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En publiant un nouveau Dictionnaire d'anecdotes, il serait difficile de dire que l'on vient combler une lacune. Les recueils de ce genre existent déjà par milliers: cela prouve le goût insatiable des hommes, en général, et des Français, en particulier, pour l'anecdote; mais cela prouve-t-il qu'il ne reste pas à tenter quelque chose de plus neuf et de plus complet pour le satisfaire?

Rien ne s'explique mieux que la publication successive de cette multitude de répertoires anecdotiques. L'anecdote est faite pour plaire à tous, et elle joint une utilité réelle, sous la condition d'être bien choisie, à un agrément plus évident et plus incontestable encore. On aime à voir le dessous des cartes et le revers des médailles, à rencontrer les grands hommes en robe de chambre, et à pénétrer dans les coulisses de l'histoire. Il y a, en chaque fils comme en chaque fille d'Eve, un fonds de curiosité, pour ne pas dire de malignité naturelle, qui trouve à se satisfaire dans ces révélations intimes, ces confidences familières, ces bons mots et ces bons contes, comme disaient nos aïeux. L'anecdote n'est pas seulement, suivant une expression devenue classique, la monnaie de l'histoire; elle en est souvent aussi la réalité vivante et courante, en contraste avec la légende banale, avec les mensonges solennels, les conventions pompeuses, les traditions consacrées par une sorte de formalisme superstitieux. Même lorsqu'elle n'est pas vraie, ce qui est l'écueil fréquent, dont il faut se défier sans cesse, car nous ne partageons pas l'opinion de Voltaire, qui disait sans façon à l'abbé Velly: « Qu'importe qu'une anecdote soit vraie ou fausse. Quand on écrit pour amuser le public, faut-il être si scrupuleux à n'écrire que la vérité » ?· on peut dire qu'elle a encore son avantage relatif: l'avantage de la comédie ou du drame bourgeois sur la tragédie en toge et en cothurne, du poëme héroï-comique ou du roman de mœurs sur l'épopée, de la lettre et de la conversation sur le discours bâti d'après toutes les règles dela rhétorique, de la statuette en terre glaise sur la statue en bronze, et de la photographie qui saisit au vif la nature humaine en un clin-d'œil, sur le portrait à l'huile qui la fait poser. C'est-à-dire que, à défaut de la beauté artistique, poétique et idéale, elle a la beauté pittoresque, le mouvement et la vie, et que, même historiquement fausse, elle peut revendi

a

quer souvent cette vérité morale qui a fait écrire à Aristote que la poésie est plus vraie que l'histoire, et appliquer ce mot par M. Villemain aux romans de Walter Scott. Peut-être est-ce dans le mème sens que Voltaire s'exprimait,en donnant à sa pensée une forme incomplète et excessive, et voulait-il dire simplement : « Qu'importe qu'une anecdote n'ait pas la vérité matérielle, si elle a la vérité morale! >>

L'anecdote, d'ailleurs, est poésie aussi bien que prose: elle ne se borne pas à déchirer les voiles et à éteindre les auréoles usurpées; souvent elle scelle les réputations d'un coup de cachet rapide et brillant; elle frappe la gloire en médailles, elle donne l'élixir d'une vie et d'un caractère, elle résume et concentre dans un de ces traits qui deviennent proverbes, et qui sont si profondément vrais parfois sans être authentiques, l'âme, l'idéal, le vice, la vertu, la passion d'un homme ou d'une époque. Tantôt elle est la contre-partie de l'histoire, contre laquelle elle nous met en garde, chose salutaire, pourvu que nous sachions aussi nous tenir en garde contre elle; tantôt elle en est la fleur et la quintessence.

Aussi l'anecdote est-elle vieille comme le monde. Je ne l'irai point rechercher jusque dans Homère et la Bible, ce qui serait à la fois bien ambitieux et bien puéril. Mais, sans réclamer pour elle des origines si lointaines ni si problématiques, qu'est-ce que Diogène de Laërte, Plutarque, Élien, Suétone et les historiens de l'Histoire Auguste, Macrobe, Procope, - le Procope intime qui écrivait lui-même jour par jour la réfutation de ses annales officielles, et tant d'autres moins connus: Aristodème, Lyncée de Samos, Machon, etc., etc., sinon des anecdotiers purs et simples, quelque puisse être le titre dont ils se parent? Athénée est rempli d'anecdotes. L'historien Théopompe, Démophile de Bithynie, Philagrius et le philosophe néo-platonicien Hiéroclès avaient composé des recueils d'anecdotes, et ce sont là des ancêtres dont s'honore l'humble compilateur du présent Dictionnaire. Que dis-je? Cicéron lui-même, il nous l'apprend dans une lettre à Atticus, et César aussi comptent parmi nos aïeux : tous les érudits, tous ceux qui ont étudié à fond l'histoire de la littérature latine le savent parfaitement. Il n'est pas jusqu'aux moines qui n'aient cultivé le genre: il suffira de rappeler les noms de Planude, auquel on doit la vie légendaire d'Esope, et de Luther, qui écrivit les Propos de table.

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En France, c'est bien mieux encore, ou bien pis, suivant les opinions. On sait la place que tient dans notre littérature le conte en prose ou en vers. A partir du XVIIIe siècle surtout, les Mémoires se multiplient chez nous; et les Mémoires sont la grande et inépuisable mine des anecdotes historiques. Sous leurs diverses formes, de Souvenirs, de Confidences, de Confessions, de Correspondances, ils n'ont cessé d'alimenter la curiosité publique. Puis est venue la création des gazettes, grandes propagatrices d'anecdotes dès leur origine. Au XVIIe siècle, Tallemant des Réaux collige des myriades d'historiettes, et les ana sont fort en faveur, ana gé

néralement bien graves, voire un peu lourds, comme le Huetiana, le Naudæana, le Valesiana, le Sorberiana, etc., qui ne sont guères que des recueils de notes sans liens sur des objets très-divers; mais souvent aussi mélés de bons mots et de traits piquants, comme le Menagiana, ou même dans lesquels dominent le souvenir et le récit anecdotiques, comme dans le Boloana, le Segraisiana, le Santoliana.

Le XVIIIe siècle est l'âge classique de l'anecdote en France. Les Memoires secrets, les Correspondances secrètes, les Espions, les Chroniques et Gazettes scandaleuses fourmillent alors. Les historiens et les polygraphes, Saint-Simon, Duclos, Marmontel, Diderot, Voltaire; les érudits et les compilateurs, comme de La Place, d'Artigny, l'abbé Trublet, concourent avec les Bachaumont, les Imbert et les Métra, les Pidansat de Mairobert, les Grimm, les Favart, les Rivarol, les Chamfort, les prince de Ligne, etc., etc., à créer ce vaste fonds, d'une richesse inépuisable, où tout le monde vient fouiller sans le tarir. Qu'est devenu le recueil entrepris par Piron? Il est probable que ce recueil était fort salé, tout à fait dans le goût gaulois, et qu'il différait notablement de cette collection d'anecdotes, c'est-à-dire de curiosités d'érudition, qu'avait amassées le savant médecin Falconet sur plus de 50,000 cartes, et qu'il légua à son ami Lacurne de Sainte-Palaye.

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Au XIXe siècle, les ana renaissent, mais sous une nouvelle forme. Cousin d'Avalon, et à sa suite une foule d'autres, découpent toute l'histoire en menus morceaux. On fabrique des anas avec la biographie de chaque homme célèbre : Voltairiana, Pironiana, Bonapartiana, Rousseana, Malherbiana. Puis on prend des époques, et on fait le Revolutioniana, ou les Aneries révolutionnaires. On prend des pays, et l'on publie le Gasconiana ; ou des professions, des vices, des travers, des ridicules particuliers, et l'on donne le Comédiana, l'Asiniana, le Harpagoniana, l'Ivrogniana, que dis-je ? — le Polissoniana. Ces fleurettes puériles s'épanouissent de toutes parts, avec une abondance qui atteste leur succès. Dans ces dernières années, la création ou le développement du courrier de Paris, l'importance prise tout à coup par le petit journal, par la presse légère, qui fait métier d'être indiscrète et satirique, de propager la nouvelle sous toutes ses formes, depuis celle de la chronique jusqu'à celle du fait-divers, viennent encore vulgariser de plus en plus parmi nous le goût de l'anecdote.

Nous sommes restés la nation dont le penchant à entendre et à conter des histoires frappait déjà César. La promptitude, la curiosité et la causticité de l'esprit national sont passées en proverbe, et la hâte des affaires, la fièvre de la vie moderne se joignent à ces causes premières pour en accroître les effets. Nous avons toujours aimé la maxime brève, le mot piquant, le trait rapide et acéré. Pour plaire à la foule, s'en faire accepter et comprendre, la morale se met en récits, l'expérience en dictons, la tragédie en sentences, l'histoire en morceaux choisis, et la politique en couplets. Dès qu'un illustre meurt, il pleut des milliers d'anecdotes sur sa tombe, en

guise d'oraisons funèbres, et personne n'a oublié le succès obtenu, il y a quelques années, par un auteur de petites biographies, qui avait compris ce goût, et par quelques-uns de ses imitateurs.

Ainsi s'explique comment des recueils de la nature de celui-ci ont été entrepris si souvent déjà. Dans cette innombrable multitude, parmi les meilleurs et les plus connus, on en peut distinger particulièrement trois : L'Improvisateur français, publié par S. (Sallentin) de l'Oise, en 21 volumes in-12 (1804-6);

L'Encyclopediana de Panckoucke, qui forme le supplément de la grande Encyclopédie du XVIIIe siècle, et un autre Encyclopédiana, — Recueil d'anecdotes, anciennes, modernes et contemporaines, sans nom d'auteur, sans divisions ni titres, dont il s'est publié plusieurs éditions depuis un certain nombre d'années.

Nous avons voulu faire quelque chose d'analogue, mais autrement néanmoins, afin de donner à notre recueil sa raison d'être et, nous l'espérons, sa supériorité. Une compilation comme celle-ci a toujours un avantage naturel sur les précédentes: celui de pouvoir profiter des résultats acquis en les accroissant, de les compléter en comblant l'espace écoulé depuis, et en puisant aux sources nouvelles, qui se sont multipliées dans ces derniers temps. Nous avons tâché de nous en assurer d'autres encore.

L'Improvisateur français, d'ailleurs très-volumineux, devenu rare et relativement cher, n'est pas, à proprement parler, ou du moins n'est pas exclusivement, il s'en faut, un recueil d'anecdotes. Il renferme des définitions, de petites dissertations, des maximes, des vers, des traits de toute espèce, rangés sous un mot quelconque, non pas celui qui en indique l'idée dominante, mais le premier venu, pourvu qu'il se trouve dans les citations groupées par le compilateur, et n'eût-il aucun sens par lui-même (par exemple le mot que ou qui ).

Ni l'Encyclopédiana de Panckoucke, ni l'autre, plus moderne, n'indiquent leurs sources. Ce dernier n'a même de classement d'aucune sorte; les histoires s'y succèdent sans séparation comme sans lien, sans titre ni points de repère. Et dans le recueil de Panckoucke, comme aussi, quoiqu'à un moindre degré, dans l'Improvisateur français, que d'ivraie mêlée au bon grain, que de platitudes, de fadeurs, de lourdeurs, de longueurs et d'inutilités ! Il faut avoir parcouru et fouillé ainsi que j'ai dû le faire, tous ces recueils spéciaux, pour savoir combien ils renferment de banalités flasques et ennuyeuses, de traits émoussés et sans pointe, de mots incolores et éventés, et surtout dans quelle rédaction molle et pâle, qui trouve moyen d'alourdir l'esprit même, sont noyés le plus grand nombre de leurs récits. Ce n'est qu'avec beaucoup de bonne volonté qu'on peut emprunter quelque chose aux Anecdotes militaires, aux Anecdotes des beaux-arts, etc., et cette bonne volonté ne suffit même point pour trouver une ligne à prendre dans les Anecdotes de la cour de Philippe-Auguste, par Mile de Lussan,

les Anecdotes de la cour de France, par Varillas, les Anecdotes orientales, espagnoles, anglaises, etc., par de La Place, qui peuvent avoir tous les mérites du monde, sauf le mérite de briéveté rapide et piquante, de vivacité et de relief, qui constituent à proprement parler le genre anecdotique. Voici les caractères particuliers que nous nous sommes efforcé de donner à notre recueil.

D'abord il a, avant tout, le caractère historique. Nous avons généralement exclu les anecdotes fictives, tirées des romans et des œuvres d'imagination pure, sauf quelques-unes qui peuvent passer pour des traits de mœurs et d'observation personnelle. Non pas, on le comprend bien, que nous voulions garantir l'authenticité de tous les traits que nous citons : on devient très-modeste sur ce chapitre quand on a pu voir par soi-même les innombrables déguisements que revêt la même narration, et à quelles origines imprévues et lointaines se rattachent souvent celles qu'on semblait avoir lieu de croire les plus authentiques. Mais elles sont prises dans des ouvrages ayant le caractère historique, et nous avons préféré celles qui intéressent particulièrement l'histoire de France et l'histoire des derniers siècles, la biographie des hommes célèbres dans les divers genres. Nous n'avons pas cru devoir exclure les anecdotes devenues en quelque sorte classiques, et qui sont comme la base de tout dictionnaire analogue : précisément parce qu'elles se trouvent partout, notre recueil eût semblé incomplet en ne les reproduisant pas, et nous ne sommes plus au temps où la signification du mot, conforme à son étymologie, ne désignait qu'un trait inédit ; mais nous nous sommes attachés avec une prédilection toute particulière aux oubliées ou aux inconnues.

Nous avions même caressé un projet : nous aurions voulu étendre nos choix de telle sorte qu'aucun pays et aucun temps ne s'y trouvassent omis, et qu'on eût pu, en les classant chronologiquement, reconstituer pour ainsi dire une histoire anecdotique universelle, sans lacune importante. Il a bien fallu renoncer à cette utopie, ou du moins n'en garder que ce qui était réalisable. L'antiquité a sa place ici à côté de l'époque moderne; l'Orient y figure auprès de l'Occident, et il est bien peu des grands hommes qui n'y aient leur place. En voulant faire plus, l'immensité du travail eût produit un recueil énorme et probablement très-ennuyeux. Du reste, tout ce qui sent la thèse et le système doit être évité avec soin dans un pareil ouvrage : il ne faut pas confondre les genres, ni les rôles, et croire qu'on puisse beaucoup plus mettre l'histoire entière en anecdotes qu'en chansons ou en rondeaux.

En nous attachant de préférence aux anecdotes historiques, nous ne nous sommes pourtant pas refusé à les mêler, pour la variété du recueil et l'agrément du lecteur, à quelques-unes qui n'ont pas ce caractère, choisies parmi les plus piquantes et, autant que possible, parmi celles qui n'ont point traîné dans tous les anas. S'il est bon de mêler le grave au doux, dans

a.

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