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succès douteux; le savant chimiste n'en fut point arrêté, et, le 5 décembre, après avoir fait des essais et des analyses sur l'encre dont la tache était faite, il appliqua un acide préparé exprès à la partie endommagée du manuscrit. Cette affreuse tache est précisément au dos de la feuille 23 du manuscrit, précisément à l'endroit où se trouve le supplément. Elle est de forme irrégulière en partant du haut de la page, et s'étend en ligne courbe jusqu'à son extrémité dont elle ne laisse intactes que trois lignes vers la partie inférieure. Outre cette première et très grande tache presque centrale, on en voit de plus petites qui sont comme une continuation de la tache principale, lesquelles éparses çà et là sur la surface de la page ont entièrement détruit l'ancienne écriture. On peut calculer que ces taches couvrent en divers endroits au moins le quart de la page entière, ensorte que le manuscrit étant en lignes très serrées et d'une écriture très fine, il y a un grand nombre de vers effacés et des lacunes qui interrompent entièrement le sens de l'auteur. Il faut remarquer que, parmi ces petites taches, on en rencontre une en tête de la page et du côté de la marge extérieure, qui est la plus considérable de toutes et qui a une forme particulière et bien différente des autres. Cette tache annonce tant par sa forme ronde que par d'autres signes particuliers qu'elle n'a pas été faite de la même manière que les autres. Elle semble avoir entièrement le caractère d'une tache primitive, formée, non par le contact accidentel d'un papier taché, mais

bien plutôt par une plume ou tout autre instrument fortement trempé d'encre, agité et secoué sur la page pour en faire tomber une énorme goutte de cette liqueur pernicieuse. On remarque, en outre, que, dans cette même place, où commence le supplément de la lacune, on a entièrement, soit avec l'ongle, soit avec un grattoir, effacé la troisième partie d'un vers, et l'on voit la même chose pratiquée au vers dix-neuvième et ailleurs, en sorte que par ce moyen on a fait disparaître plusieurs mots qui auparavant étaient intacts.

Tel était l'état de la tache et de la page avant qu'on la soumît au procédé chimique ; j'ai voulu vous en donner une idée afin que vous puissiez savoir le mieux possible comment a été endommagé un manuscrit si fameux et respecté par tant de siècles.

Je continue maintenant le récit des opérations chimiques. D'abord, les premières tentatives du célébre professeur firent concevoir les plus belles espérances de succès, lorsqu'on vit que l'acide préparé par lui attaquait l'encre nouvelle, lui ôtait sa couleur noire et laissait encore paraitre l'ancienne écriture qui était restée intacte dans le reste de la page. On espérait en conséquence venir à bout d'enlever entièrement ce voile épais, et de découvrir les traces de la première écriture; mais après vingt essais répétés durant un pareil nombre de jours, dans le cabinet de M. le conservateur, en sa présence, et devant un grand nombre de savants qui faisaient des vœux pour le salut de l'infortuné Longus, on n'obtint rien autre.

chose que d'anéantir la couleur noire de l'encre moderne; tandis que la partie jaunâtre résultant de l'oxide de fer dont elle était naturellement et même excessivement chargée, ne put point être enlevée. L'ancienne écriture ne s'étant pareillement conservée que par la propriété de l'oxide de fer, il s'ensuit qu'elle demeure, malgré tous les efforts, confondue et comme absorbée par la plus nouvelle, sans aucun espoir de réparation. Voilà le récit exact et sincère de ce qui est arrivé à ce malheureux manuscrit. Vous en serez affligé comme moi en pensant qu'un seul instant a pu détruire ce que cinq siècles avaient conservé intact. Cet exemple prouve que nous sommes injustes quand nous accusons de la perte des monuments de l'antiquité, plutôt l'injure du temps que la négligence des hommes.

Mais vous demanderez à présent quelle impression un tel événement a produit sur l'esprit des gens de lettres! Je vous dirai qu'ici tout le monde en a été indigné au dernier point, et j'imagine que ceux qui sont plus éloignés et qui auront appris ce malheur auront éprouvé le même sentiment. Toutes les personnes auxquelles j'ai fait simplement le récit de cet événement ont eu grande peine à croire qu'il soit arrivé de la manière que je vous l'ai raconté, de la manière que vous l'avez appris et ainsi que M. Courier lui-même l'a exposé. Il y a dans ce récit des circonstances qu'elles ne savent pas expliquer pour la justification de l'auteur du dommage. Par exemple: pourquoi a-t-il remué l'encre plutôt avec les barbes

qu'avec le bec de la plume, comme c'est l'usage? et en admettant qu'il en soit ainsi, pourquoi a-t-il laissé sur la table cette plume devenue inutile et dangereuse au lieu de la jeter par terre. Elles réfléchissent ensuite qu'on n'aperçoit pas le besoin de remuer l'encre dans un encrier tout nouvellement préparé, dans un temps, où, par la disposition naturelle de l'atmosphère, l'encre se conserve pendant plusieurs jours coulante et fluide. Bien plus, elles songent que puisqu'il s'agissait simplement de collationner, l'occasion d'écrire était rare. Mais qu'on admette toutes ces explications, on dit alors: Il faut convenir ou que la plume ainsi souillée d'encre tomba sur la feuille qui, se trouvant par hasard sur la table, fut ensuite placée dans le manuscrit pour servir de marque, ou bien qu'étant d'abord tombée sur la table elle fut ensuite jetée par mégarde sur la feuille. Supposons le cas où la feui'le serait venue à tomber sur la plume, tout le monde comprendra que le contact a dû être si léger que la feuille n'a pu s'imbiber d'une assez grande quantité d'encre pour produire une tache si épaisse, si étendue et si pénétrante; on le conçoit d'autant moins que la plume étant d'abord tombée sur la table a dû se décharger d'une partie de l'encre. Admettons maintenant que la plume ait été posée, ainsi remplie d'encre, sur la feuille; mais alors M. Courier l'aurait certainement vue cette feuille, et il n'aurait pas été assez cruel pour la placer comme marque dans un manuscrit si précieux; d'autant plus que cette marque était fort inutile puisque le supplément

avait été plusieurs fois collationné par nous sur le manuscrit, et qu'il était depuis long-temps copié! et quand il n'y eût pas fait attention, ce qui paraît impossible, cette feuille n'eût pu manquer d'être aperçue soit par mon sous-bibliothécaire, soit par moi-même; quoique l'un de nous d'eux fût toujours présent tout le temps que dura le travail de M. Courier, il faut déclarer que nous ne le vîmes jamais faire de marques dans le manuscrit. Il faut que M. Courier ait profité ce jour-là, pour placer cette feuille, de la courte absence que le sous-bibliothécaire fut forcé de faire pour la satisfaction de quelques besoins urgents et inévitables.

En outre, on ne sait pas expliquer d'une manière plausible, qui, dans diverses parties de la page, a distrait l'ancienne écriture, qui certes était intacte auparavant, à l'exception de quelques parties que le temps avait presque effacées, et dont la lecture lui eût été impossible si nous ne lui eussions prêté les secours nécessaires.

Mais ce qui révolte non-seulement les savants, mais toutes les personnes de sens, c'est d'avoir refusé avec ingratitude, après l'avoir solennellement promis, une copie de ce passage à une Bibliothèque où il avait été si

bien reçu.

Tous ceux qui ont entendu parler de cet événement se livrent à ces réflexions et à d'autres encore. Quant à moi, je ne vous ai raconté ces faits que dans l'intérêt de l'histoire et nullement dans une autre vue; je ne dois

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