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Le trop superbe équipage
Peut souvent en un passage
Causer du retardement.
Les petits, en toute affaire,
Esquivent fort aisément :

Les grands ne le peuvent faire.

41. Le Singe et le Dauphin

C'était chez les Grecs un usage
Que sur la mer tous voyageurs
Menaient avec eux en voyage
Singes et chiens de bateleurs.
Un navire en cet équipage
Non loin d'Athènes fit naufrage.
Sans les dauphins tout eût péri.
Cet animal est fort ami

De notre espèce: en son histoire
Pline le dit; il le faut croire.
Il sauva donc tout ce qu'il put.
Même un singe en cette occurrence
Profitant de la ressemblance,

Lui pensa devoir son salut :

Un dauphin le prit pour un homme,
Et sur son dos le fit asseoir

Si gravement qu'on eût cru voir
Ce chanteur que tant on renomme.
Le dauphin l'allait mettre à bord,
Quand, par hasard, il lui demande :
"Êtes-vous d'Athènes la grande?

Oui, dit l'autre ; on m'y connaît fort: S'il vous y survient quelque affaire,

Employez-moi; car mes parents

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Y tiennent tous les premiers rangs :
Un mien cousin est juge-maire."
Le dauphin dit: "Bien grand merci ;
Et le Pirée a part aussi

A l'honneur de votre présence?
Vous le voyez souvent, je pense?
Tous les jours: il est mon ami;
C'est une vieille connaissance."
Notre magot prit, pour ce coup,

Le nom d'un port pour un nom d'homme.
De telles gens il est beaucoup

Qui prendraient Vaugirard pour Rome,
Et qui, caquetant au plus dru,
Parlent de tout, et n'ont rien vu.

Le dauphin rit, tourne la tête,
Et, le magot considéré,

Il s'aperçoit qu'il n'a tiré

Du fond des eaux rien qu'une bête :
Il l'y replonge, et va trouver
Quelque homme afin de le sauver.

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42. Le Vieillard et ses Enfants

Toute puissance est faible, à moins que d'être unie:
Écoutez là-dessus l'esclave de Phrygie.

Si j'ajoute du mien à son invention,

C'est pour peindre nos mœurs, et non point par envie;
Je suis trop au-dessous de cette ambition.

Phèdre enchérit souvent par un motif de gloire ;
Pour moi, de tels pensers me seraient malséants.
Mais venons à la fable, ou plutôt à l'histoire
De celui qui tâcha d'unir tous ses enfants.
Un vieillard prêt d'aller où la mort l'appelait :

"Mes chers enfants, dit-il (à ses fils il parlait),
Voyez si vous romprez ces dards liés ensemble;
Je vous expliquerai le nœud qui les assemble."
L'aîné les ayant pris, et fait tous ses efforts,

Les rendit, en disant: "Je le donne aux plus forts."
Un second lui succède, et se met en posture,
Mais en vain. Un cadet tente aussi l'aventure.
Tous perdirent leur temps: le faisceau résista;
De ces dards joints ensemble un seul ne s'éclata.
"Faibles gens! dit le père, il faut que je vous montre
Ce que ma force peut en semblable rencontre."
On crut qu'il se moquait; on sourit, mais à tort:
Il sépare les dards, et les rompt sans effort.
"Vous voyez, reprit-il, l'effet de la concorde;
Soyez joints, mes enfants; que l'amour vous accorde."
Tant que dura son mal, il n'eut autre discours.
Enfin se sentant prêt de terminer ses jours:

"Mes chers enfants, dit-il, je vais où sont nos pères;
Adieu promettez-moi de vivre comme frères ;
Que j'obtienne de vous cette grâce en mourant."
Chacun de ses trois fils l'en assure en pleurant.

Il prend à tous les mains; il meurt; et les trois frères
Trouvent un bien fort grand, mais fort mêlé d'affaires.
Un créancier saisit, un voisin fait procès.
D'abord notre trio s'en tire avec succès.
Leur amitié fut courte autant qu'elle était rare.
Le sang les avait joints; l'intérêt les sépare :
L'ambition, l'envie, avec les consultants,
Dans la succession entrent en même temps.
On en vient au partage, on conteste, on chicane:
L'ye sur cent points tour à tour les condamne.
Maciers et voisins reviennent aussitôt,

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Les frères désunis sont tous d'avis contraire :

L'un veut s'accommoder, l'autre n'en veut rien faire.
Tous. perdirent leur bien, et voulurent trop tard
Profiter de ces dards unis et pris à part.

43. L'Ane chargé d'éponges, et l'Ane chargé de sel

Un ânier, son sceptre à la main,
Menait en empereur romain

Deux coursiers à longues oreilles.

L'un, d'éponges chargé, marchait comme un courrier;
Et l'autre, se faisant prier,

Portait, comme on dit, les bouteilles.

Sa charge était de sel. Nos gaillards pèlerins,
Par monts, par vaux, et par chemins,

Au gué d'une rivière à la fin arrivèrent,

Et fort empêchés se trouvèrent.

L'ânier, qui tous les jours traversait ce gué-là,
Sur l'âne à l'éponge monta,

Chassant devant lui l'autre bête,
Qui, voulant en faire à sa tête,
Dans un trou se précipita,
Revint sur l'eau, puis échappa.
Car, au bout de quelques nagées,
Tout son sel se fondit si bien
Que le baudet ne sentit rien
Sur ses épaules soulagées.

Camarade épongier prit exemple sur lui,
Comme un mouton qui va dessus la foi d'autrui.
Voilà mon âne à l'eau; jusqu'au col il se plonge,
Lui, le conducteur, et l'éponge.

Tous trois burent d'autant: l'ânier et le grison
Firent à l'éponge raison.

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Celle-ci devint si pesante,

Et de tant d'eau s'emplit d'abord,
Que l'âne succombant ne put gagner le bord.
L'ânier l'embrassait, dans l'attente

D'une prompte et certaine mort.

Quelqu'un vint au secours : qui ce fut, il n'importe ;
C'est assez qu'on ait vu par là qu'il ne faut point
Agir chacun de même sorte.

J'en voulais venir à ce point.

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44. L'Œil du Maître

Un cerf, s'étant sauvé dans une étable à bœufs,
Fut d'abord averti par eux

Qu'il cherchât un meilleur asile.

"Mes frères, leur dit-il, ne me décelez pas :
Je vous enseignerai les pâtis les plus gras;
Ce service vous peut quelque jour être utile,
Et vous n'en aurez point regret."

Les bœufs, à toutes fins, promirent le secret.
Il se cache en un coin, respire, et prend courage.
Sur le soir on apporte herbe fraîche et fourrage,

Comme l'on faisait tous les jours.

L'on va, l'on vient, les valets font cent tours,
L'intendant même; et pas un, d'aventure,

N'aperçut ni cors, ni ramure,

Ni cerf enfin. L'habitant des forêts

Rend déjà grâce aux bœufs, attend dans cette étable

Que, chacun retournant au travail de Cérès,
Il trouve pour sortir un moment favorable.

L'un des bœufs ruminant lui dit: “Cela va bien;

Mais quoi? l'homme aux cent yeux n'a pas fait sa revue.
Je crains fort pour toi sa venue;

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