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TESTIMONIUM

AD SENECE LIBROS

DE CLEMENTIA.

CE traité est adressé à Néron, au commencement de la seconde année de son règne ; aussi le ton en est-il noble et élevé, le style souvent ingénieux, mais plus simple, moins haché, et, s'il m'est permis d'emprunter une expression de la peinture, plus large.

C'est la plus adroite et la plus forte leçon qu'il fût possible de donner à un jeune prince dont on avait pressenti le penchant à la cruauté. Si l'on m'assurait que dans les années de sa perversité, jamais les regards de Néron ne tombèrent fortuitement sur la couverture de cet ouvrage, sans que le trouble et les remords ne s'élevassent au fond de son cœur, je serais tenté de le croire.

On y est introduit par l'éloge de l'empereur; d'où l'on passe à la la nature de la clémence, à ses motifs, à son utilité pour tous les hommes, à sa nécessité pour un souverain, et aux moyens d'acquérir, de conserver et de fortifier en soi cette vertu.

Néron monta sur le trône à dix-huit ans ; on voit en cet endroit que le philosophe avait découvert la bête féroce sous la figure humaine. Il y a des exemples, des réflexions, des conseils qu'aucun orateur n'aurait l'indécence de proposer à un autre prince que Néron. Ce n'est qu'à un tigre qu'on dit : Ne soyez point un tigre. On trouvera au chapitre XXIV, des traits qui justifieront ma pensée. Au reste, les rois, les magistrats, les pères, les instituteurs, les maîtres, tous ceux qui ont quelque autorité sur les autres, y apprendront à juger des circonstances, où il convient de pardonner ou de punir, et à discerner la ligne étroite qui sépare la clémence de l'injustice.

Si l'on doute que Sénèque sache penser de grandes choses, et

les rendre avec noblesse, j'en appellerai au discours qu'il a mis dans la bouche de Néron, au premier chapitre de ce traité ; et je demanderai quelques pages plus belles en aucun auteur, sans en excepter l'historien Tacite.

Le voici, ce discours. « Qu'il est doux de pouvoir se dire à soi« même seul d'entre les mortels, j'ai été choisi pour représenter « les Dieux sur la terre! Arbitre absolu de la vie et de la mort

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«< chez toutes les nations, le sort et des peuples et des individus fut déposé dans mes mains. C'est par ma bouche

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la force que « déclare ce qu'il convient d'accorder, et la justice ce qu'il convient « de refuser. C'est de mes réponses que les royaumes et les cités reçoivent les motifs et de leur désolation et de leur allégresse. « Nulle partie du monde n'est florissante que par ma faveur. Ces « milliers de glaives que la paix retient dans leurs fourreaux, « d'un clin-d'œil je les en ferai sortir. C'est moi qui décide quelles nations seront anéanties ou transférées, affranchies ou « réduites en servitude; quels souverains seront faits esclaves, quels fronts seront ceints du bandeau royal; quelles villes on détruira; quelles autres s'élèveront sur leurs ruines. Malgré «< cette puissance illimitée, on ne peut me reprocher un seul châ«<timent injuste. Je ne me suis livré ni à la colère, ni à la fougue « de la jeunesse, ni à la témérité des uns, ni à l'opiniâtreteté des « autres, qui lassent les âmes les plus tranquilles, ni à la cruelle ambition, si commune dans les maîtres de la terre, de mani« fester leur pouvoir par la terreur. Avare du sang le plus vil, « le titre d'homme est une recommandation suffisante auprès de « moi. A ma cour, la sévérité marche voilée, et la clémence se « montre à visage découvert. J'ai tiré les lois de l'obscurité, et je « m'observe comme si je leur devais compte de mes actions. Je « suis touché de la jeunesse de l'un, de la caducité de l'autre, « de la faiblesse de celui-ci, de la considération de celui-là, et « au défaut d'un motif de commisération, je pardonne pour me complaire à moi-même. Dieux immortels, paraissez, interrogez-moi sur mon administration; je suis prêt à vous répondre. » Je ne connais point d'auteur moderne qui ait plus d'analogie avec un auteur ancien, que Corneille avec Séneque.

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Si Racine doit à Tacite la belle scène entre Agrippine et son

fils, Corneille doit à Sénèque celle d'Auguste et de Cinna. Voyez le chapitre IX du premier livre.

Quelle étrange révolution les années ont apportées dans mon caractère ! Lorsque j'entends Agamemnon dire à Iphigénie: Vous y serez, ma fille ! je suis encore touché; mais lorsque j'entends Auguste dire à un perfide: Soyons amis, Cinna, mes yeux se remplissent de larmes.

Néron fut clément par dissimulation dans sa jeunesse, et Auguste par lassitude dans sa vieillesse.

Le traité de Sénèque n'ayant pas corrigé Néron, celui-ci dut concevoir secrètement une haine d'autant plus profonde contre un peintre hardi, qui mettait d'avance sous ses yeux le hideux portrait qui lui ressemblerait un jour.

Dans cet ouvrage, les conséquences des principes de l'anteur le mènent à des assertions difficiles à digérer. Il prononce décidément que la compassion est un défaut réel ; que la cruauté et la compassion sont deux extrêmes, l'une de la sévérité, l'autre de la clémence ce qui m'inclinait d'abord à croire qu'en passant du latin dans notre langue, le mot compatir avait changé d'acception; ou que l'influence des mœurs générales sur les notions du vice et de la vertu faisait traiter de faiblesse à Rome ce que nous regardons comme un sentiment d'humanité; mais il est évident, par ce qui suit, que l'opinion de Sénèque est la pure doctrine de Zénon, qui regardait la grandeur d'âme comme incompatible avec la crainte et le chagrin, et la leçon d'une école dont le sage était sans pitié, parce que la pitié était un état pénible de l'âme. Zénon disait, et Sénèque après Zénon : «< Mais sans compassion ni pitié, notre philosophe fera tout ce que l'homme sensible et compatissant..... » J'en doute; en secourant celui qui souffre, l'homme sensible et compatissant se soulage lui-même.

« C'est la clémence qui distingue le monarque du tyran..... » Ne serait-ce pas plutôt la justice, source du respect et de l'amour des peuples?

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Le plus misérable des hommes, c'est le tyran.

Les deux faits qui suivent, montrent que l'esprit des peuples s'écarte souvent de l'esprit des lois.

Érixon, chevalier romain, fait périr son fils à coups de fouet.

On s'attroupe autour de lui; les pères, les mères et les enfans l'attaquent, et le percent de leur stylets: l'autorité d'Auguste le garantit à peine de la fureur populaire ; et la clémence de Titus Arius qui se contenta d'exiler son fils, juridiquement convaincu d'avoir attenté à sa vie, reçut un applaudissement général. La circonspection de l'empereur dans cette conjoncture est digne d'éloge. Je renvoie à mon auteur, que je n'ai pas résolu de copier, page à page.

«La bienfaisance garde le souverain pendant le jour; l'amour de ses sujets est sa garde nocturne. »

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Le souverain est l'âme d'un corps politique, dont les membres sont sans cesse agités par ses vices et par ses vertus. »

« Le pardon que le souverain accorde à un citoyen, est un acte de clémence envers la république.

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« Le souverain dit : Il n'y a personne qui ne puisse tuer contre la loi. Je suis le seul qui puisse sauver malgré elle....» Oui, mais partout où c'est la prérogative de la souveraineté, il n'y a plus de loi.

« Avant que d'agir d'autorité, jeune souverain, demandez-vous à vous-même, si c'est ainsi qu'en useraient les Dieux que vous avez pris pour modèle. »

« Un écuyer rendrait son cheval ombrageux, s'il ne lui fesait sentir de tems en tems une main caressante. Il n'est point d'animal plus sujet à se cabrer que l'homme. »

« C'est un beau, mais rare spectacle, que celui d'un prince impunément offensé. »

<< Il est dangereux d'instruire une nation du grand nombre des citoyens pervers; c'est donner aux esclaves la liste de leurs

maîtres. >>

La commisération pleure en condamnant, la justice sévère a l'œil sec, la cruauté insultante a l'œil riant.

L. ANNEI SENECE

DE TRANQUILLITATE

ANIMI

LIBER UNUS

AD ANNEUM SERENUM.

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