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gens

peine des penfées des Enfans. On devroit fur tout s'attendre à reconnoître CHAP. I. diftinctement ces fortes de Principes dans les Imbecilles: car ces Principes étant gravez immédiatement dans l'Ame, fi l'on en croit les Partifans des Idées innées, ils ne dépendent point de la conftitution du Corps ou de la differente difpofition de fes organes, en quoi confifte, de leur propre aveu, toute la difference qu'il y a entre ces pauvres Imbecilles, & les autres hommes. On croiroit, dis-je, à raisonner fur ce Principe, que tous ces rayons de lumiére, tracez naturellement dans l'Ame, (fuppofé qu'il y en cût de tels) devroient paroître avec tout leur éclat dans ces perfonnes qui n'employent aucun déguisement ni aucun artifice pour cacher leurs penfées; de forte qu'on devroit découvrir plus aifément en eux ces premiers rayons, qu'on ne s'apperçoit du penchant qu'ils ont au plaifir, & de l'averfion qu'ils ont pour la douleur. Mais il s'en faut bien que cela foit ainfi car je vous prie, quelles Maximes générales, quels Principes univerfels découvre-ton dans l'Efprit des Enfans, des Imbecilles, des Sauvages, & des groffiers & fans Lettres? On n'en voit aucune trace. Leurs idées font en petit nombre, & fort bornées, & c'eft uniquement à l'occafion des Objets qui leur font le plus connus & qui font de plus fréquentes & de plus fortes impreffions fur leurs fens, que ces idées leur viennent dans l'Efprit. Un Enfant connoît fa Nourrice & fon Berceau, & infenfiblement il vient à connoître les différentes chofes qui fervent à fes jeux, à mesure qu'il avance en âge. De même un jeune Sauvage a peut-être la tête remplie d'idées d'Amour & de Chaffe, felon que ces chofes font en ufage parmi fes femblables. Mais fi l'on s'attend à voir dans l'Efprit d'un jeune Enfant fans inftruction, ou d'un groffier habitant des Bois, ces Maximes abftraites & ces prémiers Principes des Sciences, on fera fort trompé, à mon avis. On ne parle guere de ces fortes de Propofitions générales dans les Cabanes des Indiens; & elles entrent encore moins dans l'Efprit des Enfans, & dans l'Ame de ces pauvres Innocens en qui il ne paroît aucune étincelle d'efprit. Mais où elles font connues ces Maximes, c'eft dans les Ecoles & dans les Academies où l'on fait profeffion de science, & où l'on eft accoûtumé à une efpéce de favoir & à des entretiens qui confiftent dans des difputes fur des matiéres abftraites. C'eft, dis-je, dans ces lieux-là qu'on connoît ces Propofitions, parce qu'on peut s'en fervir à argumenter dans les formes, & à reduire au filence ceux contre qui l'on difpute, quoi que dans le fond elles ne contribuent pas beaucoup à decouvrir la Verité, ou à faire faire des progrès dans la connoiffance des chofes. Mais j'aurai occafion de montrer *ail-* Voy Liv. leurs plus au long, combien ces fortes de Maximes fervent peu à faire con- IV. ch. 7.

noître la Verité.

§. 28. Au refte, je ne fai quel jugement porteront de mes raifons ceux qui font exercez dans l'art de démontrer une Verité. Je ne fai, dis-je, fi elles leur paroîtront abfurdes. Apparemment, ceux qui les entendront pour la prémiére fois auront d'abord de la peine à s'y rendre. C'eft pourquoi je les prie de fufpendre un peu leur jugement, & de ne pas me condamner avant que d'avoir ouï ce que j'ai à dire dans la fuite de ce Difcours. Comme je n'ai d'autre vûë que trouver la

Veri

CHAP. I.

Verité, je ne ferai nullement fâché d'être convaincu d'avoir fait trop de fond fur mes propres raifonnemens: Inconvenient, dans lequel je reconnois que nous pouvons tous tomber, lors que nous nous échauffons la tête à force de penfer à quelque fujet avec trop d'aplication.

Quoi qu'il en foit, je ne faurois voir, jufqu'ici, fur quel fondement on pourroit faire paffer pour des Maximes innées ces deux célèbres Axiomes fpéculatifs, Tout ce qui eft, eft; &, Il eft impoffible qu'une chofe foit & ne foit pas en même temps: puis qu'ils ne font pas univerfellement reçus ; & que le confentement général qu'on leur donne, n'eft en rien différent de celui qu'on donne à plufieurs autres Propofitions qu'on convient n'être point innées; & enfin puis que ce confentement eft produit par une autre voye, & nullement par une impreffion naturelle, comme j'efpere de le faire voir dans le fecond Livre. Or fi ces deux célèbres Principes fpéculatifs ne font point innez, je fuppofe, fans qu'il foit néceffaire de le prouver, qu'il n'y a point d'autre Maxime de pure fpéculation qu'on ait droit de faire paffer pour

innée.

CHAP. II.

Il n'y a point de
Principe de

§. I.

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CHAPITRE II.

Qu'il n'y a point de Principes de pratique qui
foient innex.

I les Maximes fpéculatives, dont nous avons parlé dans le Chapitre précedent, ne font pas reçues de tout le monde, par un conMorale fi clair fentement actuel, comme nous venons de le prouver; il eft beaucoup plus ni fi générale- évident à l'égard des Principes de pratique, Qu'il s'en faut bien qu'ils ment reçu que foient reçus d'un confentement univerfel. Et je croi qu'il feroit bien difficile spéculatives de produire une Régle de Morale, qui foit de nature à être reçuë d'un condont on vient de fentement auffi général & auffi prompt que cette Maxime, Ce qui eft, eft;

les Maximes

parler.

ou qui puiffe paffer pour une verité aufli manifefte que ce Principe, 11 eft
impoffible qu'une chofe foit & ne foit pas en même temps. D'où il paroît
clairement que le privilege d'être inné convient beaucoup moins aux Prin-
cipes de pratique qu'à ceux de fpéculation, & qu'on eft plus en droit de
douter que ceux-là foient imprimez naturellement dans l'Ame que ceux-ci.
Ce n'eft pas que ce doute contribuë en aucune maniére à mettre en question
la verité de ces différens Principes. Ils font également veritables, quoi qu'ils ne
foient pas également evidens.Les Maximes fpéculatives que je viens d'alleguer,
font évidentes par elles-mêmes: mais à l'égard des Principes de Morale, ce
n'eft que par des raifonnemens, par des difcours, & par quelque application
d'efprit qu'on peut s'affûrer de leur verité. Ils ne paroiffent point comme autant
de caractéres gravez naturellement dans l'Ame; car s'ils y étoient effectivement
empreints de cette maniére, il faudroit néceffairement que ces caractéres fe ren-
diffent vifibles par eux-mêmes, & que chaque homme les pût reconnoître cer-
tainement Par les propres
lumiéres Mais en refufant aux Principes de Morale
la prérogative d'être innez, qui ne leur appartient point, on n'affoiblit en aucu-

ne

ne maniére leur verité ni leur certitude, comme on ne diminuë en rien CHAP. II, la verité & la certitude de cette Propofition, Les trois Angles d'un Triangle font égaux à deux droits, lors qu'on dit qu'elle n'eft pas fi évidente que cette autre Propofition, Le tout eft plus grand que fa partie, & qu'elle n'eft pas fi propre à être reçue dès qu'on l'entend pour la prémiere fois. Il fuffit, que ces Régles de Morale font capables d'être démontrées, de forte que c'est notre faute, fi nous ne venons pas à nous affûrer certainement de leur verité. Mais de ce que plufieurs perfonnes ignorent abfolument ces Régles, & que d'autres les reçoivent d'un confentement foible & chancelant, il paroît clairement qu'elles ne font rien moins qu'innées, & qu'il s'en faut bien qu'elles fe préfentent d'elles-mêmes à leur vûë, fans qu'ils fe mettent en peine de les chercher.

§. 2. Pour favoir s'il y a quelque Principe de Morale dont tous les Tous les homhommes conviennent, j'en appelle à ceux qui ont quelque connoiffance mes ne regarde l'Histoire du Genre Humain, & qui ont, pour ainfi dire, perdu de delité & la Jufdent pas la Fivûë le clocher de leur Village, pour aller voir ce qui fe paffe hors tice comme de chez eux. Car où eft cette verité de pratique qui foit universelle- des Principes. ment reçuë fans aucune difficulté, comme elle doit l'être, fi elle est innée? La Juftice & l'obfervation des contrats eft le point fur lequel la plupart des hommes femblent s'accorder entr'eux. C'est un Principe qui eft reçu, à ce qu'on croit, dans les Cavernes même des Brigans & parmi les Sociétez des plus grands fcélerats; de forte que ceux qui détruifent le plus l'humanité, font fidéles les uns aux autres & obfervent entr'eux les régles de la Juftice. Je conviens que les Bandits en ufent ainfi les uns à l'égard des autres, mais c'eft fans confiderer ces Régles de juftice qu'ils gardent entr'eux, comme des Principes innez & comme des Loix que la Nature ait gravées dans leur Ame. Ils les obfervent feulement comme des régles de convenance dont la pratique eft abfolument néceffaire pour conferver leur Société: car il eft impoffible de concevoir qu'un homme regarde la Justice comme un Principe de pratique, fi dans le même temps qu'il en obferve les régles avec fes Compagnons voleurs de grand chemin, il dépouille ou tuë le prémier homme qu'il rencontre. La Juftice & la Verité font les liens communs de toute Société, c'eft pourquoi les Bandits & les Voleurs qui ont rompu avec tout le refte des hommes, font obligez d'avoir de la fidelité & de garder quelques régles de juftice entr'eux, fans quoi ils ne pourroient pas vivre ensemble. Mais qui oferoit conclurre de a, que ces gens, qui ne vivent que de fraude & de rapine, ont des Principes de Verité & de Juftice, gravez naturellement dans l'Ame, auxquels ils donnent leur confentement?

mentent par

3. On dira peut-être, Que la conduite des Brigans eft contraire à leurs On objecte, que lumiéres, & qu'ils approuvent tacitement dans leur Ame ce qu'ils démentent par les hommes déleurs actions. Je répons prémiérement, que j'avois toûjours crû qu'on ne leurs actions ce pouvoit mieux connoître les penfées des hommes que par leurs actions. qu'ils croyens Mais enfin puis qu'il eft évident par la pratique de la plupart des hommes dans leur ame. la profeffion ouverte de quelques-uns d'entr'eux, qu'ils ont mis en Réponse à cette

&

par

D

queftion,

Objection.

CHAP. II. queftion, ou même nié la verité de ces Principes, il eft impoffible de foûr tenir qu'ils foient reçus d'un confentement univerfel, fans quoi l'on ne fauroit conclurre qu'ils foient innez; & d'ailleurs il n'y a que des hommes faits qui donnent leur confentement à ces fortes de Principes. En fecond lieu, c'cit une cho e bien étrange & tout-à-fait contraire à la Raifon, de fuppofer que des Principes de pratique, qui fe terminent en fimple fpéculation, foient innez. Si la Nature a pris la peine de graver dans notre Ame des Principes de pratique, c'eft fans doute afin qu'ils foient mis en œuvre; & par conéquent ils doivent produire des actions qui leur foient conformes; & non pas un fimple conlentement qui les faffe recevoir comme veritables. Autrement, c'elt en vain qu'on les diftingue des Maximes de pure fpéculation. J'avoue que la Nature a mis, dans tous les hommes, l'envie d'ê, tre heureux, & une forte averfion pour la mifére. Ce font là des Principes de pratique, veritablement innez, & qui, felon la deftination de tout Principe de pratique, ont une influence continuelle fur toutes nos actions. On peut, d'ailleurs, les remarquer dans toutes fortes de perfonnes, de quelque âge qu'elles foient, en qui ils paroiffent conftamment & fans difcontinuation: mais ce font-là des inclinations de notre Ame vers le bien & non pas des impreffions de quelque verité, qui foit gravée dans notre Entendement. Je conviens qu'il y a dans l'Ame des Hommes certains penchans qui y font imprimez naturellement, & qu'en conféquence des prémiéres impreffions que les hommes reçoivent par le moyen des Sens, il fe trouve certaines chofes qui leur plaifent, & d'autres qui leur font désagréables, certaines chofes, pour lesquelles ils ont du penchant, & d'autres, dont ils s'éloignent & qu'ils ont en averfion. Mais cela ne fert de rien pour prouver qu'il y a dans l'Ame des caractéres innez qui doivent être les Principes de connoiffance qui réglent actuellement notre conduite. Bien loin qu'on puifle établir par-là l'existence de ces fortes de caractéres, on peut en inferer au contraire, qu'il n'y en a point du tout: car s'il y avoit dans notre Ame certains caractéres qui y fufflent gravez naturellement, comme autant de Principes de connoiffance, nous ne pourrions que les appercevoir agiffant en nous, comme nous fentons l'influence que ces autres impreffions naturelles ont actuellement fur notre volonté & fur nos defirs, je veux dire l'envie d'être heureux, & la crainte d'être miserable: Deux Principes qui agiffent conftamment en nous, qui font les refforts & les motifs inféparables de toutes nos actions, auxquelles nous fentons qu'ils nous pouffent & nous déterminent inceffamment.

Les Régles de

foin d'êt e

prouvées, donc elles ne font point innées.

§. 4. Une autre raifon qui me fait douter s'il y a aucun Principe de praMorale ont be- tique inné, c'eft qu'on ne fauroit propofer, à ce que je croi, aucune Régle de Morale dont on ne puiffe demander la raison avec juftice. Ce qui feroit tout-àfait ridicule & abfurde, s'il y en avoit quelques-unes qui fuffent innées, ou même évidentes par elles-mêmes; car tout Principe inné doit être fi évident par lui-même, qu'on n'ait befoin d'aucune preuve pour en voir la verité, ni d'aucune raifon pour le recevoir avec un entier confentement. En effet, on croiroit deftituez de fens commun ceux qui demanderoient, ou qui effayeroient de rendre raison, pourquoi il eft impoffible qu'une chofe foit

&

ce,

&ne foit pas en même temps. Cette Propofition porte avec elle fon éviden- CHA P. II. & n'a nul befoin de preuve, de forte que, celui qui entend les termes qui fervent à l'exprimer, la reçoit tout auffi-tôt en vertu de la lumière qu'elle a par elle-même, ou rien ne fera jamais capable de la lui faire recevoir. Mais fi l'on propofoit cette Régle de Morale, qui eft la fource & le fondement inébranlable de toutes les vertus qui regardent la Société, Ne faites à autrui que ce que vous voudriez qui vous fut fait à vous-même; fi, dis-je, on propofoit cette Régle à une perfonne qui n'en auroit jamais ouï parler auparavant, mais qui feroit pourtant capable d'en comprendre le fens, ne pourroit-elle pas, fans abfurdité, en demander la raifon? Et celui qui la propoferoit, ne feroit-il pas obligé d'en faire voir la verité? Il s'enfuit clairement de là, que cette Loi n'eft pas née avec nous, puifque, fi cela étoit, elle n'auroit aucun befoin d'être prouvée, & ne pourroit être mife dans un plus and jour, mais devroit être reçue comme une verité inconteftable qu'on ne fauoit revoquer en doute, dès lors, au moins, qu'on l'entendroit prononcer & qu'on en comprendroit le fens. D'où il paroît évidemment que la verité des Régles de Morale dépend de quelque autre verité anterieure, d'où elles doivent être déduites par voye de raifonnement; ce qui ne pourroit être fi ces Régles étoient innées, ou même évidentes par elles-mêmes. §. 5. L'observation des Contrats & des Traitez eft fans contredit un des Exemple tiré plus grands & des plus inconteftables Devoirs de la Morale. Mais fi vous des raifons demandez à un Chrétien qui croit des recompenfes & des peines après cette pourquoi il vie, Pourquoi un homme doit tenir fa parole, il en rendra cette raifon, c'eft Contracts. que Dieu qui eft l'arbitre du bonheur & du malheur éternel, nous le commande. Un Difciple d'Hobbes à qui vous ferez la même demande, vous

g

dira

que le Public le veut ainfi, & que le Leviathan vous punira, fi vous faites le contraire. Enfin, un Philofophe Payen auroit répondu à cette Queftion, que de violer fa promeffe, c'étoit faire une chofe deshonnête, indigne de l'excellence de l'homme & contraire à la Vertu, qui éleve la Nature humaine au plus haut point de perfection, où elle foit capable de parvenir.

faut obferver les

La Vertu eft

§. 6. C'eft de ces différens Principes que découle naturellement cette grande diverfité d'Opinions qui fe rencontre parmi les hommes à l'égard des généralement Régles de Morale, felon les différentes efpeces de bonheur qu'ils ont en vûë, approuvée non ou dont ils fe propofent l'acquifition: diverfité qui leur feroit abfolument in pas à caufe qu'elle eft innée, connue, s'il y avoit des Principes de pratique qui fuflent innez & gravez mais parce immediatement dans leur ame par le doigt de Dieu. Je conviens que qu'elle eft utile. l'existence de Dieu paroît par tant d'endroits, & que l'obeiffance que nous devons à cet Etre fuprême, eft fi conforme aux lumiéres de la Raifon, qu'une grande partie du Genre Humain rend témoignage à la Loi de la Nature fur cet important article. Mais d'autre part, on doit reconnoitre, à mon avis, que tous les hommes peuvent s'accorder à recevoir plufieurs Régles de Morale, d'un confentement univerfel, fans connoître ou recevoir le veritable fondement de la Morale, lequel ne peut être autre chose que la volonté ou la Loi de Dieu, qui voyant toutes les actions des hommes, & pénétrant leurs plus fecretes penfées, tient, pour ainfi dire, entre fes mains

D 2

les

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