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rales sur les principes et les vices du gouvernement; il peint toujours la cour et la ville, le négociateur et le nouvelliste. On s'attendait à parcourir avec lui les républiques anciennes et les monarchies modernes ; et l'on est étonné, à la fin du chapitre, de n'être pas sorti de Versailles.

Il y a cependant dans ce même chapitre des pensées plus profondes qu'elles ne le paraissent au premier coup d'œil. J'en citerai quelques-unes, et je choisirai les plus courtes. «Vous pouvez aujourd'hui, dit-il, « ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses priviléges; mais demain ne songez pas même à réformer << ses enseignes.

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Le caractère des Français demande du sérieux dans « le souverain. »

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Jeunesse du prince, source des belles fortunes. » On attaquera peut-être la vérité de cette dernière observation; mais, si elle se trouvait démentie par quelque exemple, ce serait l'éloge du prince, et non la critique de l'observateur.

Un grand nombre des maximes de La Bruyère paraissent aujourd'hui communes; mais ce n'est pas non plus la faute de La Bruyère. La justesse même, qui fait le mérite et le succès d'une pensée lorsqu'on la met au jour, doit la rendre bientôt familière et même triviale; c'est le sort de toutes les vérités d'un usage universel.

On peut croire que La Bruyère avait plus de sens que de philosophie. Il n'est pas exempt de préjugés, même populaires. On voit avec peine qu'il n'était pas éloigné de croire un peu à la magie et au sortilége. « En cela,

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dit-il, chap. XIV, DE QUELQUES usages, y a un parti à trouver entre les ames crédules et les esprits « forts. » Cependant il a eu l'honneur d'être calomnié comme philosophe; car ce n'est pas de nos jours que ce genre de persécution a été inventé. La guerre que la sottise, le vice et l'hypocrisie, ont déclarée à la philosophie, est aussi ancienne que la philosophie même, et durera vraisemblablement autant qu'elle. Il n'est pas permis, dit-il, de traiter quelqu'un de philosophe; ce sera toujours lui dire une injure, jusqu'à ce qu'il ait plu aux hommes d'en ordonner au<< trement. » Mais comment se réconciliera-t-on jamais avec cette raison si incommode qui, en attaquant tout ce que les hommes ont de plus cher, leurs passions et leurs habitudes, voudrait les forcer à ce qui leur coûte le plus, à réfléchir et à penser par eux-mêmes?

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En lisant avec attention les Caractères de La Bruyère, il me semble qu'on est moins frappé des pensées que du style; les tournures et les expressions paraissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de plus inattendu, que le fond des choses mêmes; et c'est moins l'homme de génie que le grand écrivain qu'on admire.

Mais le mérite de grand écrivain, s'il ne suppose pas le génie, demande une réunion des dons de l'esprit, aussi rare que le génie.

L'art d'écrire est plus étendu que ne le pensent la plupart des hommes, la plupart même de ceux qui font des livres.

Il ne suffit pas de connaître les propriétés des mots, de les disposer dans un ordre régulier, de donner même

aux membres de la phrase une tournure symétrique et harmonieuse; avec cèla on n'est encore qu'un écrivain correct, et tout au plus élégant.

Le langage n'est que l'interprète de l'ame; et c'est dans une certaine association des sentiments et des idées avec les mots qui en sont les signes, qu'il faut chercher le principe de toutes les propriétés du style.

Les langues sont encore bien pauvres et bien imparfaites. Il y a une infinité de nuances, de sentiments, et d'idées, qui n'ont point de signes: aussi ne peut-on jamais exprimer tout ce qu'on sent. D'un autre côté, chaque mot n'exprime pas d'une manière précise et abstraite une idée simple et isolée; par une association secrète et rapide qui se fait dans l'esprit, un mot réveille encore des idées accessoires à l'idée principale dont il est le signe. Ainsi, par exemple, les mots CHEVAL et COURSIER, AIMER et CHÉRIR, BONHEUR et FÉLICITÉ, peuvent servir à désigner le même objet ou le même sentiment, mais avec des nuances qui en changent sensiblement l'effet principal.

Il en est des tours, des figures, des liaisons de phrase, comme des mots : les uns et les autres ne peuvent représenter que des idées, des vues de l'esprit, et ne les représentent qu'imparfaitement.

Les différentes qualités du style, comme la clarté, l'élégance, l'énergie, la couleur, le mouvement, etc., dépendent donc essentiellement de la nature et du choix des idées; de l'ordre dans lequel l'esprit les dispose; rapports sensibles que l'imagination y attache; des sentiments enfin que l'ame y associe, et du mouvement qu'elle y imprime.

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Le grand secret de varier et de faire contraster les images, les formes et les mouvements du discours, suppose un goût délicat et éclairé : l'harmonie, tant des mots que de la phrase, dépend de la sensibilité plus ou moins exercée de l'organe; la correction ne demande que la connaissance réfléchie de sa langue.

Dans l'art d'écrire, comme dans tous les beauxarts, les germes du talent sont l'œuvre de la nature; et c'est la réflexion qui les développe et les perfec

tionne.

Il a pu se rencontrer quelques esprits qu'un heureux instinct semble avoir dispensés de toute étude, et qui, en s'abandonnant sans art aux mouvements de leur imagination et de leur pensée, ont écrit avec grace, avec feu, avec intérêt: mais ces dons naturels sont rares; ils ont des bornes et des imperfections trèsmarquées, et ils n'ont jamais suffi pour produire un grand écrivain.

Je ne parle pas des anciens, chez qui l'élocution était un art si étendu et si compliqué; je citerai Despréaux et Racine, Bossuet et Montesquieu, Voltaire et Rousseau ce n'était pas l'instinct qui produisait sous leur plume ces beautés et ces grands effets aux. quels notre langue doit tant de richesses et de perfection; c'était le fruit du génie sans doute, mais du génie éclairé par des études et des observations profoudes.

Quelque universelle que soit la réputation dont jouit La Bruyère, il paraîtra peut-être hardi de le placer, comme écrivain, sur la même ligne que les grands

hommes qu'on vient de citer; mais ce n'est qu'après avoir relu, étudié, médité ses Caractères, que j'ai été frappé de l'art prodigieux et des beautés sans nombre qui semblent mettre cet ouvrage au rang de ce qu'il y a de plus parfait dans notre langue.

Sans doute La Bruyère n'a ni les élans et les traits sublimes de Bossuet; ni le nombre, l'abondance et l'harmonie de Fénélon; ni la grace brillante et abandonnée de Voltaire; ni la sensibilité profonde de Roussear: mais aucun d'eux ne m'a paru réunir au même degré la variété, la finesse, et l'originalité des formes et des tours, qui étonnent dans La Bruyère. Il n'y a peut-être pas une beauté de style propre à notre idiome, dont on ne trouve des exemples et des modèles dans cet écrivain.

Despréaux observait, à ce qu'on dit, qué La Bruyère, en évitant les transitions, s'était épargné ce qu il y a de plus difficile dans un ouvrage. Cette observation ne me paraît pas digne d'un si grand maître. Il savait trop bien qu'il y a dans l'art d'écrire des secrets plus importants que celui de trouver ces formules qui servent à lier les idées, et à unir les parties du discours.

Ce n'est point sans doute pour éviter les transitions que La Bruyère a écrit son livre par fragments et par pensées détachées. Ce plan convenait mieux à son objet: mais il s'imposait dans l'exécution une tâche tout autrement difficile que celle dont il s'était dispensé.

L'écueil des ouvrages de ce genre est la monotonie. La Bruyère a senti vivement ce danger: on peut en juger par les efforts qu'il a faits pour y échapper. Des

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