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SATIRE III [a].

A. Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère[b]? D'où vous vient aujourd'hui cet air sombre et sévère[c], Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier

A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier (1)?
Qu'est devenu ce teint dont la couleur fleurie

[a] Cette satire fut composée en 1665. Le sujet en est le même que celui de la VIIIe satire d'Horace, liv. II. C'est la description d'un très mauvais repas, donné par un homme qui se piquoit pourtant de raffiner sur la bonne chère. Regnier, satire X, parle aussi d'un souper ridicule auquel il avoit été retenu malgré lui.

[b] La lettre A signifie l'auditeur ou celui qui interroge.

[c] Scire velim quare toties mihi, Nævole, tristis

Occurras, fronte obductâ, ceu Marsia victus.

(Juvénal, sat. IX, vers 1—2. )

(1) Le roi, en ce temps-là, avoit supprimé un quartier des rentes, (Despréaux, édit. de 1713.) * Cette suppression, relative aux rentes constituées sur l'Hôtel-de-Ville, eut lieu en 1664. Tous les rentiers ne prirent pas leur parti aussi gaiement que l'auteur de l'épigramme

suivante :

De nos rentes, pour nos péchés,
Si les quartiers sont retranchés,
Pourquoi s'en émouvoir la bile?

Nous n'aurons qu'à changer de lieu :
Nous allions à l'Hôtel-de-Ville,

Et nous irons à l'Hôtel-Dieu.

Cette épigramme plaisoit à Despréaux; elle est du chevalier de Cailly, qui publia ses poésies sous le nom de D'Aceilly, et qui est mort en 1674.

Sembloit d'ortolans seuls et de bisques nourrie,
Où la joie en son lustre attiroit les regards,
Et le vin en rubis brilloit de toutes parts?

Qui vous a pu plonger dans cette humeur chagrine?
A-t-on par quelque édit réformé la cuisine (1)?
Ou quelque longue pluie, inondant vos vallons,
A-t-elle fait couler vos vins [a] et vos melons?
Répondez donc [b] enfin, ou bien je me retire.

P. Ah! de grace, un moment, souffrez que je respire [c]. Je sors de chez un fat qui, pour m'empoisonner, Je pense, exprès chez lui m'a forcé de dîner (2). Je l'avois bien prévu. Depuis près d'une année

.

(1) On publia alors divers édits de réformation. (Brossette. )
[a] . .
vos vins ou vos melons.
(Éditions de 1666 et de 1667.)

Depuis quand est-ce qu'on plante les vignes, et qu'on sème les « melons dans les vallons?» (Le Triomphe de Pradon, page 43.) Cette remarque, l'une des moins absurdes du critique, peut donner une idée de sa sagacité ou de sa bonne foi. Suivant Le Brun, << on ne dit pas trop bien que la pluie fait couler des melons. » C'est une erreur : cette locution est très usitée, et le dictionnaire de l'Académie la consacre.

[b] Répondez donc du moins,

(Édit. antérieures à celle de 1701.) [c] La lettre P signifie le poëte; ce qui a fait croire aux éditeurs de 1735 et de 1740 que l'auteur s'étoit dépeint sous ce personnage. Cette opinion a pour elle l'exemple d'Horace et de Regnier. Cependant Brossette l'a combattue: d'après ce qu'il dit, celui qui est en scène est le comte du Broussin; Despréaux en parloit comme d'un homme « qui traitoit sérieusement les repas; » il avoit même eu d'abord l'intention de le désigner par un B.

(2) C'est celui qui avoit donné le dîner; mais c'est un personnage feint. (Brossette.)

J'éludois tous les jours sa poursuite obstinée.
Mais [a] hier il m'aborde, et, me serrant la main,
Ah! monsieur, m'a-t-il dit, je vous attends demain.
N'y manquez pas au moins. J'ai quatorze bouteilles
D'un vin vieux..... Boucingo n'en a point de pareilles [b]:
Et je gagerois bien que, chez le commandeur[c],
Villandri (1) priseroit sa sève et sa verdeur.
Molière avec Tartufe y doit jouer son rôle (2);

[a] Quand hier il m'aborde.

.

(Édit. de 1666, 1667, 1668, 1669.)

« Aborde-t-on ce qui n'a point de bord, ou en qui l'on n'en con« sidère point? On dit accoster quelqu'un, et non pas aborder quel

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qu'un.» (Le Satirique françois expirant, etc., Cologne, 1689, page 7.) Ce petit volume anonyme roule uniquement sur la III© satire; on y reconnoit l'absurde animosité de Pradon.

[b] Illustre marchand de vin. (Despréaux, édit. de 1713.)

[c] Jacques de Souvré, commandeur de Saint-Jean-de-Latran, ensuite grand-prieur de France, étoit fils du maréchal de Souvré, gouverneur de Louis XIII, et oncle de la marquise de Louvois. Sa table étoit somptueuse; messieurs du Broussin et de Villandri étoient ses convives les plus assidus.

(1) Homme de qualité qui alloit fréquemment chez le commandeur de Souvré. (Despréaux, édit. de 1713.) * Le goût de l'hôte s'annonce dès ce vers, où il fait l'éloge de la verdeur de son vin. C'est probablement du même Villandri qu'il est parlé dans le Ménagiana, 1715, tome III, page 299. Ce gentilhomme de la chambre du roi n'étoit pas aussi courageux que fin gourmet. Ayant reçu un soufflet de M. de Montbrun, dans l'église des Augustins pendant la messe, il l'appela en duel, pour réparer son honneur, qui n'y gagna rien; car il fut désarmé par son adversaire, et réduit à lui demander la vie.

(2) Le Tartufe en ce temps-là avoit été défendu, et tout le monde vouloit avoir Molière pour le lui entendre réciter. ( Despréaux, édit. de 1701.) Voyez la page 54, note I.

Et Lambert, qui plus est, m'a donné sa parole (1).
C'est tout dire en un mot, et vous le connoissez.
Quoi! Lambert?-Oui, Lambert. A demain.-C'est assez.
Ce matin donc, séduit par sa vaine promesse,
J'y cours midi sonnant, au sortir de la messe.
A peine étois-je entré, que, ravi de me voir,
Mon homme, en m'embrassant, m'est venu recevoir;
Et, montrant à mes yeux une allégresse entière,
Nous n'avons, m'a-t-il ́dit, ni Lambert ni Molière;
Mais, puisque je vous vois, je me tiens trop content.
Vous êtes un brave homme; entrez, on vous attend.

A ces mots, mais trop tard, reconnoissant ma faute,
Je le suis en tremblant dans une chambre haute,
Où, malgré les volets, le soleil irrité [a]

Formoit un poêle ardent au milieu de l'été.
Le couvert étoit mis dans ce lieu de plaisance,
Où j'ai trouvé d'abord, pour toute connoissance,
Deux nobles campagnards, grands lecteurs de romans,
Qui m'ont dit tout Cyrus (2) dans leurs longs compliments.

(1) Lambert, le fameux musicien, étoit un fort bon homme, qui promettoit à tout le monde de venir, mais qui ne venoit jamais. (Despréaux, édit. de 1713.) * Dans l'édition de 1701 il y a: qui << promettoit à tout le monde, mais qui ne venoit jamais. » Michel Lambert, né en 1610, à Vivonne, près de Poitiers, mourut à Paris en 1696. Il passoit pour être l'inventeur du beau chant; mais Lulli, son gendre, le surpassa.

[a] La censure de Pradon ne devoit pas épargner une épithète d'une hardiesse aussi poétique. « Otez irrité, dit-il, qui est inutile ; << et la seconde faute est que le soleil irrité, ou le soleil en colère, « est très ridicule. » ( Le Satirique françois expirant, etc., page 10.) (2) Roman de dix tomes de mademoiselle de Scudéri. ( Despréaux,

J'enrageois. Cependant on apporte un potage.
Un coq y paroissoit en pompeux équipage,
Qui, changeant sur ce plat et d'état et de nom,
Par tous les conviés s'est appelé chapon [a].
Deux assiettes suivoient, dont l'une étoit ornée
D'une langue en ragoût, de persil couronnée;
L'autre, d'un godiveau tout brûlé par dehors,
Dont un beurre gluant inondoit tous les bords [b].

édit. de 1713.) Madeleine de Scudéri, née au Havre en 1607,
morte à Paris en 1701, a composé d'autres romans, dont voici les
principaux: Clélie, 10 volumes; Almahide, 8 volumes; Ibrahim,
4 volumes, etc. En 1671, elle remporta le premier prix d'élo-
quence décerné par l'académie françoise. Voyez ce que nous avons
dit de ses vers,
tome IV, note a, page 390. Despréaux appeloit
ses romans une boutique de verbiage, et n'y voyoit que des por-
traits de fantaisie. « C'est un auteur, disoit-il, qui ne sait ce que
«< c'est de finir. Ses héros et ceux de son frère n'entrent jamais dans
<< un appartement que tous les meubles n'en soient inventoriés.
« Vous diriez d'un procès-verbal dressé par un sergent. Leur nar-
<«<ration ne marche point; c'est la puérilité même que toutes leurs
descriptions.... Cependant, ajoutoit-il, combien n'a-t-on point
«< crié contre mes critiques? Le temps a fait voir que la Scudéri
« étoit un esprit faux. C'est à elle qu'on doit l'institution des pré-
«cieuses. Le fameux hôtel de Rambouillet n'étoit pas tout-à-fait
« exempt de ce jargon, qui a, Dieu merci, trouvé sa fin, aussi bien
« que le burlesque, qui nous avoit si long-temps tyrannisés. La belle
« nature et tous ses agréments ne se sont fait sentir que depuis que
« Molière et La Fontaine ont écrit. » ( Bolæana, n. XCI.) Voyez la
lettre 127, écrite par Despréaux à Brossette, du (date inconnue) 1704,
tome IV, page 507.

"

[a] Ce trait même ne peut désarmer l'inexorable censeur de Despréaux. « Ce coq, dit-il, qui fut appelé chapon est une plaisanterie « bien maigre et bien plate. » (Le Triomphe de Pradon, page 47.) [b] L'avocat Foureroi crut faire une agréable plaisanterie en don

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