Un père mène son fils à un spectacle; la foule y est grande, la porte est assiégée; il est haut et robuste, il fend la presse; et comme il est près d'entrer, il pousse son fils devant lui, qui, sans cette précaution, ou n'entreroit point, ou entreroit tard. Cette démarche d'avoir supplié quelques-uns de vous, comme il a fait, de détourner vers moi leurs suffrages, qui pouvoient si justement aller à lui, elle est rare, puisque dans ses circonstances elle est unique, et elle ne diminue rien de

I Simon de la Loubère. Il fut nommé membre de l'Académie française quatre mois après La Bruyère. En août 1693, il vint occuper le quinzième fauteuil, que la mort de l'abbé Fr. Tallemant avait laissé vacant.

LA BRUYÈRE. II.

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354 DISCOURS A MM. DE L'ACAD. FRANÇOISE.

ma reconnoissance envers vous, puisque vos voix seules, toujours libres et arbitraires, donnent une place dans l'Académie françoise.

Vous me l'avez accordée, Messieurs, et de si bonne grace, avec un consentement si unanime, que je la dois et la veux tenir de votre seule munificence. Il n'y a ni poste, ni crédit, ni richesses, ni titres, ni autorité, ni faveur, qui aient pu vous plier à faire ce choix; je n'ai rien de toutes ces choses, tout me manque. Un ouvrage qui a eu quelque succès par sa singularité, et dont les fausses, je dis les fausses et malignes applications pouvoient me nuire auprès des personnes moins équitables et moins éclairées que vous, a été toute la médiation que j'ai employée, et que vous avez reçue. Quel moyen de me repentir jamais d'avoir écrit?

FIN DU SECOND VOLUME.

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