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7. Il est étonnant qu'avec tout l'orgueil dont nous sommes gonflés, et la haute opinion que nous avons de nous-mêmes et de la bonté de notre jugement, nous négligions de nous en servir pour prononcer sur le mérite des autres. La vogue, la faveur populaire, celle du prince, nous entraînent comme un torrent. Nous louons ce qui est loué, bien plus que ce qui est louable.

8. Je ne sais s'il y a rien au monde qui coûte davantage à approuver et à louer, que ce qui est plus digne d'approbation et de louange, et si la vertu, le mérite, la beauté, les bonnes actions, les beaux ouvrages, ont un effet plus naturel et plus sûr que l'envie, la jalousie et l'antipathie. Ce n'est pas d'un saint dont un dévot1 sait dire du bien, mais d'un autre dévot. Si une belle femme approuve la beauté d'une autre femme, on peut conclure qu'elle a mieux que ce qu'elle approuve. Si un poëte loue les vers d'un autre poëte, il y a à parier qu'ils sont mauvais et sans conséquence.

9. Les hommes ne se goûtent qu'à peine les uns les autres, n'ont qu'une foible pente à s'approuver réciproquement action, conduite, pensée, expression, rien ne plaît, rien ne contente. Ils substituent à la place de ce qu'on leur récite, de ce qu'on leur dit ou de ce qu'on leur lit, ce qu'ils auroient fait

1 Faux dévot. (Note de La Bruyère.)

eux-mêmes en pareille conjoncture, ce qu'ils penseroient ou ce qu'ils écriroient sur un tel sujet, et ils sont si pleins de leurs idées, qu'il n'y a plus de place pour celles d'autrui.

10. Le commun des hommes est si enclin au dérèglement et à la bagatelle, et le monde est si plein d'exemples ou pernicieux ou ridicules, que je croirois assez que l'esprit de singularité, s'il pouvoit avoir ses bornes et ne pas aller trop loin, approcheroit fort de la droite raison et d'une conduite régulière.

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11. « Il faut faire comme les autres » : maxime suspecte, qui signifie presque toujours : « Il faut mal faire », dès qu'on l'étend au delà de ces choses purement extérieures qui n'ont point de suite, qui dépendent de l'usage, de la mode, ou des bienséances.

12. Si les hommes sont hommes plutôt qu'ours et panthères, s'ils sont équitables, s'ils se font justice à eux-mêmes, et qu'ils la rendent aux autres, que deviennent les lois, leur texte, et le prodigieux accablement de leurs commentaires? que devient le pétitoire et le possessoire, et tout ce qu'on appelle jurisprudence? Où se réduisent même ceux qui doivent tout leur relief et toute leur enflure à l'autorité où ils sont établis de faire valoir ces mêmes lois? Si ces mêmes hommes ont de la droiture e de la sincérité, s'ils sont guéris de la préventi on où sont évanouies les disputes de l'école, la scolastique et les controverses? S'ils sont tempérants

chastes et modérés, que leur sert le mystérieux jargon de la médecine, et qui est une mine d'or pour ceux qui s'avisent de le parler? Légistes, docteurs, médecins, quelle chute pour vous, si nous pouvions tous nous donner le mot de devenir sages!

De combien de grands hommes dans les différents exercices de la paix et de la guerre auroit-on dû se passer! A quel point de perfection et de raffinement n'a-t-on pas porté de certains arts ct de certaines sciences qui ne devoient point être nécessaires, et qui sont dans le monde comme des remèdes à tous les maux dont notre malice est l'unique source!

Que de choses depuis VARRON1, que Varron a ignorées! Ne nous suffiroit-il pas même de n'être savants que comme PLATON ou comme SOCRATE?

13. Tel, à un sermon, à une musique, ou dans une galerie de peintures, a entendu à sa droite et à sa gauche, sur une chose précisément la même, des sentiments précisément opposés. Cela me feroit dire volontiers que l'on peut hasarder dans tout genre d'ouvrages d'y mettre le bon et le mauvais : le bon

Marcus Terentius Varron, polygraphe romain, né à Réate, en Sabine, vers 114, mort l'an 26 avant J. C. Ses nombreux traités d'archéologie, de linguistique, de philosophie et d'agriculture lui ont mérité le titre du plus savant des Romains.

plaît aux uns, et le mauvais aux autres. L'on ne risque guère davantage d'y mettre le pire : il a ses partisans.

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14. Le phénix de la poésie chantante1 renaît de ses cendres; il a vu mourir et revivre sa réputation en un même jour. Ce juge même si infaillible et s ferme dans ses jugements, le public, a varié sur son sujet; ou il se trompe, ou il s'est trompé. Celui qui prononceroit aujourd'hui que Q*** en un certain genre est mauvais poëte, parleroit presque aussi mal que s'il eût dit, il y a quelque temps: Il est bon poëte. 15. C. P.2 étoit fort riche, et C. N.3 ne l'étoit pas la Pucelle et Rodogune méritoient chacune une autre aventure. Ainsi l'on a toujours demandé pourquoi, dans telle ou telle profession, celui-ci avoit fait sa fortune, et cet autre l'avoit manquée ; et en cela les hommes cherchent la raison de leurs propres caprices, qui dans les conjonctures pressantes de leurs affaires, de leurs plaisirs, de leur santé et de leur vie, leur font souvent laisser les meilleures et prendre les pires.

16. La condition des comédiens étoit infâme chez les Romains, et honorable chez les Grecs : qu'estelle chez nous? On pense d'eux comme les Romains, on vit avec eux comme les Grecs.

1 Quinault.
2 Chapelain.
3 Corneille.

17. Il suffisoit à Bathylle d'être pantomime pour être couru des dames romaines; à Rhoé de danser au théâtre; à Roscie et à Nérine de représenter dans les chœurs, pour s'attirer une foule d'amants. La vanité et l'audace, suites d'une trop grande puissance, avoient ôté aux Romains le goût du secret et du mystère; ils se plaisoient à faire du théâtre public celui de leurs amours : ils n'étoient point jaloux de l'amphithéâtre, et partageoient avec la multitude les charmes de leurs maîtresses. Leur goût n'alloit qu'à laisser voir qu'ils aimoient, non pas une belle personne ou une excellente comédienne, mais une comédienne.

18. Rien ne découvre mieux dans quelle disposition sont les hommes à l'égard des sciences et des belles-lettres, et de quelle utilité ils les croient dans la République, que le prix qu'ils y ont mis, et l'idée qu'ils se forment de ceux qui ont pris le parti de les cultiver. Il n'y a point d'art si mécanique ni de si vile condition où les avantages ne soient plus sûrs, plus prompts et plus solides. Le comédien couché dans son carrosse jette de la boue au visage de CORNEILLE, qui est à pied. Chez plusieurs, savant et pédant sont synonymes.

Souvent où le riche parle, et parle de doctrine, c'est aux doctes à se taire, à écouter, à applaudir, s'ils veulent du moins ne passer que pour doctes.

19. Il y a une sorte de hardiesse à soutenir de

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