Page images
PDF
EPUB

SATIRE VI [a].

Qui frappe l'air, bon Dieu! de ces lugubres cris? Est-ce donc pour veiller qu'on se couche à Paris? Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières, Rassemble ici les chats de toutes les gouttières? J'ai beau sauter du lit, plein de trouble et d'effroi, Je pense qu'avec eux tout l'enfer est chez moi: L'un miaule en grondant comme un tigre en furie ; L'autre roule sa voix comme un enfant qui crie [b]. Ce n'est pas tout encor: les souris et les rats Semblent, pour m'éveiller, s'entendre avec les chats [c],

[a] Brossette nous apprend que cette satire fut composée dans le même temps que la première, dont elle faisoit d'abord partie. Le poëte françois avoit, d'après Juvénal, joint la description des embarras de Paris à celle des mœurs de cette ville; mais on voit qu'il n'avoit pas, comme le poëte latin, employé les mêmes teintes dans ces deux descriptions d'un genre différent. S'il ne tomboit pas ainsi dans la déclamation de son modèle, qui s'indigne également contre tout, il ne conservoit pas non plus l'unité de style, si nécessaire dans un ouvrage. Son goût, éminemment sûr dès son début, lui fit donc séparer deux morceaux dont les couleurs étoient dissemblables. Le ton de plaisanterie qui, dans l'un, égaie le lecformoit une disparate avec la véhémence chagrine qui règne dans l'autre. Voyez la note a de la première satire, page 75, ainsi que le volume de Correspondance, page 624.

teur,

[b] L'harmonie imitative ne sauroit être portée plus loin qu'en ces

vers.

[c] Voltaire rapporte ces vers, et dit, en parlant de Despréaux :

Plus importuns pour moi, durant la nuit obscure,
Que jamais, en plein jour, ne fut l'abbé De Pure (1).
Tout conspire à la fois à troubler mon repos,

Et je me plains ici du moindre de mes maux :
Car à peine les coqs, commençant leur ramage,
Auront de cris aigus frappé le voisinage,
Qu'un affreux serrurier, laborieux Vulcain,
Qu'éveillera bientôt l'ardente soif du gain [a],
Avec un fer maudit, qu'à grand bruit il apprête,
De cent coups de marteau me va fendre (2) la tête.
J'entends déja par-tout les charrettes courir[b],

« S'il avoit vécu alors dans la bonne compagnie, elle lui auroit « conseillé d'exercer son talent sur des objets plus dignes d'elle, que des chats, des rats et des souris. » ( Dictionnaire philosophique, article goût.) Voilà sur un simple badinage une critique bien rigoureuse. Il étoit facile de choisir des objets plus relevés; mais il ne l'étoit pas de leur donner du prix par d'aussi bons vers.

(1) Ennuyeux célèbre. (Despréaux, édit, de 1713.) * Son nom est indiqué par un P initial dans les éditions antérieures à celle de 1694. Voyez sur cet abbé la note c de la II° satire, page 98. [a] Au lieu de ces deux vers excellents, on lit ceux-ci dans les éditions antérieures à celle de 1713:

Qu'un affreux serrurier, que le ciel en courroux

A fait, pour mes péchés, trop voisin de chez nous.

(2) J'aimerois mieux rompre, parceque fendre se trouve plus bas. (Le Brun.)

[b] Ne croit-on pas entendre le mouvement d'une grande ville au point du jour? Juvénal a seulement fourni l'idée de ce tableau :

Rhedarum transitus arcto

Vicorum inflexu, et stantis convicia mandra,

Eripient somnum.›.

(Juvénal, sat. III, vers 236-238.)

7

Les maçons travailler, les boutiques s'ouvrir :
Tandis que dans les airs mille cloches émues [a]
D'un funèbre concert font retentir les nues;
Et, se mêlant au bruit de la grêle et des vents,
Pour honorer les morts font mourir les vivants.
Encor je bénirois la bonté souveraine,
Si le ciel à ces maux avoit borné ma peine[b].
Mais si seul en mon lit je peste avec raison,
C'est encor pis vingt fois en quittant la maison:
En quelque endroit que j'aille, il faut fendre la presse
D'un peuple d'importuns qui fourmillent sans cesse.
L'un me heurte d'un ais dont je suis tout froissé [c];

[a] Le Brun garde le silence sur le mot émues; nous verrons plus bas sa remarque sur le mot émouvoir, pris dans le même sens.

[b] M. de Muralt, mort en 1750, emploie la sixième de ses Lettres sur les François et les Anglois à critiquer, vers par vers, la satire sur les embarras de Paris. Ses remarques sont si dépourvues de solidité que l'on étoit dispensé d'y répondre. Le judicieux Brumoy, jésuite, né à Rouen en 1688, mort à Paris en 1742, à qui l'on doit le Théâtre des Grecs, a néanmoins pris la peine, en 1726, de réfuter chaque article de cette critique fastidieuse. L'auteur suisse dit au sujet des vers suivants :

Encor je bénirois la bonté souveraine,

Si le ciel à ces maux avoit borné ma peine :

« La bonté souveraine et le ciel sont ici précisément la même chose; « ainsi l'un est de trop, etc. » Saint-Marc adopte cette observation minutieuse, l'une des moins déplacées que se soit permises le censeur de Despréaux.

[c] Ce vers et les deux précédents sont empruntés à Juvénal, que l'imitateur n'efface point ici:

Properantibus obstat

Unda prior: magno populus premit agmine lumbos

Je vois d'un autre coup mon chapeau renversé.
Là d'un enterrement la funèbre ordonnance
D'un pas lugubre et lent vers l'église s'avance;
Et plus loin des laquais l'un l'autre s'agaçants [a]
Font aboyer les chiens et jurer les passants.
Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage.
Là je trouve une croix de funeste présage[b];

Qui sequitur; ferit hic cubito, ferit assere duro
Alter: at hic tignum capiti incutit, ille metretam.
(Sat. III, vers 243-246.)

[a] Il faudroit dire aujourd'hui :

Et plus loin des laquais l'un l'autre s'agaçant, etc.

La règle sur l'indéclinabilité des participes présents fut enseignée, en 1660, par la Grammaire générale de Port-Royal, à l'époque où Despréaux composoit cette satire. Nous verrons ce dernier s'écarter encore de cette règle, même dans sa prose, où rien ne le gênoit.

[b] Brossette rapporte dans son commentaire la réponse que Despréaux lui fit sur ce passage: « Je ne sais pas pourquoi vous êtes « en peine du sens de ce vers :

"

t

"

Là je trouve une croix de funeste présage, etc.

puisque c'est une chose que dans tout Paris et pueri sciunt, que

laissent

« les couvreurs, quand ils sont sur le toit d'une maison, pendre du haut de cette maison une croix de lattes, pour avertir << de prendre garde à eux et de passer vite; qu'il y en a quelquefois « des cinq ou six dans une même rue, et que cela n'empêche pas qu'il n'y ait souvent des gens blessés. C'est pourquoi j'ai dit: une « croix de funeste présage.... » Ce fragment n'a point été recueilli par Cizeron-Rival; nous croyons qu'il peut remplir la lacune qui existe dans la lettre du 15 mai 1709, tome IV, page 636.

tr

Dans l'édition de 1713, Despréaux a mis la note suivante: « On a faisoit pendre alors du toit de toutes les maisons que l'on cou« vroit une croix de lattes, pour avertir les passants de s'éloigner. « On n'y pend plus maintenant qu'une simple latte. »

Et des couvreurs grimpés au toit d'une maison
En font pleuvoir l'ardoise et la tuile à foison.
Là sur une charrette une poutre branlante
Vient menaçant de loin la foule qu'elle augmente [a];
Six chevaux attelés à ce fardeau pesant

Ont peine à l'émouvoir (1) sur le pavé glissant.
D'un carrosse en tournant [b] il accroche une roue,
Et du choc le renverse en un grand tas de boue:
Quand un autre à l'instant s'efforçant de passer
Dans le même embarras se vient embarrasser.
Vingt carrosses bientôt arrivant à la file

Y sont en moins de rien suivis de plus de mille:
Et, pour surcroît de maux, un sort malencontreux
Conduit en cet endroit un grand troupeau de bœufs;

[a] Ces vers, travaillés avec un art prodigieux, sont bien supérieurs à ceux de Juvénal:

Modo longa coruscat

Sarraco veniente abies, atque altera pinum

Plaustra vehunt; nutant alte, populoque minantur.

(Sat. III, vers 254–256.)

(1) Émouvoir n'est pas ici dans son sens naturel; on ne s'en sert que pour peindre les affections de l'ame. On ne dit point émouvoir un fardeau comme on dit émouvoir un cœur ; c'est presque une faute de françois. ( Le Brun.) * Ce mot avoit autrefois une acception plus étendue qu'à présent. Le dictionnaire de l'académie donne des exemples qui prouvent qu'aujourd'hui même il ne s'applique pas seulement aux affections de l'ame.

[b] Les éditions antérieures à celle de 1713 portent:

D'un carrosse en passant..

en tournant convient mieux à l'effet que le poëte veut produïre, et de plus évite la répétition du mot passer qui se trouve au troisième vers.

« PreviousContinue »