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Au dire de chacun étaient de petits saints.
L'âne vint à son tour, et dit: "J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net."
A ces mots on cria haro sur le baudet.

Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.

Manger l'herbe d'autrui! quel crime abominable!
Rien que la mort n'était capable

D'expier son forfait on le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

64. Le Cerf se voyant dans l'eau

Dans le cristal d'une fontaine
Un cerf se mirant autrefois
Louait la beauté de son bois,

Et ne pouvait qu'avecque peine
Souffrir ses jambes de fuseaux,

Dont il voyait l'objet se perdre dans les eaux.
"Quelle proportion de mes pieds à ma tête?
Disait-il en voyant leur ombre avec douleur :
Des taillis les plus hauts mon front atteint le faîte ;

Mes pieds ne me font point d'honneur."

Tout en parlant de la sorte,

Un limier le fait partir ;

Il tâche à se garantir;
Dans les forêts il s'emporte.

Son bois, dommageable ornement,
L'arrêtant à chaque moment,

Nuit à l'office que lui rendent

Ses pieds, de qui ses jours dépendent.

Il se dédit alors, et maudit les présents

Que le ciel lui fait tous les ans.

Nous faisons cas du beau, nous méprisons l'utile;
Et le beau souvent nous détruit.

Ce cerf blâme ses pieds qui le rendent agile :
Il estime un bois qui lui nuit.

65. Le Héron

Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,
Le héron au long bec emmanché d'un long cou :
Il côtoyait une rivière.

L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours;
Ma commère la carpe y faisait mille tours

Avec le brochet son compère.

Le héron en eût fait aisément son profit:

Tous approchaient du bord; l'oiseau n'avait qu'à prendre. Mais il crut mieux faire d'attendre

Qu'il eût un peu plus d'appétit :

Il vivait de régime, et mangeait à ses heures.
Après quelques moments, l'appétit vint: l'oiseau,
S'approchant du bord, vit sur l'eau

Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas; il s'attendait à mieux,
Et montrait un goût dédaigneux

Comme le rat du bon Horace.

"Moi, des tanches? dit-il; moi, héron, que je fasse Une si pauvre chère? Et pour qui me prend-on ?" La tanche rebutée, il trouva du goujon.

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"Du goujon! c'est bien là le dîner d'un héron ! J'ouvrirais pour si peu le bec! aux dieux ne plaise!" Il l'ouvrit pour bien moins: tout alla de façon

Qu'il ne vit plus aucun poisson.

La faim le prit; il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.

Ne soyons pas si difficiles :

Les plus accommodants, ce sont les plus habiles;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner,

Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
Bien des gens y sont pris. Ce n'est pas aux hérons
Que je parle écoutez, humains, un autre conte;
Vous verrez que chez vous j'ai puisé ces leçons.

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66. Le Coche et la Mouche

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé,

Six forts chevaux tiraient un coche.

Femmes, moine, vieillards, tout était descendu;
L'attelage suait, soufflait, était rendu.

Une mouche survient, et des chevaux s'approche;
Prétend les animer par son bourdonnement,
Pique l'un, pique l'autre, et pense à tout moment
Qu'elle fait aller la machine,

S'assied sur le timon, sur le nez du cocher.
Aussitôt que le char chemine,

Et qu'elle voit les gens marcher,

Elle s'en attribue uniquement la gloire,

Va, vient, fait l'empressée; il semble que ce soit
Un sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens et hâter la victoire.

La mouche, en ce commun besoin,

Se plaint qu'elle agit seule, et qu'elle a tout le soin;
Qu'aucun n'aide aux chevaux à se tirer d'affaire.

Le moine disait son bréviaire :

Il prenait bien son temps! une femme chantait :
C'était bien de chansons qu'alors il s'agissait !
Dame mouche s'en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sottises pareilles.

Après bien du travail, le coche arrive au haut.
"Respirons maintenant! dit la mouche aussitôt :
J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Çà, messieurs les chevaux, payez-moi de ma peine."
Ainsi certaines gens, faisant les empressés,

S'introduisent dans les affaires :

Ils font partout les nécessaires,

Et, partout importuns, devraient être chassés.

67. La Fortune et le jeune Enfant
Sur le bord d'un puits très profond
Dormait, étendu de son long,

Un enfant alors dans ses classes:

Tout est aux écoliers couchette et matelas.
Un honnête homme, en pareil cas,
Aurait fait un saut de vingt brasses.
Près de là, tout heureusement,

La Fortune passa, l'éveilla doucement,

Lui disant: "Mon mignon, je vous sauve la vie ;
Soyez une autre fois plus sage, je vous prie.
Si vous fussiez tombé, l'on s'en fût pris à moi;
Cependant c'était votre faute.

Je vous demande, en bonne foi,
Si cette imprudence si haute

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Provient de mon caprice." Elle part à ces mots.
Pour moi, j'approuve son propos.

Il n'arrive rien dans le monde
Qu'il ne faille qu'elle en réponde:
Nous la faisons de tous écots;

Elle est prise à garant de toutes aventures.
Est-on sot, étourdi; prend-on mal ses mesures,
On pense en être quitte en accusant son sort;
Bref, la Fortune a toujours tort.

68. Les Médecins

Le médecin Tant-pis allait voir un malade
Que visitait aussi son confrère Tant-mieux.
Ce dernier espérait, quoique son camarade
Soutînt que le gisant irait voir ses aieux.
Tous deux s'étant trouvés différents pour la cure,
Leur malade paya le tribut à nature,

Après qu'en ses conseils Tant-pis eut été cru.
Ils triomphaient encor sur cette maladie.

L'un disait: “Il est mort; je l'avais bien prévu.
-S'il m'eût cru, disait l'autre, il serait plein de vie."

69. La Laitière et le Pot au lait

Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait

Bien posé sur un coussinet,

Prétendait arriver sans encombre à la ville.

Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats.

Notre laitière ainsi troussée

Comptait déjà dans sa pensée

Tout le prix de son lait; en employait l'argent ;

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