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sont précisément ceux de qui les autres ont besoin, de qui ils dépendent. Ils ne sont jamais que sur un pied; mobiles comme le mercure, ils pirouettent, ils gesticulent, ils crient, ils s'agitent; semblables à ces figures de carton1 qui servent de montre à une fête publique, ils jettent feu et flamme, tonnent et foudroient on n'en approche pas, jusqu'à ce que, venant à s'éteindre, ils tombent, et par leur chute deviennent traitables, mais inutiles.

33. Le suisse, le valet de chambre, l'homme de livrée, s'ils n'ont plus d'esprit que ne porte leur condition, ne jugent plus d'eux-mêmes par leur première bassesse, mais par l'élévation et la fortune des gens qu'ils servent, et mettent tous ceux qui entrent par leur porte et montent leur escalier indifféremment au-dessous d'eux et de leurs maîtres : tant il est vrai qu'on est destiné à souffrir des grands et de ce qui leur appartient!

34. Un homme en place doit aimer son prince, sa femme, ses enfants, et après eux les gens d'esprit i les doit adopter; il doit s'en fournir, et n'en jamais manquer. Il ne sauroit payer, je ne dis pas de trop de pensions et de bienfaits, mais de trop de familiarité et de caresses, les secours et les services qu'il en tire, même sans le savoir. Quels petits bruits ne dissipent-ils pas? quelles histoires

Des pièces d'artifice.

ne réduisent-ils pas à la fable et à la fiction? Ne savent-ils pas justifier les mauvais succès par les bonnes intentions, prouver la bonté d'un dessein et la justesse des mesures par le bonheur des événements, s'élever contre la malignité et l'envie pour accorder à de bonnes entreprises de meilleurs motifs, donner des explications favorables à des apparences qui étoient mauvaises, détourner les petits défauts, ne montrer que les vertus, et les mettre dans leur jour, semer en mille occasions des faits et des détails qui soient avantageux, et tourner le ris et la moquerie contre ceux qui oseroient en douter, ou avancer des faits contraires1? Je sais que les grands ont pour maxime de laisser parler et de continuer d'agir; mais je sais aussi qu'il leur arrive en plusieurs rencontres que laisser dire les empêche de faire.

I Pascal était en accord de pensée avec La Bruyère quand il écrivait : « Un ami est une chose si avantageuse, même pour les plus grands seigneurs, afin qu'il dise du bien d'eux et qu'il les soutienne en leur absence même, qu'ils doivent tout faire pour en avoir. Mais qu'ils choisissent bien; car s'ils font tous leurs efforts pour des sots, cela leur sera inutile, quelque bien qu'ils disent d'eux; et même ils n'en diront pas du bien s'ils se trouvent les plus foibles, car ils n'ont pas d'autorité; et ainsi ils en médiront par compagnie." (PASCAL, Pensées détachées, 1re partie, art. IX, pensée LVIII, t. 1er, p. 197, édition des Classiques français, in-32, publiée en 1823. Paris, Lefèvre et Brière.)

35. Sentir le mérite, et, quand il est une fois connu, le bien traiter, deux grandes démarches à faire tout de suite, et dont la plupart des grands sont fort incapables.

36. Tu es grand, tu es puissant; ce n'est pas assez fais que je t'estime, afin que je sois triste d'être déchu de tes bonnes graces, ou de n'avoir pu les acquérir.

37. Vous dites d'un grand ou d'un homme en place qu'il est prévenant, officieux, qu'il aime à faire plaisir et vous le confirmez par un long détail de ce qu'il a fait en une affaire où il a su que vous prenicz intérêt. Je vous entends: on va pour vous au-devant de la sollicitation, vous avez du crédit, vous êtes connu du ministre, vous êtes bien avec les puissances : desiriez-vous que je susse autre chose?

Quelqu'un vous dit: Je me plains d'un tel; il est fier depuis son élévation, il me dédaigne, il ne me connoît plus. - Je n'ai pas, pour moi, lui répondezvous, sujet de m'en plaindre : au contraire, je m'en loue fort; et il me semble même qu'il est assez civil. Je crois encore vous entendre: vous voulez qu'on sache qu'un homme en place a de l'attention pour vous, et qu'il vous démêle dans l'antichambre entre mille honnêtes gens de qui il détourne ses yeux, de peur de tomber dans l'inconvénient de leur rendre le salut ou de leur sourire.

LA BRUYÈRE. II.

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«Se louer de quelqu'un, se louer d'un grand » phrase délicate dans son origine, et qui signifie sans doute se louer soi-même en disant d'un grand tout le bien qu'il nous a fait, ou qu'il n'a pas songé à nous faire.

On loue les grands pour marquer qu'on les voit de près, rarement par estime ou par gratitude. On ne connoît pas souvent ceux que l'on loue; la vanité ou la légèreté l'emportent quelquefois sur le ressentiment on est mal content d'eux, et on les loue.

38. S'il est périlleux de tremper dans une affaire suspecte, il l'est encore davantage de s'y trouver complice d'un grand : il s'en tire, et vous laisse payer doublement, pour lui et pour vous.

39. Le prince n'a point assez de toute sa fortune pour payer une basse complaisance, si l'on en juge par tout ce que celui qu'il veut récompenser y a mis du sien; et il n'a pas trop de toute sa puissance pour le punir, s'il mesure sa vengeance au tort qu'il en a reçu.

40. La noblesse expose sa vie pour le salut de l'État et pour la gloire du souverain; le magistrat décharge le prince d'une partie du soin de juger les peuples voilà de part et d'autre des fonctions bien sublimes et d'une merveilleuse utilité; les hommes ne sont guère capables de plus grandes choses, et je ne sais d'où la robe et l'épée ont puisé de quoi se mépriser réciproquement.

41. S'il est vrai qu'un grand donne plus à la fortune lorsqu'il hasarde une vie destinée à couler dans les ris, le plaisir et l'abondance, qu'un particulier qui ne risque que des jours qui sont misérables, il faut avouer qu'il a un tout autre dédommagement, qui est la gloire et la haute réputation. Le soldat ne sent pas qu'il soit connu; il meurt obscur et dans la foule il vivoit de même à la vérité, mais il vivoit ; et c'est l'une des sources du défaut de courage dans les conditions basses et serviles. Ceux au contraire que la naissance démêle d'avec le peuple et expose aux yeux des hommes, à leur censure et à leurs éloges, sont même capables de sortir par effort de leur tempérament, s'il ne les portoit pas à la vertu; et cette disposition de cœur et d'esprit, qui passe des aïculs par les pères dans leurs descendants, est cette bravoure si familière aux personnes nobles, et peutêtre la noblesse même.

Jetez-moi dans les troupes comme un simple soldat, je suis Thersite; mettez-moi à la tête d'une armée dont j'aie à répondre à toute l'Europe, je suis

ACHILLE.

42. Les princes, sans autre science ni autre règle, ont un goût de comparaison : ils sont nés et élevés au milieu et comme dans le centre des meilleures choses, à quoi ils rapportent ce qu'ils lisent, ce qu'ils voient, et ce qu'ils entendent. Tout ce qui s'éloigne

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