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Comment donnera-t-il plus de saillie au ridicule d'une femme du monde qui ne s'aperçoit pas qu'elle vieillit, et qui s'étonne d'éprouver la faiblesse et les incommodités qu'amènent l'âge et une vie trop molle? Il en fait un apologue. C'est IRÈNE qui va au temple d'Epidaure consulter Esculape. D'abord elle se plaint qu'elle est fatiguée : « L'oracle prononce que c'est par << la longueur du chemin qu'elle vient de faire. Elle « déclare que le vin lui est nuisible; l'oracle lui dit de « boire de l'eau, Ma vue s'affaiblit, dit Irène; prenez << des lunettes, dit Esculape. Je m'affaiblis moi-même, continue-t-elle, je ne suis ni si forte, ni si saine que je l'ai été ; c'est, dit le dieu, que vous vieillissez. Mais << quel moyen de guérir de cette langueur? Le plus ́ « court, Irène, c'est de mourir, comme ont fait votre

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mère et votre aïeule. » A ce dialogue, d'une tournure naïve et originale, substituez une simple description à la manière de Théophraste, et vous verrez comment la même pensée peut paraître commune ou piquante, suivant que l'esprit ou l'imagination sont plus ou moins intéressés par les idées et les sentiments accessoires dont l'écrivain a sn l'embellir.

La Bruyère emploie souvent cette forme d'apologue, et presque toujours avec autant d'esprit que de goût. Il y a peu de chose dans notre langue d'aussi parfait que l'histoire d'ÉMIRE (a). C'est un petit roman plein de finesse, de grace et même d'intérêt.

Ce n'est pas seulement par la nouveauté et par la

(a) Voyez le chapitre VI.

variété des mouvements et des tours que le talent de La Bruyère se fait remarquer; c'est encore par un choix d'expressions vives, figurées, pittoresques; c'est sur-tout par ces heureuses alliances de mots, ressource féconde des grands écrivains, dans une langue qui ne permet pas, comme presque toutes les autres, de créer ou de composer des mots, ni d'en transplanter d'un idiome étranger.

« Tout excellent écrivain est excellent peintre, » dit La Bruyère lui-même, et il le prouve dans tout le cours de son livre. Tout vit et s'anime sous son pinceau, tout y parle à l'imagination : « La véritable grandeur se « laisse TOUCHER ET MANIER.... elle SE COURBE avec bonté vers ses inférieurs, et REVIENT sans effort à son <<< naturel. »

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« Il n'y a rien, dit-il ailleurs, qui mette plus subi«tement un homme à la mode, et qui le SOULÈVE davantage, que le grand jeu. ›

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Veut-il peindre ces hommes qui n'osent avoir un avis sur un ouvrage, avant de savoir le jugement du public: « Ils ne hasardent point leurs suffrages. Ils << veulent être PORTÉS PAR LA FOULE, et ENTRAÎNÉS par la multitude. »

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La Bruyère veut-il peindre la manie du fleuriste, il vous le montre PLANTÉ et ayant PRIS RACINE devant ses tulipes. Il en fait un arbre de son jardin. Cette figure hardie est piquante, sur-tout par l'analogie des objets.

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« Il n'y a rien qui rafraîchisse le sang comme d'avoir « su éviter une sottise. » C'est une figure bien heureuse

que celle qui transforme ainsi en sensation le sentiment qu'on veut exprimer.

L'énergie de l'expression dépend de la force avec laquelle l'écrivain s'est pénétré du sentiment ou de l'idée qu'il a voulu rendre. Ainsi La Bruyère, s'élevant contre l'usage des serments, dit: « Un honnête homme

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qui dit oui, ou non, mérite d'être cru: son caractère « JURE pour lui. »

Il est d'autres figures de style, d'un effet moins frappant, parce que les rapports qu'elles expriment demandent, pour être saisis, plus de finesse et d'attention dans l'esprit: je n'en citerai qu'un exemple.

« Il y a dans quelques femmes un mérite paisibLE, << mais solide, accompagné de mille vertus qu'elles ne « peuvent coUVRIR de toute leur modestie.

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Ce MÉRITE PAISIBLE offre à l'esprit une combinaison d'idées très-fines, qui doit, ce me semble, plaire d'autant plus qu'on aura le goût plus délicat et plus exercé. Mais les grands effets de l'art d'écrire, comme de tous les arts, tiennent sur-tout aux contrastes. Ce sont les rapprochements ou les oppositious de sentiments et d'idées, de formes et de couleurs, qui, faisant ressortir tous les objets les uns par les autres, répandent dans une composition la variété, le mouvement, et la vie. Aucun écrivain peut-être n'a mieux connu ce secret, et n'eu a fait un plus heureux usage, que La Bruyère. Il a un grand nombre de pensées qui 'n'ont d'effet que par le contraste.

« Il s'est trouvé des filles qui avaient de la vertu, de « la santé, de la ferveur, et une bonne vocation; mais

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«qui n'étaient pas assez riches pour faire dans une << riche abbaye vœu de pauvreté. »

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Ce dernier trait, rejeté si heureusement à la fin de la période pour donner plus de saillie au contraste, n'échappera pas à ceux qui aiment à observer dans les productions des arts les procédés de l'artiste. Mettez à la place, « qui n'étaient pas assez riches pour faire vœu << de pauvreté dans une riche abbaye; » et voyez combien cette légère transposition, quoique peut-être plus favorable à l'harmonie, affaiblirait l'effet de la phrase. Ce sont ces artifices que les anciens recherchaient avec tant d'étude, et que les modernes négligent trop: lorsqu'on en trouve des exemples chez nos bons écrivains, il semble que c'est plutôt l'effet de l'instinct que

de la réflexion.

On a cité ce beau trait de Florus, lorsqu'il nous montre Scipion encore enfant, qui croît pour la ruine de l'Afrique: Qui in exitium Africa crescit. Ce rapport supposé entre deux faits naturellement indépendants l'un de l'autre plaît à l'imagination, et attache l'esprit. Je trouve un effet semblable dans cette pensée de La Bruyère :

« Pendant qu'Oronte augmente, avec ses années, << son fonds et ses revenus, une fille naît dans quelque famille, s'élève, croît, s'embellit, et entre dans sa «< seizième année : il se fait prier à cinquante ans pour l'épouser, jeune, belle, spirituelle : cet homme sans

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naissance, sans esprit, et sans le moindre mérite, est préféré à tous ses rivaux. »

Si je voulais, par un seul passage, donner à-la-fois

une idée du grand talent de La Bruyère et un exemple frappant de la puissance des contrastes dans le style, je citerais ce bel apologue qui contient la plus éloquente satire du faste insolent et scandaleux des parvenus.

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Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, ni la guerre que vous soutenez virilement << contre une nation puissante, depuis la mort du roi « votre époux, ne diminuent rien de votre magnifi« cence: vous avez préféré à toute autre contrée les << rives de l'Euphrate, pour y élever un superbe édifice; « l'air y est sain et tempéré ; la situation en est riante ; « un bois sacré l'ombrage du côté du couchant; les « dieux de Syrie, qui habitent quelquefois la terre,

n'y auraient pu choisir une plus belle demeure. La « campagne autour est couverte d'hommes qui taillent << et qui coupent, qui vont et qui viennent, qui roulent « ou qui charrient le bois du Liban, l'airain et le por

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phyre : les grues et les machines gémissent dans l'air, « et font espérer à ceux qui voyagent vers l'Arabie, de « revoir à leur retour en leurs foyers ce palais achevé, « et dans cette splendeur où vous desirez de le porter, << avant de l'habiter vous et les princes vos enfants. N'y épargnez rien, grande reine: employez-y l'or et tout l'art des plus excellents ouvriers; que les Phidias et les Zeuxis de votre siècle déploient toute leur science << sur vos plafonds et sur vos lambris; tracez-y de vastes « et de délicieux jardins, dont l'enchantement soit tel qu'ils ne paraissent pas faits de la main des hommes:

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