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moi, guérissez-moi; vous aurez fait une cure incomparable! Et comment n'auriez-vous pas tort? lui répliquai-je. << Pensez-vous avoir droit de rire des maux de l'humanité? tels que la mort, la maladie, la folie, la mélancolie, les « meurtres; ainsi du reste, s'il est, en effet, quelque chose de pire ou bien, en sens inverse, les alliances, la naissance « des enfants, les fêtes, les mystères, les dignités, les hon«neurs et les autres biens de cette nature seroient-ils des objets risibles? Rirez-vous indistinctement de ce qui « excite la joie, et de ce qui excite la pitié; de sorte que « et le bien et le mal soient indifférents pour vous ? » A cela Démocrite répondit : « Vous parlez à merveille, ô Hip«pocrate mais vous ignorez ce qui me fait rire. Quand « vous le saurez, mon rire deviendra le vôtre : vous l'em« porterez avec vous, comme un trésor propre à vous dédommager, et au delà, de votre mission; comme un remède inestimable pour votre patrie et pour vous; puisqu'il vous « donnera le pouvoir de rendre sages tous les hommes. Peut-être en revanche m'apprendrez-vous la médecine, « vous qui aurez appris de moi comment la folle ambition des hommes se passionne pour des riens, et comment ils «< consument leur vie à poursuivre les biens les plus dignes « de risée. — Au nom des dieux, répliquai-je, dites-moi : ce « monde entier ignore peut-être qu'il est malade; peut-être « n'a-t-il point où envoyer chercher des remèdes par une ambassade car, hors du monde, qu'y a-t-il? » Démocrite m'interrompit. « Prenez garde, Hippocrate; il y a des infinités << de mondes; ne dépréciez pas la richesse de la nature. — « Voilà ce que vous m'enseignerez en temps et lieu, ô Démo« crite. J'ai peur qu'en vous engageant dans l'infinité, vous << ne recommenciez à rire. Ne songez seulement qu'à rendre compte de ce temps de votre vie que vous employez à rire. » Démocrite alors me regardant en face: « Vous croyez, me dit-il, que je ris de deux choses, des biens et des maux. Je ne risque d'une seule, l'homme : l'homme, plein de folie,

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« vide de raison, puéril en tout, entreprenant des travaux << sans fin, comme sans utilité; lui que ses désirs insatiables promènent dans tous les recoins et jusqu'aux extrémités de << la terre; avide d'or et d'argent : ne s'arrêtant pas même à « la possession; toujours s'agitant pour posséder davantage; « comme s'il étoit toujours au-dessous de lui-même; comme « s'il avoit à rougir d'ètre réputé heureux. Il va de ses doigts « déchirer la terre; il y creuse des abîmes où les uns pé« rissent écrasés par des éboulements; où les autres traînent « leur longue vie dans des supplices qui leur servent de châtiments, et dont ils se font comme une patrie; attachés à la « recherche de l'or et de l'argent, à la poursuite de quelques << traces de rouille ou de poussière; et coupant çà et là les « veines de la terre pour tirer de leur repos quelques grains « de sable. Cette mère si féconde et si riante, une soif d'opu«lence pousse l'homme à la tourmenter comme son ennemie. « Il fuit une terre que le soleil éclaire; il la dédaigne avec «< outrage, pour s'enfoncer dans une terre qu'habitent les ténèbres, la fatigue et les soucis! Quel ridicule égarement! «En voici qui achètent des chiens et des chevaux ; d'autres, qui, mesurant les limites d'une vaste contrée, l'inscrivent « au rang de leurs propriétés ; ils veulent s'en faire les maîtres, «ne l'étant pas d'eux-mêmes. En voilà qui ont hâte d'épouser « et hâte de répudier; et, passant ainsi de l'amour à la haine, « leurs enfants qu'ils ont chéris dans le jeune âge, ils les rejettent lorsqu'ils sont adultes : toujours vains dans leurs « sentiments, toujours également déraisonnables et voisins. « de la folie! J'en vois qui préfèrent à la paix les horreurs de « la guerre civile, qui élèvent et déposent leurs rois, et se baignent dans le sang. Tel fouille une terre pour en tirer << de l'argent; avec cet argent, il achète une terre; cette terre achetée, il en vend les fruits; et de la vente de ces fruits, « il en retire encore de l'argent. Quelle suite de changements! «<et où les jette leur malice ! N'ont-ils point de richesses? ils « en désirent. En ont-ils ? ils les cachent ou les dissipent.

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Voilà de quoi je ris: c'est de leur mauvais sens; c'est « surtout de leurs malheurs. Ne violent-ils pas toutes les « lois de la vérité? Dans les débats qu'allume leur jalousie, « une animosité réciproque arme l'un contre l'autre, les frères, les enfants, les citoyens; ils s'égorgent pour s'ar<< racher des biens que leur mort même les empêche de pos«séder. La dépravation de leurs cœurs les rend insensibles ⚫ à l'indigence de leurs amis et de leur patrie. Ils consacrent « leur or à l'acquisition d'objets frivoles et inanimés. Ils échangent tout ce qu'ils ont contre des statues, vains simu<< lacres dont ils sont charmés, lorsqu'il semble que des pa« roles en vont sortir; tandis qu'ils ont en aversion quiconque << leur en feroit entendre réellement. Les difficultés irritent leurs caprices. Sont-ils sur un continent? ils soupirent après la mer. Sont-ils dans une île ? ils soupirent après un « continent. Il faut que tout fléchisse sous le joug de leurs passions. Ils louent le courage à la guerre, et se laissent vaincre par l'intempérance et l'avarice, Leurs fantasques « désirs sont autant de maladies qui les énervent et les abais<< sent au rôle de Thersites. Pourquoi donc vous offenser de « mon rire, ô Hippocrate? Personne ne rit de sa propre folie; chacun rit de celle des autres. Tel qui se croit sobre « insulte à tel que le vin a troublé ; et tel que travaille une plus « fâcheuse maladie, à tel qui n'a que celle de l'amour. L'homme << de mer n'est pas plus épargné que l'agriculteur; et les métiers, comme les actions, sont des principes de discorde.— « Je reconnois ces vérités, dis-je à mon tour, ô Démocrite : « aucun autre discours ne mettroit mieux à découvert toute « l'infortune des mortels; cependant il est des choses dont << les affaires humaines consacrent la nécessité; l'économie, « par exemple; même la construction des vaisseaux, et les « autres parties de cet état social et politique qui est la véritable destinée de l'homme. La nature ne l'a point fait « pour vivre sans travailler; mais de ces travaux mêmes « sort, comme de sa source, un fol amour de gloire qui, se

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répandant au loin, abuse et corrompt les meilleurs esprits. Malgré l'application la plus attentive pour ne tomber dans « aucune faute, ils ne sauroient percer dans les obscurités « de l'avenir. En se donnant une compagne, quel homme prévoit le divorce ou la mort ? Quel homme, dans les « soins qu'il prend de ses enfants, s'avertit qu'il peut les perdre? Il en est ainsi pour l'agriculture, pour une expé«dition navale, pour le commandement d'une armée, pour « le pouvoir souverain, pour toutes les choses de la vie. « Personne ne se prémunit contre un échec. On se repaît « des plus flatteuses espérances; on ne se souvient pas même « des revers. Votre rire, ô Démocrite, peut-il s'accorder << avec tout cela?-Hippocrate, me répondit-il, permettez « que j'accuse la lenteur de votre entendement qui se tient encore si loin de ma pensée, et qui, faute d'y songer, « saisit mal les limites où pour mon esprit la tranquillité « cesse, et l'ébranlement commence. Les hommes portent«< ils dans leurs entreprises cette prudence éclairée qui leur « en facilite l'issue? mon rire s'arrête. Mais comme ils << prennent grossièrement le change sur les vraies con<< venances de la vie, les malheureux, dans leur indocile aveuglement, se livrent aux emportements les plus déréglés. « Ils n'écoutent point ce que leur apprend ce tourbillon « de choses humaines, cette rapide instabilité qui leur fait << subir tant de vicissitudes imprévues. Ils attachent des idées « de convenance et de fixité à ce qui n'en a point, et dans « l'oubli de ces prompts changements qui déplacent tout, ils « courent à ce qui leur nuit, ils embrassent ce qui va les perdre, et se précipitent ainsi dans un abîme d'infortunes. « Le moyen d'y échapper seroit de se bien étudier, de se bien connoître, de comparer soigneusement ses besoins

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« avec ses facultés, et de les tenir réciproquement dans de justes proportions, afin de ne pas ouvrir à ses passions un champ sans limites, et de ne puiser dans les richesses de « la nature qui nourrit tout que ce qui suffiroit au voyage

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« de la vie. Une santé trop florissante est le prélude des « maladies les plus funestes; un excès de bonheur touche « aux plus rudes catastrophes. Ce sont surtout les hommes « élevés dont les malheurs sont éclatants. Dépourvus de « l'expérience du passé, d'autres trouvent leur ruine dans « leur méchanceté propre : les choses qui sautent aux yeux, « ils ne les voient pas; bien qu'une longue vie les ait fami« liarisés avec les chances des événements, c'est-à-dire, avec « tout ce qui donne l'intelligence de l'avenir. Voilà les objets « de mon rire, ô hommes insensés! Vous que punissent si « justement les vices qui vous possèdent, l'avarice, l'in<< satiable cupidité, la haine, la fraude, la perfidie, l'envie, « la médisance........ et comment énumérer cette suite infinie d'iniquités dans lesquelles votre vie se consume au milieu << des trames criminelles et des noires trahisons! Leur vertu « n'est que le masque de leur perversité. Ils aiment le « mensonge, les lâches voluptés, l'indiscipline violatrice des « lois. Que condamne mon rire, si ce n'est leur étourderie, « comme s'ils étoient sans yeux et sans oreilles ? C'est par « les seules lumières de l'esprit que les sens de l'homme s'éclairent sur ce qui est et ce qui sera. Il se dégoûte de tout, et il revient à tout; il avait renoncé à la mer, et « il y retourne ; quitté l'agriculture, et il la reprend; répudié « sa femme, il en épouse une seconde; enterré ses premiers « enfants, il en procrée, il en élève d'autres; il soupiroit après la vieillesse, et gémit d'y arriver. Point de situation. « où s'arrête enfin son inconstance. Les princes, les rois, « envient le bonheur d'un particulier, et le particulier celui a des rois. Le magistrat envie la sécurité de l'artisan, et « l'artisan le pouvoir illimité du magistrat. Pas un n'aperçoit « le sentier de la vertu sentier si uni, si égal et si doux; « où les chutes sont impossibles, et où cependant pas un « n'ose s'engager. Celui où ils se laissent emporter est dif« ficile, tortueux, âpre; à chaque pas, ils bronchent, ils chancellent, ils tombent; ils sont tout hors d'haleine,

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