Page images
PDF
EPUB

duire ses chefs-d'œuvre, son ami n'en ait eu nul besoin pour lui indiquer la perfection. Boileau prononçoit sur cette passion, comme Racine sur l'ambition d'Agrippine sans la ressentir; et celui-ci dut beaucoup plus à Euripide, à Virgile, à Port-Royal même et à la Bible, qu'à quelques ardeurs passagères que lui inspirèrent des femmes. Quelle passion, je vous prie, dominoit La Fontaine, qui dit si bien de lui-même : Je suis chose légère? Chaque vent, pour foible qu'il fût, l'emmenoit tour-à-tour, et il chanta presque aussi bien Psyché que Jean-Lapin et le saint homme de Chat. Je ne finirois point de dénombrer tous les vrais talents qui, sans être soutenus dans leur vol par aucune passion personnelle, ont excellé à peindre les passions, ainsi que tous les autres effets de la nature. Pourquoi donc de notre temps les a-t-on louées, recommandées, exagérées avec un si violent enthousiasme? Je le dirai avec le calme et avec l'inflexibilité d'un moraliste c'étoit pour s'y livrer, et souvent pour les feindre; tout amant a voulu être le jeune Werther; toute femme effrénée, Héloïse; et d'autres, qui n'étoient rien de cela, que prétendoient-ils? Que pensez-vous de ce petit vieillard foible et septuagénaire, de l'abbé Raynal, qui dans son Voyage Philosophique, insère des pages brûlantes, et se donne les airs du plus déraisonnable jeune homme? Mais ne nous écartons point de madame de Sévigné.

Je me rappelle un endroit de ses lettres, le seul, je crois, où elle parle des passions. Ce n'est point en forme de raisonnement profond ni subtil, c'est une image vive qu'elle suit. Elle avoit vu couper des vipères pour faire des bouillons à madame de La Fayette. « On coupe la tête et la queue à cette vipère, » on l'ouvre, on l'écorche, et toujours elle remue; une heure, deux heures, on la voit

D

D

[ocr errors][merged small][merged small]
[merged small][ocr errors][ocr errors][ocr errors][ocr errors][merged small][ocr errors]
[ocr errors]

vie, elles remuent encore.» Voilà comme madame de Sévigné sait traiter un sujet philosophique. Je connois de gros livres sur les passions, qui sont tous bouffis de mérite, bien roides de savoir, bien atournés d'éloquence, comme dit Montaigne, d'où on ne tireroit pas dix lignes aussi brillantes et aussi sensées. Et voyez comme elle est éloignée de la prétention d'avoir dit une chose rare. Je ne sais pas si cette sottise vous plaira » comme à nous; mais nous étions en tra'n de la trouver plaisante.»

[ocr errors]

Il y a dans ce même recueil une ligne de madame de Coulanges, qui est remarquable, et peut-être trop gaie : Je fais peu de cas des passions, sur-tout depuis qu'elles ne sont plus à mon usage. Il falloit, pour qu'elle se permit cette plaisanterie, qu'aucun souvenir du passé ne la troublåt, et pour suivre la comparaison de son amie, que rien ne remuat dans son cœur ni dans sa conscience. Il n'y a qu'une très-honnête femme qui puisse risquer ce mot, parce qu'elle n'a pas à rou gir, ou Ninon, par une raison contraire, qui est qu'elle ne rougit pas. Ninon s'étoit déclarée homme, et l'on assure qu'elle étoit un très-honnête homme. Mais ce n'est peut-être pas là ce que de nos jours on a le plus vanté en elle c'est le libertinage de ses principes qui lui a valu le titre de femme philosophe. A la bonne heure; mais cette philosophe ellemême seroit surprise, et peut-être divertie de voir tout le chemin qu'a fait parmi nous la philosophie des passions, tout cet emportement de sublime, et ces ames agitées, tourmentées, bouleversées par la sensibilité, ces

vrais volcans d'amour : et sur-tout les progrès que cette folie fait faire au génie et aux mours. Ce sont les miracles de notre temps, et le siècle de Louis XIV est, pour la perfectibilité et la mélancolie, à cent siècles du nôtre. O Ninon, ô Molière, que yous ririez! 0 précieuses, que vous n'étiez rien en comparaison de nos dames sublimes?

Que faisoit-on donc alors du cœur humain, de l'analyse de ses passions et de leur influence? On essayoit d'en faire à-peu-près ce qu'on en fait aujourd'hui, des livres, des romans, dont on lisoit ce qu'on pouvoit, et on pouyoit beaucoup en ce genre, et beaucoup de belles étoient ce que madame de Sévigné appelle des dévoreuses de livres. On dévoroit le grand Alcamène, Cyrus et Cléopâtre. C'étoient des douze volumes, des lectures à n'en pas finir. Là étoit déposée, avec toute la gloire de l'héroïsme et des beaux exploits, toute la science de la galanterie, toute l'histoire et la description du pays de Tendre. Les confesseurs étoient bien empêchés pour détourner de ces imaginations mondaines, et les bons bourgeois, comme le Chrysale de Molière, se plaignoient que cela faisoit négliger à leurs femmes le soin du ménage. Il faut avouer que c'est là le côté ridicule de ces beaux temps. Mais enfin ces livres pénétroient partout, et jusqu'à Port-Royal, moyennant un éloge que mademoiselle de Scuderi fit des Solitaires. Racine dit qu'on voulut voir le tome. Dirai-je que madame de Sévigné lutta contre le torrent? non, je m'écarterois de la vérité. Elle avoit déjà quarante-cinq ans lorsqu'elle écrivoit à sa fille (qui détestoit les romans): « Je n'ose vous dire que je suis » revenue à Cléopâtre, à ce La Calprenède, » et que par le bonheur que j'ai de n'avoir point de mémoire, cette lecture me divertit encore; cela est épouvantable : mais » vous savez que je ne m'accommode guère de toutes les pruderies qui ne me sont pas » naturelles; et comme celle de ne plus ai

[ocr errors]
[ocr errors]

» mer ces livres-là ne m'est pas encore ar

[ocr errors]

rivée, je me laisse divertir sous prétexte » de mon fils qui m'a mise en train.. Voilà un aveu ingénu, et je ne reproche à madame de Sévigné que de n'avoir pas été guérie du goût de ces longs romans par ceux de son amie madame de La Fayette.

Heureusement elle la lisoit aussi et la goùtoit bien davantage. Elle aimoit à la faire goûter aux autres, et elle trace quelque part un tableau plaisant de la lecture qu'elle en fit faire à Livry, à quelques gens bien graves, à de bons chanoines qui n'avoient que faire aux délicatesses de la princesse de Clèves et de M. de Guise; ils en étoient ravis. C'est, je crois, le seul endroit de ses lettres où elle rappelle que son amie est auteur. Madame de La Fayette apparemment n'exigeoit pas qu'on s'en souvînt sans cesse. (Cela ne se passeroit pas de même de nos jours, et on rend des hommages plus fréquents à une dame qui a peint les passions.) Elle paroît se souvenir davantage du duc de La Rochefoucauld; elle avoit été frappée de sa manière, de ce talent qu'il a de renfermer dans une courte phrase une pensée brillante et profonde. Elle l'imite quelquefois par une sorte de jeu, et lorsqu'elle croit avoir réussi, elle écrit en riant, au bout de sa phrase, MAXIME, en gros caractère. Du reste, en lui empruntant sa concision piquante, elle lui laisse ses idées particulières, ce qu'on peut appeler son système sur l'homme, dont on n'aperçoit aucune trace dans tout ce qu'elle écrit '.

Elle écriyoit chaque jour; la lecture n'est

! Je ne m'étendrai point sur ce système. Il se réduit à une seule pensée développée en cent manières et cette pensée est que l'amour-propre agit continuellement dans notre ame. Il étoit facile d'en abuser, et on l'a fait. Je renvoie là-dessus à ce qu'a très bien dit M. de La Harpe, en jugeant La Rochefoucauld. Il ne fut loué que dans son temps. Le bon La Fontaine en fit éclater son admiration. Cent ans après, Helvétius en prit son texte pour prêcher l'intérêt personnel. Je n'ajouterai qu'un mot. Cette manière concise n'est pas toujours la vraie précision

que sa seconde ressource, et personne n'a plus profité qu'elle de l'invention des postes, du plaisir d'épancher au loin son cœur en faveur des absents. Que l'arrivée ou le départ des courriers sont des époques présentes à sa tête! Qu'elle leur sait de gré de porter ses lettres! Qu'elle les remercie plaisamment ! Comme elle s'impatiente contre eux! C'est sa première occupation; la lecture vient ensuite et la promenáde, sans oublier l'audience des fermiers qui apportent de grandes requêtes, avec des petits à-comptes dans plusieurs petits sacs où il y a bien trente francs. Elle entend fort bien les affaires, et à la fin mieux que son bon oncle qui les entendoit si bien. Elle sait à merveille ce que c'est qu'économie et dépense, et en donne de bonnes leçons à son fils qui ne les écoutoit guère pendant que sa jeunesse lui faisoit du bruit, et qu'il lui escamotoit étourdiment quelque petite coupe de bois assez bonne. Mais elle le gagna peu-à-peu, tout en recevant quelques vilaines confidences, qu'elle rend ensuite à sa fille; car que peut-elle lui taire? (On a dit qu'elle les répétoit avec décence, je me contenterai de dire avec grace.) Elle réussit enfin avec ce fils. Après avoir été aimable et brillant, un guidon de gendarmerie, qui n'étoit point du tout guidon le Sauvage, il finit par être raisonnable, exemplaire même, et de plus un homme de goût qui eut raison contre un savant, en disputant sur un passage d'Horace.

On a remarqué qu'elle excelle aux petits récits; celui par exemple d'un évêque chasseur. Nous étions hier dans l'avenue, Saint

philosophique; il est plus facile de ranger par numéros des maximes et pensées qui n'ont de différent que l'expression et la tournure, que de développer une suite d'idées qui diffèrent et qui se lient. Leur ensemble forme une vue complète de l'objet, et des pensées détachées ne donnent que celles de quelques dissections. La Rochefoucauld a anatomisé le cœur humain, le grand talent est de le peindre. En suivant son système on a acquis de la subtilité et perdu de la vérité et de l'éloquence.

» Aubin et moi: il lisoit, je l'écoutois, et je » regardois le petit pays doux que vous con»> noissez je vous souhaitois l'air que je res» pirois. Nous avions entendu un cor dans le » fond de cette forêt; tout d'un coup nous >> entendons passer comme une personné au » travers des arbres; c'étoit un grand chien

courant. Qu'est-ce que c'est ? dit Saint-Au» bin, c'est, lui dis-je, un des aumôniers de » M. de Senlis. Là-dessus sa rate s'est épa» nouie d'un rire extravagant, et voilà la plus grande aventure qui puisse nous arriver » en cè pays, etc.»

[ocr errors]
[merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small]

»

moins, et moi aussi, chamarrée de ten» dresse et d'admiration, admirant en effet » cette pièce, et la trouvant si belle que mon » attention à dù paroître du saisissement, » dont je crois qu'on me saura fort bon gré.» Et la noce de mademoiselle de Louvois : J'ai été à cette noce. Que vous dirai-je? Ma» gnificence, illumination, toute la France; » habits rebattus et rebrochés d'or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embar» ras de carrosses, cris dans la rue, flam» beaux allumés, reculements et gens roués, » enfin le tourbillon, la dissipation, les de»mandes sans réponses, les compliments. »sans savoir ce que l'on dit, les civilités sans »savoir à qui on parle, les pieds entortillés » dans les queues; du milieu de tout cela il » sortoit quelques questions de votre santé, » à quoi ne m'étant pas assez pressée de répondre, ceux qui les faisoient sont demeurés dans l'ignorance et dans l'indifférence

[ocr errors]

» de ce qui en est. O vanité des vanités!» La morale fait plaisir d'arriver au milieu de

[ocr errors]
[ocr errors]

tout ce fracas, et tout d'un coup un autre souvenir lui vient, moral aussi. « Cette belle petite de Mouchy a la petite vérole; on pourroit encore dire, O vanité! etc.» Le passage est fréquent chez elle, de la vivacité qui s'amuse des objets, à la réflexion qui les approfondit utilement. Elle est légère dans le sens où ce mot devient un éloge, et signifie agréable et facile. Quel esprit sut jamais voltiger avec plus de grace, et mieux enlever la fleur d'un sujet? Que dis-je? elle lui enlève toutes ses fleurs, pas une ne lui échappe; elle en fait un faisceau, un buisson, une confusion charmante (onvient de levoir pour cette noce). Quand elle se met à remarquer, elle n'omet rien, elle ne finit pas et elle n'est jamais longue, c'est un rare privilége. Et ailleurs, quelquefois tout de suite, voyez comme cette imagination si vive se pose, se recueille, se pénètre d'un sentiment tendre et douloureux, quitte à endurer le reproche de sa fille sur sa disposition à pleurer. Ah! ne sait-elle pas assez égayer et amuser? Si une chose offre un mot plaisant, il se présente d'abord à elle, elle le fait même servir quelquefois à exprimer un sentiment touchant. «Nous arri» vâmes à Rennes.... Cette bonne Marbeuf >> vouloit m'avaler, et me loger, et me retenir; je ne voulus ni souper, ni coucher » chez elle. Ce mot avaler choque-t-il, et n'y voit-on pas l'amitié franche, l'hospitalité empressée qui se jette sur l'arrivant comme sur une proie? Ne la trouvez-vous pas touchée de l'amitié ? elle sait en jouir, elle sait l'exercer. Elle veut quelque part en faire un traité, mais un traité ne sortira jamais de ces mainslà, à moins qu'on ne veuille en chercher un dans ses lettres; on l'y trouveroit. Elle est attentive, zélée, compatissante, égale; elle porte dans le commerce un esprit de suite, et en même temps plein de variété et de ressources. Elle ne va pas toujours en bavardinage (se distraire chez madame de Lavardin), on la voit auprès de ceux qui ont be

[ocr errors]

soin d'elle, du bon abbé de Coulanges dont elle soigne bien la vieillesse, du duc de La Rochefoucauld quand il a la goutte, ou qu'il pleure un fils; de sa vieille tante qui n'achève point de mourir; du solitaire de Saint-Aubin à son faubourg Saint-Jacques, où elle va recueillir de l'édification pour la rendre ensuite à Tréville, qui lui dit : « C'est ainsi qu'on » meurt dans ce quartier-là. De là elle revient écrire à sa fille, et c'est là surtout qu'elle a toutes les jouissances, toutes les douleurs, toute la prévoyance, tous les souvenirs, toutes les familiarités, toute la noblesse, les douces rêveries, et les élévations imprévues, les grands traits de pensée et tous les genres d'esprit à propos; elle n'en cherche aucun, ils viennent tous aider sa plume et la hâter sans que jamais elle se fatigue.

Je suis bien de l'avis de celui qui a écrit : « Il » me semble que ceux qui aiment le plus cette » femme extraordinaire ne sentent pas en>> core assez toute la supériorité de son esprit. Au sien elle joint souvent celui des autres, et quelquefois l'embellit. On trouve chez elle les plus heureuses applications du Tasse, celle par exemple au sujet de la veuve de maître Paul, qui veut épouser le garçon jardinier de Livry. « Son grand benêt d'amant ne l'aime guère, il trouve Marie, la fille de madame » Paul, bien jolie, bien douce: Ma fille, » cela ne vaut rien, je vous le dis franche»ment; je vous aurois fait cacher, si j'avois voulu être aimée. Ce qui se passe ici est ce qui fait tous les romans, toutes les comédies, toutes les tragédies, in rozzi petti » tutte le fiamme, tutte le furie d'amor. Rappelez-vous ces petits amours du pro»logue d'Aminte, qui se cachent et qui de» meurent dans les forêts: je crois, pour son honneur, que celui-là visoit à Marie; mais

[ocr errors]

»

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[merged small][ocr errors][merged small][ocr errors][merged small]
[blocks in formation]

D

[ocr errors]

core un moment!... Non, vous n'aurez pas » un moment, pas un seul moment! » Quel non, et comme il retentit! Madame de Sévigné paraît terrible comme la mort.

Dans un autre endroit, elle est sublime comme le peintre qui voila le visage d'un père au moment où sa fille va mourir. Elle représente madame de Longueville au moment où l'on vient pour lui apprendre que son fils a été tué. « Comment se porte mon frère? Sa pensée n'osa pas aller plus loin. » C'est bien le cas de répéter: ces pauvres mères! sa pensée n'ose avancer; mais on la pousse, et vous l'allez voir dans l'abîme. « Votre frère » se porte bien de sa blessure. Il y a eu un combat; et mon fils? On ne lui répond » rien. Ah! mon fils, mon cher enfant! » répondez-moi, est-il mort? - Madame, je » n'ai point de paroles pour vous répondre.

[ocr errors]

Ah, mon cher fils! est-il mort sur-le

[merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small]

de

Pour nous reposer nous-mêmes de ce récit déchirant, j'observerai que madame de Sévigné n'a jamais parlé indifféremment des souffrances de personne. Je ne vois que deux maladies dont elle ait plaisanté la colique de madame de Brissac, qui n'était pas inquiétante, et son propre rhumatisme, qui fut une maladie très sérieuse et très longue. Mais revenons au parti que son esprit tire de celui des autres, et ne parlons plus que de son goût pour La Fontaine, et de quelque rapport qu'elle a avec lui.

Ne rejetez pas si loin les livres de La Fontaine, écrivoit-elle à sa fille, qui apparemment les rejetoit fort loin (je l'observe en passant); l'esprit du bon homme avoit plu à l'hôtel de La Rochefoucauld; on apprenoit de ses fables par cœur, on les citoit dans les lettres, on étoit ravi de son talent, et l'on craignoit seulement qu'il n'eût la simplicité d'en sortir, parce que la folie de vouloir chanter sur tous les tons fait une mauvaise musique. Tel étoit le succès du fabuliste en 1671, date de la lettre que je cite; et l'on ne concevra jamais comment Boileau, qui ne publia son Art poétique que trois ans après, n'y parle ni de la fable ni de La Fontaine. Ce

« PreviousContinue »