Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

Enfants d'un cerveau creux, invisibles fantômes;
Et mesurant les cieux sans bouger d'ici-bas,
Il connoît l'univers, et ne se connoît pas.
Un temps fut qu'il savoit accorder les débats :
Maintenant il parle à lui-même.

Venez, divin mortel, sa folie est extrême.
Hippocrate n'eut pas trop de foi pour ces gens:
Cependant il partit. Et voyez, je vous prie,
Quelles rencontres dans la vie

Le sort cause! Hippocrate arriva dans le temps
Que celui qu'on disoit n'avoir raison ni sens
Cherchoit dans l'homme et dans la bête
Quel siége a la raison, soit le cœur, soit la tête,
Sous un ombrage épais, assis près d'un ruisseau,
Les labyrinthes d'un cerveau

L'occupoient. Il avoit à ses pieds maint volume,
Et ne vit presque pas son ami s'avancer,
Attaché selon sa coutume.

Leur compliment fut court, ainsi qu'on peut penser :
Le sage est ménager du temps et des paroles.
Ayant donc mis à part les entretiens frivoles,
Et beaucoup raisonné sur l'homme et sur l'esprit,
Ils tombèrent sur la morale.

Il n'est pas besoin que j'étale
Tout ce que l'un et l'autre dit.

Le récit précédent suffit

Pour montrer que le peuple est juge récusable.
En quel sens est donc véritable

Ce que j'ai lu dans certain lieu,

Que sa voix est la voix de Dieu ?

LATINS. Hor., ode 1, 1. 3,

GRECS. Hippocrat.

V. I.

La Fontaine doit sans doute la première idée de sa fable à la seconde épitre d'Hippocrate à Damagète; M. le docteur Ér. PARISET a bien voulu, pour notre édition, en faire exprès, sur le texte grec, une nouvelle traduction que nous donnons ici.

HIPPOCRATE A DAMAGÈTE, SALUT.

Mes conjectures étoient fondées, mon cher Damagète. Loin d'être aliéné, Démocrite a une raison supérieure; il m'a rendu plus sage; il rendroit plus sages tous les hommes. Je vous ai renvoyé le navire l'Asclépias. Ornez-le de la figure du soleil et de celle d'Hygie. Une divinité enfloit ses voiles dans la traversée, et l'a fait entrer dans le port d'Abdère le jour même où j'avois écrit que j'arriverois. Toute la ville étoit en avant des portes, probablement pour m'attendre; hommes, femmes, vieillards, jeunes gens, tous, le visage abattu, jusqu'aux enfants. Leur douleur venoit de la folie de Démocrite. Lui, cependant philosophoit avec son ardeur accoutumée. Dès qu'on m'aperçut, les fronts s'éclaircirent un peu. L'espérance commença à renaître. Philopomen avoit hâte de me conduire. à mon logis, et ses empressements étoient approuvés; mais je pris la parole. « Abdéritains, m'écriai-je, mon premier « soin sera de visiter Démocrite ». On applaudit à ces mots; on se met en marche avec joie; on prend le chemin le plus court; on traverse la place publique; et devant, et derrière moi, et partout, j'entends ces cris : « Soignez-le, guérissez-le, « sauvez-le. » De mon côté, je les encourageois, je les rassurois; parce que, rassuré moi-même par le retour des vents étésiens, j'augurois ou que le mal étoit nul, ou qu'il seroit du moins de courte durée, et facile à corriger. Cependant nous

approchions de la maison de Démocrite, aussi-bien que de la ville. Déjà nous touchions aux murailles, et nous montions doucement. Derrière une tour étoit une colline très-élevée, qu'une forêt de longs peupliers noirs couvroit de son ombre. C'étoit là que demeuroit Démocrite. Lui-même étoit assis sous un petit platane dont le feuillage vaste et touffu touchoit jusqu'à terre; son épais et court manteau couvroit à peine ses épaules. Il étoit seul sur un siége de pierre, les jambes nues. Son visage pâle et maigre portoit une longue barbe. Près de lui, sur la droite, un ruisseau d'une eau limpide, qui descendoit de la colline, faisoit entendre un doux murmure. Sur la colline même étoit un petit temple consacré, je pense, aux nymphes, et environné de vignes que les seules mains de la nature avoient plantées. Démocrite tenoit sur ses genoux un livre magnifique; d'autres livres étoient à ses pieds, çà et là, ainsi que beaucoup de cadavres d'animaux entièrement disséqués. On le voyoit tantôt se courber pour écrire avec une grande attention: tantôt s'arrêter pour se recueillir en lui-même et méditer; puis, quelques instants après, se lever, marcher, considérer les viscères des animaux; et cela fait, les reposer à terre et retourner s'asseoir. Les Abdéritains qui m'environnoient, le visage consterné et les yeux pleins de larmes, me disoient : « Vous voyez maintenant, a ô Hippocrate, à quel point de folie Démocrite est arrivé: « il ne sait plus ni ce qu'il veut, ni ce qu'il fait. » Un d'eux, en essayant de me rendre cette folie plus sensible, se mit à jeter les hauts cris, comme le feroit une mère qui voit mourir son enfant ; ou bien on l'eût pris, à ses gémissements, pour un voyageur qui déploreroit la perte d'une partie de son bagage. Mais, en l'entendant, Démocrite sourioit, ou éclatoit de rire, et n'écrivoit plus; seulement, il secouoit fréquemment la tête. « Abdéritains, leur dis-je à mon tour, attendez ici : « je vais aller à Démocrite; je vais l'entretenir; je le verrai; << je l'entendrai; de cette façon, je saurai la vérité sur sa maladie. Ayant ainsi parlé, je me mis à descendre lente

"

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

lui

ment; car le chemin étant âpre, et la pente très-rapide; je n'avançois qu'en m'appuyant. Enfin j'arrivai jusqu'à Démocritè. Je le trouvai écrivant avec tout le feu d'un homme inspiré, et comme hors de lui. J'attendois tout debout qu'un moment de relâche arrivât. Bientôt, en effet, cette fougue d'écrire fut suspendue. Démocrite m'aperçut; et, laissant là son style, il vint à moi : « Étranger, dit-il, recevez mon << salut. — Recevez le mien, lui répondis-je, ◊ Démocrite! le «< plus éclairé de tous les hommes. » Honteux, je pense, de ne m'avoir point appelé par mon nom : « Comment vous appellerai-je ? me dit-il; car, c'est parce que je ne sais pas <«< votre nom que je vous ai qualifié d'étranger. Je suis, répondis-je, Hippocrate, le médecin. Et la gloire des Asclepiades, reprit-il : celle que vous vous êtes acquise <«< par votre profond savoir dans la médecine est venue jusqu'à nous. Mais quelle nécessité vous a conduit ici? << Avant tout, prenez un siége. Vous le voyez : celui-ci a n'est point sans agrément. Il est recouvert d'un feuillage << dont la verdure et la mollesse le rendent préférable aux siéges si enviés de la fortune. » Je lui obéis; après quoi, reprenant la parole: « Est-ce, me demanda-t-il, une affaire particulière ou publique qui vous amène? Parlez-moi sans détour, afin que je vous aide, si je le puis. — En vérité, « lui répondis-je, je ne viens que pour vous; pour voir un <«<sage. La mission qui m'est confiée par ma patrie n'est

[ocr errors]

«

[ocr errors]

«

[ocr errors]

qu'un prétexte. En ce cas, reprit Démocrite, c'est dans <«< ma maison que vous recevrez l'hospitalité. » Quoiqu'il fût déjà évident pour moi que Démocrite n'étoit point aliéné, je voulus cependant le tåter par tous les points. « Connoissez« vous, lui dis-je, un de vos concitoyens appelé Philopomen? Beaucoup, me répondit-il; il est fils de Damon, qui « demeure près de la fontaine de Mercure. — C'est lui-même, repris-je; nous sommes liés par l'hospitalité de nos pères. « Que celle que vous m'offrez, ô Démocrite, soit plus pré« cieuse pour moi: apprenez-moi sur quel sujet vous écrivez.

[ocr errors]
[ocr errors]

"

[ocr errors]

Sur quoi? répliqua-t-il après un moment de silence: j'écris sur la manie. Par Jupiter! m'écriai-je, cet écrit << vient à propos contre la ville. Quelle ville voulez-vous dire, Hippocrate? Je ne sais, repris-je, comment ce « mot m'est échappé. Mais que dites-vous sur la manie?

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

[ocr errors]

Qu'en puis-je dire, sinon ce qu'elle est, comment elle se forme, et comment on la soulage? Quant à ces animaux « dont vous voyez les débris, si je les dissèque, ce n'est point « pour détruire les ouvrages de la Divinité, mais pour découvrir, s'il se peut, la nature et le siége de la bile. Lorsque << la bile surabonde dans l'homme, elle excite, vous le savez, « des perturbations intellectuelles. Nous avons plus ou moins << de cette humeur. Est-elle en excès? il en résulte des maladies, comme il arrive de toute matière dont les qualités << varient soit en bien, soit en mal. Ce que vous dites est plein de sagesse et de vérité, ô Démocrite, et combien je « vous félicite du repos dont vous jouissez, et que nous ne « pouvons goûter comme vous ! - Et d'où vient que vous en « êtes privé, me dit-il, ô Hippocrate? C'est, repris je, « parce qu'on a des terres, une maison, des enfants, de l'argent placé, des maladies, des morts, des serviteurs, des alliances, et que tout cela nous coûte le bonheur. >> Ce fut alors que notre homme se livra à son mouvement habituel. Il éclata en rires et en sarcasmes. Du reste, il étoit calme. << D'où « vient ce rire, ô Démocrite? Ai-je bien, ai-je mal parlé? Lui, de rire plus fort; et les Abdéritains, qui nous observoient du haut de la colline, de se frapper la tête et le visage, et de s'arracher les cheveux; car, m'ont-ils dit depuis, jamais Démocrite n'avoit tant ri que dans ce moment. Pour moi, je repris en ces termes : « O Démocrite, ô le plus sage des sages! je désire savoir de vous quel est l'objet de ce rire << extraordinaire. Est-ce ma personne? Sont-ce mes paroles ? Sachons qui de nous deux a tort, afin que je me corrige, " ou que vous-même réprimiez ce rire déplacé. Par Hercule! s'écria Démocrite, si j'ai tort, ô Hippocrate, traitez

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]
« PreviousContinue »