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un Dictionnaire d'anecdotes, il n'est pas moins nécessaire d'y joindre aussi le plaisant au sévère. C'est une question de doses, si je puis ainsi dire, qu'il faut laisser à l'arbitrage de l'auteur. - On a mème çà et là, dans l'intérèt de la variété, emprunté à quelque poète ou à quelque conteur la rédaction d'un trait historique.

Pour compléter la physionomie propre de ce recueil,notre règle générale a été d'indiquer scrupuleusement nos sources et de reproduire, sans autre modification que les retranchements indispensables pour qu'ils pussent rentrer dans notre cadre, ou, pour les plus anciens, le rajeunissement de quelques termes, car c'est ici un livre de lecture courante, où le lecteur ne doit être arrêté par aucun obstacle, les auteurs auxquels nous faisions des emprunts. Chaque écrivain a son style, qu'il est nécessaire de lui conserver, absolument comme, dans une galerie, chaque peintre a sa manière, et il est aussi déplacé de refaire leurs récits qu'il le serait au propriétaire de la galerie de repeindre les tableaux pour les accommoder tous uniformément à son goût. La multitude de petites toiles accrochées dans ce Musée familier conservent la variété des styles en même temps que celle des narrations, et l'on y trouve une sorte d'anthologie qui réunit l'intérêt littéraire à l'intérêt anecdotique. Sous chaque titre nous casons les extraits par ordre chronologique, bien que cet ordre ne puisse rien avoir de rigoureux, et même qu'il cède quelquefois à la nécessité de rapprocher deux traits dont l'un appelle l'autre, et qui se complètent par l'analogie ou par le

contraste.

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Nous avons commencé par dépouiller et faire dépouiller tous les ouvrages originaux, anciens et modernes, français et étrangers, où nous pouvions espérer de trouver une récolte plus ou moins abondante, sans distinction d'opinion, avec une impartialité entière, en n'écartant systématiquement que ce qui offrait le caractère évident du scandale et de la calomnie, de la personnalité et de l'esprit de parti. Ce qu'il a fallu parcourir, le crayon à la main, d'histoires et de mémoires, Mémoires politiques, pittoresques, romanesques, dramatiques, etc. - de Correspondances, de Voyages, de Souvenirs, de Journaux et de Chroniques, pour réunir nos extraits, on s'en apercevra en nous lisant, autant du moins qu'il est possible de s'en rendre compte, car beaucoup d'auteurs ont été parcourus de la première à la dernière page sans fournir une seule ligne. Des historiens comme Froissart, et, dans un tout autre genre, comme Vertot, malgré la curiosité des détails qu'ils renferment, sont presque inutiles à un recueil tel que celui-ci, parce que leurs narrations n'ont jamais la forme anecdotique. Il faut ramasser trois ou quatre fois trop afin de ramasser suffisamment, et, dans le triage définitif, les deux-tiers des extraits qu'on a pris tant de peine à réunir restent sur le carreau. Nous avons même poussé ce dépouillement bien au-delà des limites habituelles, en abordant des ouvrages où l'on n'a point coutume d'aller chercher des anecdotes, où la plupart

des lecteurs même ne s'attendraient certainement pas à en trouver, et qui pourtant en renferment de fort intéressantes, par exemple des livres de critique et d'érudition; en mettant aussi à contribution, outre les mines universellement exploitées et connues pour leurs richesses, quelques autres qui avaient été négligées jusqu'à présent, sans oublier les plus récentes, celles qui s'ouvrent chaque jour et dont nous avons profité dans la limite de nos droits. On verra que nous avons fait une large part aux hommes du XIXe siècle, à nos contemporains, quoi que, par un sentiment de convenance, nous nous soyons généralement abstenus de toucher aux vivants.

Après les ouvrages originaux, nous avons dépouillé les répertoires généraux ou particuliers, pour y glaner les nombreux épis qui avaient échappé à cette première récolte. Nous avons même recueilli, en y puisant avec la réserve et la défiance nécessaires, de nombreuses épaves dans le flot trèsabondant, mais un peu trouble, des journaux, qui nous a surtout alimentés pour la partie contemporaine.

Quelle que soit la multitude des sources où nous avons puisé, il est vrai qu'on pourra toujours en citer un non moins grand nombre où nous n'avons rien pris. Le champ est infini : cinquante volumes, cinquante années de travail et cinquante collaborateurs ne suffiraient pas à le moissonner tout entier, d'autant plus qu'il s'accroît toujours à mesure qu'on le dépouille. Si reculée que soit la borne ou l'on s'arrête, il faut bien se résoudre à en poser une : l'eussions-nous placée dix fois plus loin, il eût toujours été possible de la reculer encore. On doit donc savoir s'arrêter dans des limites raisonnables, là où l'intérêt ferait défaut et où le lecteur serait noyé. Nous avons conscience et nous osons dire que, pour l'étendue des lectures, notre recueil ne redoute aucune comparaison.

Les anecdotes dont la source n'est point indiquée sont celles qui n'ont aucune importance, qu'on retrouve partout, qui sont devenues une sorte de propriété commune et banale, sans qu'on sache d'où elles viennent, du moins sans qu'on puisse retrouver leur rédaction primitive; ou bien enfin celles dont la rédaction est propre à ce recueil, soit parce qu'il a fallu les abréger ou les condenser, soit pour toute autre raison. Quelquefois, surtout pour certaines anecdotes modernes qui n'ont point le caractère historique, il n'a pas été possible de remonter à la source. De pérégrinations en pérégrinations elles s'étaient dépaysées, et je les trouvais à l'état de vagabondage, loin du lieu natal, sans aucune marque qui permit d'en deviner l'origine.

Nous avons mis quelques notes, courtes et sobres, afin de ne point changer le caractère de ce recueil. Ces notes ont pour objet d'indiquer des rapprochements, de donner des explications nécessaires, de signaler les variantes et les transformations curieuses, au besoin les circonstances qui sont de nature à éclairer sur le plus ou moins d'authenti

cité et de vraisemblance; parfois enfin, dans les cas les plus remarquables, pour suivre la filiation d'une historiette, en marquer la provenance probable, les imitations et les plagiats. Rien n'est plus suspect, on le verra bien souvent, que l'authenticité d'une foule d'anecdotes qui paraissent parfaitement vraisemblables et sont rapportées par des auteurs dignes de foi. Une foule de traits et de mots historiques passés en traditions sont cependant tantôt des inventions pures et simples, tantôt des variations exécutées sur un thème connu, des adaptations à un autre temps et à un autre personnage. Il en est qui ont voyagé ainsi de siècles en siècles et de pays en pays, en changeant de costume à chaque étape. Les germes de telle histoire du XVIIIe siècle remontent jusque chez les Grecs ou les Latins. On est tout surpris de retrouver dans le Henriana, qui est de 1801, comme adressée à Henri IV, la magnifique réponse attribuée partout au grenadier d'Erfurth, qui l'aurait faite à Napoléon Ier et à Alexandre; et l'on est plus surpris encore, après l'avoir retrouvée dans l'Henriana, de la rencontrer aussi dans les Contes de d'Ouville (1): il serait possible, probablement, de remonter plus haut. Et peut-être qu'en arrivant jusqu'à l'origine, on y trouverait un conte fait à plaisir. Nous choisissons cet exemple entre cent autres, tout aussi frappants. De même l'anecdote attribuée à Young, puis à Weber, puis à un abbé ( Vr Revanche), se trouve également tout au long dans d'Ouville,qui lui-même l'avait certainement prise ailleurs.

Le nombre est incalculable de ces pièces de mauvais aloi effrontément frappées à l'effigie d'un homme célèbre, lancées dans la circulation par des écrivains sans scrupule, acceptées et repassées de main en main comme argent comptant. Cette fausse monnaie se fabrique encore chaque jour avec une rare audace et un sans-façon inouï, principalement dans les chroniques et les échos de la petite presse. Là on ne se donne même pas la peine d'inventer : on ouvre simplement sur son bureau l'Encyclopédiana, et l'on y puise à pleines mains pour remplir le courrier du jour, en se bornant à changer la date de l'anecdote et le nom du héros. On a entendu hier sur le boulevard, au café ou au théâtre les traits qui courent les anas depuis deux ou trois siècles. On pille les uns après les autres tous les mots de Chamfort, de Rivarol, de l'abbé Galiani, de Talleyrand, de M. de Montrond, qui avaient déjà eux-mêmes profité de bien des opérations pareilles, pour les mettre au compte de MM. Alexandre Dumas fils, Nestor Roqueplan, Méry, Balzac, Auber, Sardou, etc. C'est tout au plus si l'on prend la peine de démarquer le linge. Ces plagiats se pratiquent si continuellement, si universellement et sur une si large échelle, que, pendant la composition de ce Dictionnaire, il m'arrivait chaque jour de reconnaître et de saluer au

(1) Vr Reparties. Une réponse de Marlborough à Tallard, après la bataille d'Hochstedt, que nous rapportons à la même page, semble également une nouvelle application de ce mot.

passage les trois-quarts, quelquefois plus encore, des Nouvelles du jour dont étaient remplies les chroniques de tel journal littéraire qui prétend se distinguer par la sûreté et la rapidité de ses informations. De là le discrédit jeté sur les anecdotes. Les vraies payent pour les fausses. Si l'on voulait passer au crible de la discussion ces myriades de faits et de mots, il y faudrait un travail énorme, capable de remplir toute la vie d'un érudit. M. Edouard Fournier l'a entrepris dans un piquant petit volume pour quelques-unes des légendes les plus répandues.

Ce n'était point notre affaire et nous ne pouvions songer à une pareille tâche. Nous citons nos auteurs, afin de mettre notre responsabilité à couvert, sans vouloir ni pouvoir autrement garantir ce qu'ils racontent, nous bornant à écarter ce qui sonne évidemment le faux et à énoncer nos doutes au besoin.

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Quant au classement, le plus simple, le plus logique et même à peu près le seul possible nous a paru le système traditionnel qui consiste à ranger les anecdotes dans l'ordre alphabétique de leurs titres, en composant ceux ci, autant que possible, et la chose est souvent d'une grande difficulté pratique, d'après l'idée dominante ou le trait saillant. Beaucoup de ces titres servent de points de départ à des séries, où l'on trouvera groupées un grand nombre d'anecdotes, formant comme des recueils de curiosités, comme des tableaux d'ensemble sur le sujet, — par exemple les mots Naïvetés, Calembours, Bons mots, Jeux de mots, Reparties, Mystifications, Fautes typographiques, Bévues et Méprises, Evasions, etc., etc.

Avons-nous besoin d'ajouter pourtant qu'en rassemblant ainsi plusieurs anecdotes sous des étiquettes générales, nous ne prétendons nullement tracer des catégories complètes, ni absolument méthodiques. Sous les titres de Prédicateurs, Peintres, Courtisans, etc., on aurait tort de s'attendre à trouver toutes les histoires dans lesquelles figurent des courtisans, des peintres ou des prédicateurs, ou mème dans lesquelles ils figurent au premier rang. On conçoit que des centaines d'autres peuvent être rattachées à des titres qui changeront suivant les particularités qu'elles renferment et l'aspect sous lequel il est possible de les envisager, surtout quand, au lieu de former de grands chapitres peu nombreux, ces divisions se multiplient à l'infini, afin de s'accommoder à toutes les nécessités du recueil. D'ailleurs, beaucoup de ces séries offrent entre elles des analogies très-grandes et ne sont séparées les unes des autres que par des nuances, - Calembours et Jeux de mots; Aneries, Balourdises, Janoteries et Naïvetés; Boutades et Saillies; Représailles et Revanches; Bévues, Méprises et Quiproquos, etc.

Un index alphabétique, qui manque habituellement aux ouvrages de ce genre, nous a paru indispensable pour donner au nôtre toute son utilité et en faire autre chose qu'un simple livre de lecture. En combinant les indications de ce classement moral avec celles de la table des noms propres, il

sera facile de se retrouver. On pourra rapprocher tous les traits relatifs à un même personnage et mettre le doigt du premier coup sur l'anecdote qu'on cherche, en sorte que notre recueil réunira les avantages des deux classifications: la classification méthodique, par idées, et la classification biographique.

Bref, nous voudrions et nous avons tâché que ce Dictionnaire, par l'abondance et l'étendue des lectures, le choix et le classement des anecdotes, leur variété et leur universalité, la nouveauté de plusieurs et l'intérêt contemporain de beaucoup, comme aussi par la reproduction textuelle des originaux, l'indication des sources, les quelques notes que nous y avons ajoutées et la table alphabétique des noms, pût devenir le répertoire classique du genre. On a prétendu que Talleyrand prenait son esprit tout fait dans l'Improvisateur français : les causeurs, les curieux, voire les chroniqueurs pourront prendre le leur également dans notre recueil, qui contient l'esprit de tout le monde. Le Dictionnaire d'anecdotes · est le supplément naturel de cet excellent ouvrage dont l'éloge n'est plus à faire le Dictionnaire de la Conversation. Comme lui, mais dans des proportions infiniment plus restreintes et avec une ambition plus modeste, c'est aussi un Dictionnaire de la conversation et de la lecture; seulement c'est le Dictionnaire de la lecture amusante et de la conversation à bâtons rompus, de la causerie spirituelle et rapide, où les mots se choquent, où le trait jaillit, où l'histoire s'éparpille en historiettes. L'un est l'utilité, l'autre l'agrément; l'un prend le fruit, l'autre la fleur. Là où le premier s'enfonce au cœur de chaque sujet, pour dresser l'inventaire méthodique et raisonné des notions indispensables à tous, le second voltige à la surface et, comme dit le poète, circum præcordia ludit. Le premier enfin est de l'or en barres; le second de l'or, de l'argent ou du cuivre monnayé en milliers de piécettes courantes, qui passent de mains en mains.

Mais c'est assez dire ce que nous avons voulu faire le public verra ce que nous avons fait.

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