Page images
PDF
EPUB

qu'ils ont avec les langues originaires dont ils sont sortis, si la raison d'ailleurs veut qu'on suive l'usage? Si nos ancêtres ont mieux écrit que nous, ou si nous l'emportons sur eux par le choix des mots, par le tour et l'expression, par la clarté et la brièveté du discours, c'est une question souvent agitée, toujours indécise: on ne la terminera point en comparant, comme l'on fait quelquefois, un froid écrivain de l'autre siècle aux plus célèbres de celui-ci, ou les vers de Laurent, payé pour ne plus écrire, à ceux de MAROT et de DESPORTES. Il faudroit, pour prononcer juste sur cette matière, opposer siècle à siècle, et excellent ouvrage à excellent ouvrage ; par exemple, les meilleurs rondeaux de BENSERADE ou de VOITURE à ces deux-ci qu'une tradition nous a conservés sans nous en marquer le temps ni l'auteur :

Bien à propos s'en vint Ogier en France
Pour le païs de mescréans monder :
Jà n'est besoin de conter sa vaillance,
Puisqu'ennemis n'osoient le regarder.

Or quand il eut tout mis en assurance,
De voyager il voulut s'enharder;
En Paradis trouva l'eau de Jouvance,
Dont il se sceut de vieillesse engarder
Bien à propos.

Puis

par cette eau son corps tout décrépite Transmué fut par manière subite En jeune gars, frais, gracieux, et droit.

Grand dommage est que cecy soit sornettes;
Filles connoy qui ne sont pas jeunettes,
A qui cette eau de Jouvance viendroit
Bien à propos.

De cettuy preux maints grands clercs ont escrit
Qu'oncques dangier n'estonna son courage :
Abusé fut le malin esprit,
par

Qu'il espousa sous féminin visage.

Si piteux cas à la fin descouvrit

Sans un seul brin de peur ny de dommage;
Dont grand renom par tout le monde acquit,
Si qu'on tenoit très honneste langage
De cettuy preux.

Bientost après fille de roi s'esprit

De son amour, qui voulentiers s'offrit
Au bon Richard en second mariage.

Donc s'il vaut mieux ou diable ou femme avoir,
Et qui des deux bruït plus en ménage;
Ceulx qui voudront, si le pourront sçavoir
De cettuy preux.

CHAPITRE XV.

DE LA CHAIRE.

1. Le discours chrétien est devenu un spectacle. Cette tristesse évangélique qui en est l'ame ne s'y remarque plus: elle est suppléée par les avantages de la mine, par les inflexions de la voix, par la régularité du geste, par le choix des mots, et par les longues énumérations. On n'écoute plus sérieusement la parole sainte : c'est une sorte d'amusement entre mille autres, c'est un jeu où il y a de l'émulation et des parieurs.

2. L'éloquence profane est transposée pour ainsi dire du barreau, où LE MAISTRE, PUCELLE2, ét

1 Antoine Le Maistre, célèbre avocat au Parlement, renonça au barreau à l'âge de vingt-neuf ans, se retira en 1637 à Port-Royal des Champs, où il mourut en 1658. — Voyez l'Histoire de Port-Royal, OEuvres de Racine, t. V, p. 333, édition du Prince Impérial.

2 Claude Pucelle, avocat de talent, né en 1618, mort en 1659.-Son fils, René Pucelle, né à Paris le 1er février 1655, où il est mort le 7 janvier 1745, s'est rendu célèbre par son zèle contre l'Histoire des Jésuites du P. Jouvency et contre la bulle Unigenitus.

LA BRUYÈRE. II.

17

FOURCROY1 l'ont fait régner, et où elle n'est plus d'usage, à la chaire, où elle ne doit pas être.

L'on fait assaut d'éloquence jusqu'au pied de l'autel et en la présence des mystères. Celui qui écoute s'établit juge de celui qui prêche, pour condamner ou pour applaudir, et n'est pas plus converti par le discours qu'il favorise que par celui auquel il est contraire. L'orateur plaît aux uns, déplaît aux autres, et convient avec tous en une chose, que, comme il ne cherche point à les rendre meilleurs, ils ne pensent pas aussi à le devenir.

Un apprentif est docile, il écoute son maître, il profite de ses leçons, et il devient maître. L'homme indocile critique le discours du prédicateur comme le livre du philosophe, et il ne devient ni chrétien ni raisonnable.

3. Jusqu'à ce qu'il revienne un homme qui, avec un style nourri des saintes Écritures, explique au peuple la parole divine uniment et familièrement, les orateurs et les déclamateurs seront suivis.

4. Les citations profanes, les froides allusions, le mauvais pathétique, les antithèses, les figures

[ocr errors]

1 Bonaventure Fourcroy, poëte et jurisconsulte, né à Clermont (Oise), vers 1610, mort le 25 juin 1691. Il fut l'ami de Molière, de Boileau, de Patru et du président de Lamoignon.

2 La Bruyère écrivait apprentif; c'était l'orthographe de ce mot au dix-septième siècle.

outrées ont fini : les portraits finiront, et feront place à une simple explication de l'Évangile, jointe aux mouvements qui inspirent la conversion.

5. Cet homme que je souhaitois impatiemment, et que je ne daignois pas espérer de notre siècle, est enfin venu. Les courtisans, à force de goût et de connoître les bienséances, lui ont applaudi : ils ont, chose incroyable! abandonné la chapelle du Roi, pour venir entendre avec le peuple la parole de Dieu annoncée par cet homme apostolique 1. La ville n'a pas été de l'avis de la cour : où il a prêché, les paroissiens ont déserté; jusqu'aux marguilliers ont disparu; les pasteurs ont tenu ferme, mais les ouailles se sont dispersées, et les orateurs voisins en ont grossi leur auditoire. Je devois le prévoir, et ne pas dire qu'un tel homme n'avoit qu'à se montrer pour être suivi, et qu'à parler pour être écouté : ne savois-je pas quelle est dans les hommes et en toutes choses la force indomptable de l'habitude? Depuis trente années on prête l'oreille aux rhéteurs, aux déclamateurs, aux énumérateurs : on court ceux qui peignent en grand ou en miniature. Il n'y a pas longtemps qu'ils avoient des chutes ou des transitions ingénieuses, quelquefois même si vives et si aiguës qu'elles pouvoient passer pour épigrammes : ils les ont adoucies, je l'avoue, et ce

1 Le P. Séraphin, capucin. (Note de La Bruyère.)

« PreviousContinue »