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incomparable; et après que vous y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu'un de ces pâtres, qui <<< habitent les sables voisins de Palmyre, devenu riche par les péages de vos rivières, achètera un jour à deniers comptants cette royale maison, pour l'em-' bellir, et la rendre plus digne de lui et de sa for

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Si l'on examine avec attention tous les détails de ce beau tableau, on verra que tout y est préparé, disposé, gradué avec un art infini pour produire un grand effet. Quelle noblesse dans le début! quelle importance on donne au projet de ce palais! que de circonstances adroitement accumulées pour en relever la magnificence et la beauté ! et quand l'imagination a été bien pénétrée de la grandeur de l'objet, l'auteur amène un PATRE, enrichi du Péage de voS RIVIÈRES, qui achète A DENIERS COMPTANTS cette ROYALE maison, POUR L'EMBELLIR Et la rendre plus digne de lui.

Il est bien extraordinaire qu'un homme qui a enrichi notre langue de tant de formes nouvelles, et qui avait fait de l'art d'écrire une étude si approfondie, ait laissé dans son style des négligences, et même des fautes qu'on reprocherait à de médiocres écrivains. Sa phrase est souvent embarrassée; il a des constructions vicieuses, des expressions incorrectes, ou qui ont vieilli. On voit qu'il avait encore plus d'imagination que de goût, et qu'il recherchait plus la finesse et l'énergie des tours, que l'harmonie de la phrase.

Je ne rapporterai aucun exemple de ces défauts, que tout le monde peut relever aisément; mais il peut être

utile de remarquer des fautes d'un autre genre, qui sont plutôt de recherche que de négligence, et sur lesquelles la réputation de l'auteur pourrait en imposer aux personnes qui n'ont pas un goût assez sûr et assez exercé.

N'est-ce pas exprimer, par exemple, une idée peutêtre fausse par une image bien forcée et même obscure, que de dire : « Si la pauvreté est la mère des crimes, - le défaut d'esprit en est le père ? »

La comparaison suivante ne paraît pas d'un goût bien délicat : « Il faut juger des femmes depuis la chaussure « jusqu'à la coiffure exclusivement; à-peu-près comme « on mesure le poisson, entre tête et queue. »>

On trouverait aussi quelques traits d'un style précieux et maniéré. Marivaux aurait pu revendiquer cette pensée : « Personne presque ne s'avise de lui« même du mérite d'un autre. »

Mais ces taches sont rares dans La Bruyère : on sent que c'était l'effet du soin même qu'il prenait de varier ses tournures et ses images; et elles sont effacées par les beautés sans nombre dont brille son ouvrage.

JE terminerai cette analyse par observer que cet écrivain, si original, si hardi, si ingénieux et si varié, eut de la peine à être admis à l'Académie française, après avoir publié ses Caractères. Il eut besoin de crédit pour vaincre l'opposition de quelques gens de lettres qu'il avait offensés, et les clameurs de cette foule d'hommes malheureux qui, dans tous les temps,

sont importunés des grands talents et des grands succès: mais La Bruyère avait pour lui Bossuet, Racine Despréaux, et le cri public; il fut reçu. Son dis-', cours est un des plus ingénieux qui aient été prononcé dans cette Académie. Il est le premier qui ait loue des académiciens vivants. On se rappelle encore les traits heureux dont il caractérisa Bossuet, La Fontaine, et Despréaux. Les ennemis de l'auteur affectèrent de regarder ce discours comme une satire. Ils intriguèrent pour en faire défendre l'impression; et n'ayant pu y réussir, ils le firent déchirer dans les journaux, qui dès-lors étaient déja, pour la plupart des instruments de la malignité et de l'envie entre le mains de la bassesse et de la sottise. On vit éclore une foule d'épigrammes et de chansons, où la rage es égale à la platitude, et qui sont tombées dans le profond oubli qu'elles méritent. On aura peut-être peine à croire que ce soit pour l'auteur des Caractères qu'on a fait ce couplet:

Quand La Bruyère se présente,
Pourquoi faut-il crier haro?
Pour faire un nombre de quarante,
Ne fallait-il pas un zéro ?

Cette plaisanterie a été trouvée si bonne, qu'on l'a renouvelée depuis à la réception de plusieurs académiciens.

Que reste-t-il de cette lutte éternelle de la mediocrité contre le génie? Les épigrammes et les libelles

ont bientôt disparu; les bons ouvrages restent, et la mémoire de leurs auteurs est honorée et bénie par la postérité.

Cette réflexion devrait consoler les hommes supérieurs, dont l'envie s'efforce de flétrir les succès et les travaux ; mais la passion de la gloire, comme toutes les autres, est impatiente de jouir; l'attente est pénible, et il est triste d'avoir besoin d'être consolé.

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