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porter de front ou de côté, ouverts ou fermés, et ceux-ci de tant ou de tant de grilles: on n'aime pas les minuties, on passe droit aux couronnes, cela est plus simple, on s'en croit digne, on se les adjuge. Il reste encore aux meilleurs bourgeois une certaine pudeur qui les empêche de se parer d'une couronne de marquis, trop satisfaits de la comtale : quelquesuns même ne vont pas la chercher fort loin, et la font passer de leur enseigne à leur carrosse.

6. Il suffit de n'être point né dans une ville, mais sous une chaumière répandue dans la campagne, ou sous une ruine qui trempe dans un marécage, et qu'on appelle château, pour être cru noble sur sa parole.

7. Un bon gentilhomme veut passer pour un petit seigneur, et il y parvient. Un grand seigneur affecte la principauté; et il use de tant de précautions qu'à force de beaux noms, de disputes sur le rang et les préséances, de nouvelles armes, et d'une généalogie que d'HOZIER' ne lui a pas faite, il devient enfin un petit prince.

I D'Hozier, nom d'une famille célèbre de généalogistes, - Le chef de cette famille, P. d'Hozier, né à Marseille en 1592, mort en 1660, a composé la Généalogie des principales familles de France, ouvrage immense en cent cinquante volumes in-folio, resté manuscrit et conservé à la Bibliothèque impériale.

8. Les grands en toutes choses se forment et se moulent sur de plus grands, qui de leur part, pour n'avoir rien de commun avec leurs inférieurs, renoncent volontiers à toutes les rubriques d'honneurs et de distinctions dont leur condition se trouve chargée, et préfèrent à cette servitude une vie plus libre et plus commode. Ceux qui suivent leur piste observent déja par émulation cette simplicité et cette modestie : tous ainsi se réduiront par hauteur à vivre naturellement et comme le peuple. Horrible inconvénient!

9. Certaines gens portent trois noms, de peur d'en manquer: ils en ont pour la campagne et pour la ville, pour les lieux de leur service ou de leur emploi. D'autres ont un seul nom dissyllabe qu'ils anoblissent par des particules, dès que leur fortune devient meilleure. Celui-ci, par la suppression d'une syllabe, fait de son nom obscur un nom illustre : celui-là, par le changement d'une lettre en une autre; se travestit, et de Syrus devient Cyrus. Plusieurs suppriment leurs noms, qu'ils pourroient conserver sans honte, pour en adopter de plus beaux où ils n'ont qu'à perdre par la comparaison que l'on fait toujours d'eux qui les portent avec les grands hommes qui les ont portés. Il s'en trouve enfin qui, nés à l'ombre des clochers de Paris, veulent être Flamands ou Italiens, comme si la roture n'étoit pas de tout pays, allongent leurs noms fran

çois d'une terminaison étrangère, et croient que venir de bon lieu c'est venir de loin.

10. Le besoin d'argent a réconcilié la noblesse avec la roture, et a fait évanouir la preuve des quatre quartiers.

11. A combien d'enfants seroit utile la loi qui décideroit que c'est le ventre qui anoblit! mais à combien d'autres seroit-elle contraire !

12. Il y a peu de familles dans le monde qui ne touchent aux plus grands princes par une extrémité, et par l'autre au simple peuple.

13. Il n'y a rien à perdre à être noble : franchises, immunités, exemptions, priviléges; que manque-t-il à ceux qui ont un titre? Croyez-vous que ce soit pour la noblesse que des solitaires1 se sont faits nobles? Ils ne sont pas si vains : c'est pour le profit qu'ils en reçoivent. Cela ne leur sied-il pas mieux que d'entrer dans les gabelles? je ne dis pas à chacun en particulier, leurs vœux s'y opposent, je dis même à la communauté.

14. Je le déclare nettement, afin que l'on s'y

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I Maison religieuse, secrétaire du Roi. (Note de La Bruyère.) Plusieurs maisons religieuses, pour jouir des priviléges et franchises attachés à la noblesse, avaient acheté des charges de secrétaire du Roi. Le couvent des Célestins en particulier, était pourvu d'un office de secrétaire du Roi, don de la munificence royale concédé, au quatorzième siècle, par lettres patentes de 1358 et de 1368.

prépare et que personne un jour n'en soit surpris: s'il arrive jamais que quelque grand me trouve digne de ses soins, si je fais enfin une belle fortune, il y a un Geoffroy de La Bruyère que toutes les chroniques rangent au nombre des plus grands seigneurs de France qui suivirent GODEFROY DE BOUILLON à la conquête de la Terre sainte

de qui je descends en ligne directe.

voilà alors

15. Si la noblesse est vertu, elle se perd par tout ce qui n'est pas vertueux ; et si elle n'est pas vertu, c'est peu de chose.

16. Il y a des choses qui, ramenées à leurs principes et à leur première institution, sont étonnantes et incompréhensibles. Qui peut concevoir en effet que certains abbés à qui il ne manque rien de l'ajustement, de la mollesse et de la vanité des sexes et des conditions, qui entrent auprès des femmes en concurrence avec le marquis et le financier, el qui l'emportent sur tous les deux, qu'eux-mêmes soient originairement, et dans l'étymologie de leur nom, les pères et les chefs de saints moines et d'humbles solitaires, et qu'ils en devroient être l'exemple? Quelle force, quel empire, quelle tyrannie de l'usage! Et sans parler de plus grands désordres, ne doit-on pas craindre de voir un jour un simple abbé en velours gris et à ramages comme une éminence, ou avec des mouches et du rouge comme une femme?

17. Que les saletés des Dieux, la Vénus, le Ganymède, et les autres nudités du Carrache aient été faites pour des princes de l'Église, et qui se disent successeurs des Apôtres, le palais Farnèse en est la preuve.

18. Les belles choses le sont moins hors de leur place les bienséances mettent la perfection, et la raison met les bienséances. Ainsi l'on n'entend point une gigue à la chapelle, ni dans un sermon des tons de théâtre; l'on ne voit point d'images profanes1 dans les temples, un Christ, par exemple, et le Jugement de Paris dans le même sanctuaire, ni à des personnes consacrées à l'Église le train et l'équipage d'un cavalier.

19. Déclarerai-je donc ce que je pense de ce qu'on appelle dans le monde un beau salut, la décoration souvent profane, les places retenues et payées, des livres distribués comme au théâtre, les entrevues et les rendez-vous fréquents, le murmure et les causeries étourdissantes, quelqu'un monté sur une tribune qui y parle familièrement, sèchement, et sans autre zèle que de rassembler le peuple, l'amuser, jusques à ce qu'un orchestre, le dirai-je? et des voix qui concertent depuis longtemps se fassent en

Tapisseries. (Note de La Bruyère).

2 Le motet, traduit en vers francois par L. L***. (Note de La Bruyère.)

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