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eux des distinctions extérieures qui empêchaient qu'on ne prît la femme du praticien pour celle du magistrat, et le roturier ou le simple valet pour le gentilhomme. Moins appliqués à dissiper ou à grossir leur patrimoine qu'à le maintenir, ils le laissaient entier à leurs héritiers, et passaient ainsi d'une vie modérée à une mort. tranquille. Ils ne disaient point, le siècle est dur, la misère est grande, l'argent est rare: ils en avaient moins que nous, et en avaient assez; plus riches par leur économie et par leur modestie, de leurs revenus et de leurs domaines. Enfin l'on était alors pénétré de cette maxime, que ce qui est dans les grands splendeur, somptuosité, magnificence, est dissipation, folie, ineptie, dans le particulier.

que

CHAPITRE VIII.

De la Cour.

LE reproche en un sens le plus honorable que

l'on puisse faire à un homme, c'est de lui dire qu'il ne sait pas la cour: il n'y a sorte de vertus qu'on ne rassemble en lui par ce seul mot.

Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage; il est pro

fond, impénétrable: il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle, agit contre ses sentiments. Tout ce grand raffinement n'est qu'un vice, que l'on appelle fausseté, quelquefois aussi inutile au courtisan pour sa fortune, que la franchise, la sincérité, et la vertu.

Qui peut nommer de certaines couleurs changeantes, et qui sont diverses selon les divers jours dont on les regarde? de même qui peut définir lą cour?

Se dérober à la cour un seul moment, c'est ty renoncer : le courtisan qui l'a vue le matin, la voit le soir, pour la reconnaître le lendemain, ou afin que lui-même y soit connu.

L'on est petit à la cour; et quelque vanité que l'on ait, on s'y trouve tel: mais le mal est comet les grands mêmes y sont petits.

mun,

La province est l'endroit d'où la cour, comine dans son point de vue, paraît une chose admirable: si l'on s'en approche, ses agréments diminuent comme ceux d'une perspective que l'on voit de trop près.

L'on s'accoutume difficilement à une vie qui 6e passe dans une antichambre, dans des cours, ou sur l'escalier.

La cour ne rend pas content, elle empêche qu'on ne le soit ailleurs.

Il faut qu'un honnête homme ait tâté de la cour: il découvre en y entrant, comme un nouveau monde qui lui était inconnu,où il voit régner également le vice et la politesse, et où tout lui est utile, le bon et le mauvais

La cour est comme un édifice bâti de marbre ; je veux dire qu'elle est composée d'hommes fort durs, mais fort polis.

L'on va quelquefois à la cour pour en revenir, et se faire par là respecter du noble de sa province, ou de son diocésain.

et

Le brodeur et le confiseur seraient superflus et ne feraient qu'une montre inutile, si l'on était modeste et sobre: les cours seraient désertes, les rois presque seuls, si l'on était guéri de la vanité et de l'intérêt. Les hommes veulent être esclaves quelque part, et puiser là de quoi dominer ailleurs. Il semble qu'on livre en gros aux premiers de la cour l'air de hauteur, de fierté et de commandement, afin qu'ils le distribuent en détail dans les provinces: ils font précisément comme on leur fait, vrais singes de la royauté.

Il n'y a rien qui enlaidisse certains courtisans comme la présence du prince; à peine les puis-je

reconnaître à leurs visages: leurs traits sont altérés, et leur contenance est avilie. Les gens fiers et superbes sont les plus défaits, car ils perdent plus du leur: celui qui est honnête et modeste s'y soutient mieux, il n'a rien à réformer,

L'air de cour est contagieux, il se prend à Versailles, comme l'accent normand à Rouen ou à Falaise : on l'entrevoit en des fourriers, en de petits contrôleurs, et en des chefs de fruiterie: l'on peut avec une portée d'esprit fort médiocre y faire de grands progrès. Un homme d'un génie élevé et d'un mérite solide ne fait pas assez de cas de cette espèce de talent pour faire son capital de l'étudier et de se le rendre propre: il l'acquiert sans réflexion, et il ne pense point à s'en défaire.

N** (1) arrive avec grand bruit, il écarte le monde, se fait faire place, il gratte; il heurte presque, il se nomme: on respire, et il n'entre qu'avec la foule.

Il ya dans les cours (2) des apparitions de gens aventuriers et hardis, d'un caractère libre et familier, qui se produisent eux-mêmes, protes tent qu'ils ont dans leur art toute l'habileté qui manque aux autres, et qui sont crus sur leur

(1) D'Aubigné, frère de madame de Maintenon. (2) Le marquis de Caretti, médecin empirique.

pa

role. Ils profitent cependant de l'erreur publique, ou de l'amour qu'ont les hommes pour la nouveauté: ils percent la foule, et parviennent jusqu'à l'oreille du prince, à qui le courtisan les voit parler, pendant qu'il se trouve heureux d'en 'être vu. Ils ont cela de commode pour les grands, qu'ils en sont soufferts sans conséquence, et congédiés de même: alors ils disparaissent tout à la fois riches et décrédités ; et le monde qu'ils viennent de tromper est encore prêt à être trompé par d'autres.

Vous voyez des gens qui entrent sans saluer que légèrement, qui marchent des épaules, et qui se rengorgent comme une femme : ils vous interrogent sans vous regarder; ils parlent d'un ton élevé, et qui marque qu'ils se sentent audessus de ceux qui se trouvent présents. Ils s'arrêtent, et on les entoure : ils ont la parole, A président au cercle, et persistent dans cette hauteur ridicule et contrefaite, jusqu'à ce qu'il survienne un grand, qui, la faisant tomber tout d'un coup par sa présence, les réduise à leur naturel, qui est moins mauvais.

Les cours ne sauraient se passer d'une certaine espèce de courtisans, hommes flatteurs, complaisants, insinuants, dévoués aux femmes, dont ils ménagent les plaisirs, étudient les faibles, et flattent toutes les passions: ils leur soufflent à

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