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Deux écrivains (1) dans leurs ouvrages ont blâmé Montaigne, que je ne crois pas, aussi bien qu'eux, exempt de toute sorte de blâme : il paraît que tous deux ne l'ont estimé en nulle manière. L'un ne pensait pas assez pour goûter un auteur qui pense beaucoup; l'autre pense trop subtilement pour s'accommoder des pensées qui sont naturelles.

Un style grave, sérieux, scrupuleux, va fort loin on lit Amyot et Coeffeteau : lequel lit-on de leurs contemporains? Balzac, pour les termes et pour l'expression, est moins vieux que Voiture mais si ce dernier, pour le tour, pour l'esprit et pour le naturel, n'est pas moderne, et ne ressemble en rien à nos écrivains, c'est qu'il leur a été plus facile de le négliger que de l'imiter; et que le petit nombre de ceux qui courent après lui ne peut l'atteindre.

Le Mercure Galant (2) est immédiatement au dessous du rien: il y a bien d'autres ouvrages qui lui ressemblent. Il y a autant d'invention à s'enrichir par un sot livre, qu'il y a de sottise à

(1) Le P. Malebranche, qui pense trop, et Nicole de Port-Royal, qui ne pense pas assez. Ce dernier est mort au mois de novembre 1695.

(2) Fait par le sieur de Visé.

l'acheter; c'est ignorer le goût du peuple, que de ne pas hasarder quelquefois de grandes fadaises. L'on voit bien que l'opéra est l'ébauche d'un grand spectacle : il en donne l'idée.

Je ne sais pas comment l'opéra, avec une musique si parfaite, et une dépense toute royale, a pu réussir à m'ennuyer.

Il y a des endroits dans l'opéra qui laissent en desirer d'autres. Il échappe quelquefois de souhaiter la fin de tout le spectacle : c'est faute de théâtre, d'action et de choses qui intéressent.

L'opéra jusques à ce jour n'est pas un poëme, ce sont des vers; ni un spectacle, depuis que les machines ont disparu par le bon ménage d'Amphion (1) et de sa race : c'est un concert, ou ce sont des voix soutenues par des instruments. C'est prendre le change, et cultiver un mauvais goût, que de dire, comme l'on fait, que la machine n'est qu'un amusement d'enfants, et qui ne convient qu'aux marionnettes : elle augmente et embellit la fiction, soutient dans les specta

(1) Lulli, ou Francine, son gendre, Le premier était originairement laquais, ensuite violon. Il a porté la musique à un haut point de perfection, et a donné de très-beaux opéra, dans lesquels il a supprimé la plus grande partie des machines, faites par le marquis de Sourdiac, de la maison de Rieux en Bretague. Lulli est mort en 1686.

teurs cette douce illusion qui est tout le plaisir du théâtre, où elle jette encore le merveilleux. Il ne faut point de vols, ni de chars, ni de changements aux Bérénices et à Pénélope; il en faut aux opéra: et le propre de ce spectacle est de tenir les esprits, les yeux et les oreilles, dans un égal enchantement.

Ils ont fait le théâtre (1) ces empressés, les machines, les ballets, les vers, la musique, tout le spectacle, jusques à la salle où s'est donné le spectacle, j'entends le toit et les quatre murs dès leurs fondements: qui doute que la chasse sur l'eau, l'enchantement de la table (a), la merveille du labyrinthe(b), ne soient encore de leur invention? J'en juge par le mouvement qu'ils se donnent, et par l'air content dont ils s'applaudissent sur tout le succès. Si je me trompe, et qu'ils n'aient contribué en rien à cette fête si superbe, si galante, si long-temps soutenue, et où un seul a suffi pour le projet et pour la dépense, j'admire deux choses, la tranquillité et le flegme

(a) Rendez-vous de chasse dans la forêt de Chantilly. (b) Collation très - ingénieuse donnée dans le labyrinthe de Chantilly.

(1) Mansard, architecte du roi, qui a prétendu avoir donné l'idée de la belle fête de Chantilly.

de celui qui a tout remué, comme l'embarras et l'action de ceux qui n'ont rien fait.

Les connaisseurs (1), ou ceux qui se croient tels, se donnent voix délibérative et décisive sur les spectacles, se cantonnent aussi, et se divisent en des partis contraires, dont chacun, poussé par un tout autre intérêt que par celui du publie ou de l'équité, admire un certain poëme ou une certaine musique, et siffle toute autre. Ils nuisent également par cette chaleur à défendre leurs préventions, et à la faction opposée, et à leur propre cabale: ils découragent par mille contradictions les poëtes et les musiciens, retardent le progrès des sciences et des arts, en leur ôtant le fruit qu'ils pourraient tirer de l'émulation et de la liberté qu'auraient plusieurs excellents maîtres de faire chacun dans leur genre, et selon leur génie, de très beaux ouvrages.

D'où vient que l'on rit si librement au théâtre, et que l'on a honte d'y pleurer? Est-il moins dans la nature de s'attendrir sur le pitoyable que d'éclater sur le ridicule? Est-ce l'altération des traits qui nous retient? Elle est plus grande dans un ris immodéré que dans la plus amère douleur;

(1) Quinault, auteur de plusieurs opéra, qui, malgré les sarcasmes de Boileau, ne sont pas tous sans mérite.

et l'on détourne son visage pour rire comme pour pleurer, en la présence des grands, et de tous ceux que l'on respecte. Est-ce une peine que l'on sent à laisser voir que l'on est tendre, et à marquer quelque faiblesse, sur-tout en un sujet faux, et dont il semble que l'on soit la dupe? Mais, sans citer les personnes graves ou les esprits forts qui trouvent du faible dans un ris ex cessif comme dans les pleurs, et qui se les défendent également, qu'attend-on d'une scène tragique? qu'elle fasse rire? Et d'ailleurs la vérité n'y règne-t-elle pas aussi vivement par ses images que dans le comique? l'ame ne va-t-elle pas jusqu'au vrai dans l'un et dans l'autre genre avant que de s'émouvoir? est-elle même si aisée à contenter? ne lui faut-il pas encore le vraisemblable? Comme donc ce n'est point une chose bizarre d'entendre s'élever de tout un amphitéâtre un ris universel sur quelque endroit d'une comédie, et que cela suppose au contraire qu'il est plaisant et très-naïvement exécuté : aussi l'extrême violence que chacun se fait à contraindre ses larmes, et le mauvais ris dont on veut les couvrir, prouvent clairement que l'effet naturel du grand tragique serait de pleurer tout franchement et de concert à la vue l'un de l'autre, sans autre embarras que d'essuyer ses larmes : outre qu'après être convenu de s'y abandonner,

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