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on ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et, s'il se peut, surpasser les anciens, que par leur imitation.

Combien de siècles se sont écoulés avant que les hommes dans les sciences et dans les arts aient pu revenir au goût des anciens, et reprendre enfin le simple et le naturel!

On se nourrit des anciens et des habiles modernes (1); on les presse, on en tire le plus que l'on peut, on en renfle ses ouvrages ; et quand enfin l'on est auteur, et que l'on croit marcher tout seul, on s'élève contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d'un bon lait qu'ils ont sucé, qui battent leur nourrice. Un auteur moderne (2) prouve ordinairement que les anciens nous sont inférieurs en deux manières, par raison et par exemple: il tire la raison de son goût particulier, et l'exemple de ses Quvrages.

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Il avoue que les anciens, quelque inégaux et peu corrects qu'ils soient, ont de beaux traits:

(1) Fontenelle, académicien, auteur des Dialogues des morts, et de quelques autres ouvrages.

(2) Charles Perrault, de l'Académie française, qui a voulu prouver, par un ouvrage en 3 volumes in-12, que les modernes sont au-dessus des anciens.

il les cite; et ils sont si beaux, qu'ils font lire sa critique.

Quelques habiles (1) prononcent en faveur des anciens contre les modernes; mais ils sont suspects, et semblent juger en leur propre cause, tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l'antiquité: on les récuse.

L'on devrait aimer à lire ses ouvrages à ceux qui en savent assez pour les corriger et les éstimer.

Ne vouloir être ni conseillé ni corrigé sur son ouvrage, est un pédantisme.

Il faut qu'un auteur reçoive avec une égale modestie les éloges et la critique que l'on fait de ses ouvrages.

Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne : on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant. Il est vrai néanmoins qu'elle existe; que tout ce qui ne l'est point est faible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre.

Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l'expression qu'il cherchait depuis long-temps sans la connaître, et qu'il a enfin trouvée, est celle qui était la plus simple, la

(1) Boileau et Racine.

plus naturelle, qui semblait devoir se présenter d'abord et sans effort.

Geux qui écrivent par humeur sont sujets à retoucher à leurs ouvrages: comme elle n'est pas toujours fixe, et qu'elle varie en eux selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu'ils ont le plus aimés.

La même justesse d'esprit qui nous fait écrire de bonnes choses, nous fait appréhender qu'elles ne le soient pas assez pour mériter d'être lues. Un ésprit médiocre croit écrire divinement: un bon esprit croit écrire raisonnablement.

L'on m'a engagé, dit Ariste, à lire mes ouvrages à Zoïle; je l'ai fait : ils l'ont saisi d'abord; et avant qu'il ait eu le loisir de les trouver mauvais, il les a loués modestement en ma présence, et il ne les a pas loués depuis devant personne : je l'excuse, et je n'en demande pas davantage à un auteur; je le plains même d'avoir écouté de belles choses qu'il n'a point faites.

Ceux qui par leur condition se trouvent exempts de la jalousie d'auteur, ont ou des passions, ou des besoins qui les distraient et les rendent froids sur les conceptions d'autrui : personne presque, par la disposition de son esprit, de son cœur et de sa fortune, n'est en

état de se livrer au plaisir que donne la perfection d'un ouvrage.

Le plaisir de la critique nous ôte celui d'être vivement touchés de très-belles choses.

Bien des gens (1) vont jusques à sentir le mérite d'un manuscrit qu'on leur lit, qui ne peuvent se déclarer en sa faveur, jusques à ce qu'ils aient vu le cours qu'il aura dans le monde par l'impression, ou quel sera son sort parmi les habiles: ils ne hasardent point leurs suffrages; et ils veulent être portés par la foule et entraînés par la multitude. Ils disent alors qu'ils ont les premiers approuvé cet ouvrage, et que le public est de leur avis.

Ces gens laissent échapper les plus belles occasions de nous convaincre qu'ils ont de la capacité et des lumières, qu'ils savent juger, trouver bon ce qui est bon, et meilleur ce qui est meilleur. Un bel ouvrage (2) tombe entre leurs mains : c'est un premier ouvrage, l'auteur ne s'est pas encore fait un grand nom, il n'a rien qui prévienne en sa faveur; il ne s'agit point de faire sa cour ou de flatter les grands en applaudissant à ses écrits. On ne vous demande pas,

(1) L'abbé Dangeau, de l'Académie française, frère du marquis Dangeau.

(2) Le présent livre des Caractères.

Zélotes, de vous récrier: « C'est un chef-d'œuvré de l'esprit; l'humanité ne va pas plus loin; c'est jusqu'où la parole humaine peut s'élever:

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« on ne jugera à l'avenir du goût de quelqu'un

«

qu'à proportion qu'il en aura pour cette pièce: » phrases outrées, dégoûtantes, qui sentent la pension ou l'abbaye; nuisibles à cela même qui est louable et qu'on veut louer: que ne disiezvous seulement, voilà un bon livre. Vous le dites, il est vrai, avec toute la France, avec les étrangers comme avec vos compatriotes, quand il est imprimé par toute l'Europe, et qu'il est traduit en plusieurs langues : il n'est plus temps.

Quelques-uns de ceux qui ont lu un ouvrage en rapportent certains traits dont ils n'ont pas compris le sens et qu'ils altèrent encore par tout ce qu'ils y mettent du leur; et ces traits ainsi corrompus et défigurés, qui ne sont autre chose' que leurs propres pensées, et leurs expressions, ils les exposent à la censure, soutiennent qu'ils sont mauvais; et tout le monde convient qu'ils sont mauvais : mais l'endroit de l'ouvrage que ces critiques croient citer, et qu'en effet ils ne citent point, n'en est pas pire.

Que dites-vous du livre d'Hermodore? Qu'il est mauvais, répond Anthime; qu'il est mauvais. Qu'il est tel, continue-t-il, que ce n'est pas un livre, ou qui mérite du moins que le monde en

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