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vance déja sur le théâtre d'autres hommes (1)qui vont jouer dans une même pièce les mêmes rôles; ils s'évanouiront à leur tour; et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne seront plus : de nouveaux acteurs ont pris leur place: quel fonds à faire sur un personnage de comédie!

Qui a vu la cour a vu du monde ce qui est le plus beau, le plus spécieux et le plus orné: qui méprise la cour après l'avoir vue méprise le monde.

La ville dégoûte de la province : la cour détrompe de la ville, et guérit de la cour.

Un esprit sain puise à la cour le goût de la solitude et de la retraite.

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CHAPITRE IX.

Des Grands.

La prévention du peuple en faveur des grands

est si aveugle, et l'entêtement pour leur geste, leur visage, leur ton de voix, et leurs manières, si général, que s'ils s'avisaient d'être bons, cela irait à l'idolâtrie.

Si vous êtes né vicieux, ô Théagène ( 2 ), je

(1) MM. de Pontchartrain, Chamillard, et de Chanlais.

(2) Le grand prieur.

le

soyez, qui

vous plains: si vous le devenez par faibless pour ceux qui ont intérêt que vous ont juré entre eux de vous corrompre, et qui se vantent déja de pouvoir y réussir, souffrez que je vous méprise. Mais si vous êtes sage, tempérant, modeste, civil, généreux, reconnaissant, laborieux, d'un rang d'ailleurs et d'une naissance à donner des exemples plutôt qu'à les reprendre d'autrui, et à faire les règles plutôt qu'à les recevoir, convenez avec cette sorte de gens de suivre par complaisance leurs déréglements, leurs vices et leur folie, quand ils auront, par la déférence qu'ils vous doivent, exercé toutes les vertus que vous chérissez: ironie forte, mais utile, très propre à mettre vos mœurs en sureté, à renverser tous leurs projets, et à les jeter dans le parti de continuer d'être ce qu'ils sont, et de vous laisser tel que vous êtes.

L'avantage des grands sur les autres hommes est immense par un endroit. Je leur cède leur bonne chère, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous, et leurs flatteurs: mais je leur envie le bonheur d'avoir à leur service des gens qui les égalent par le cœur et par l'esprit, et qui les passent quelquefois.

Les grands se piquent d'ouvrir une allée dans une forêt, de soutenir des terres par de longues

murailles, de dorer des plafonds, de faire veni dix pouces d'eau, de meubler une orangerie: mais de rendre un cœur content, de combler une ame de joie, de prévenir d'extrêmes besoins, ou d'y remédier, leur curiosité ne s'étend point jusque-là.

On demande si en comparant ensemble les différentes conditions des hommes, leurs peines, leurs avantages, on n'y remarquerait pas un mélange, ou une espèce de compensation de bien et de mal, qui établirait entre elles l'égalité, ou qui ferait du moins que l'une ne serait guère plus desirable l'autre. Celui qui est puis

que

sant, riche, et à qui il ne manque rien, peut former cette question; mais il faut que ce soit un homme pauvre qui la décide.

Il ne laisse. pas d'y avoir comme un charme attaché à chacune des différentes conditions, et qui y demeure, jusqu'à ce que la misère l'en ait ôté. Ainsi les grands se plaisent dans l'excès, et les petits aiment la modération: ceux-là ont le goût de dominer et de commander, et ceux-ci sentent du plaisir et même de la vanité à les servir et à leur obéir: les grands sont entourés, salués, respectés ; les petits entourent, saluent, se prosternent, et tous sont contents.

Il coûte si peu aux grands à ne donner que des paroles, et leur condition les dispense si fort

de tenir les belles promesses qu'ils vous ont faites, que c'est modestie à eux de ne promettre pas encore plus largement.

Il est vieux et usé ( 1 ), dit un grand, il s'est crevé, à me suivre ; qu'en faire? Un autre plus jeune enlève şes espérances, et obtient le poste qu'on ne refuse à ce malheureux que parcequ'il l'a trop mérité.

Je ne sais, dites-vous avec un air froid et dédaigneux : Philante a du mérite, de l'esprit, de l'agrément, de l'exactitude sur son devoir, de la fidélité et de l'attachement pour son maître, et il en est médiocrement considéré, il ne plaît pas, il n'est pas goûté: expliquez-vous, est-ce Philante, ou le grand qu'il sert, que vous condamnez?

Il est souvent plus utile de quitter les grands que de s'en plaindre.

Qui peut dire pourquoi quelques-uns ont le gros lot, ou quelques autres la faveur des grands?

Les grands sont si heureux qu'ils n'essuient pas même, dans toute leur vie, l'inconvénient de regretter la perte de leurs meilleurs serviteurs ou des personnes illustres (2) dans leur

(1) De Saint-Pouange.

(2) De Louvois.

genre, et dont ils ont tiré le plus de plaisir et le plus d'utilité. La première chose que la flatterie sait faire après la mort de ces hommes uniques, et qui ne se réparent point, est de leur supposer des endroits faibles, dont elle prétend que ceux qui leur succèdent (1) sont très-exempts: elle assure que l'un avec toute la capacité et toutes les lumières de l'autre dont il prend la place, n'en a point les défauts, et ce style sert aux princes à se consoler du grand et de l'excellent par le médiocre.

Les grands dédaignent les gens d'esprit qui n'ont que de l'esprit : les gens d'esprit méprisent les grands qui n'ont que de la grandeur: les gens de bien plaignent les uns et les autres, qui ont ou de la grandeur ou de l'esprit, sans nulle vertu.

Quand je vois d'une part auprès des grands, à leur table, et quelquefois dans leur familiarité, de ces hommes alertes, empressés, intrigants, aventuriers, esprits dangereux et nuisibles, et que je considère d'autre part quelle peine ont les personnes de mérite à en approcher, je ne suis pas toujours disposé à croire que les méchants soient soufferts par intérêt, ou que les gens de bien soient regardés comme inutiles ; je trouve plus mon compte à me confirmer dans

(1) De Pontchartrain.

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