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«<et décoration de son œuvre. De sorte que si tu luy veux imposer « le nom de rapsodie ou recueil de diverses auctoritez, tu ne luy << feras point d'injure ».

Lorsqu'on veut alléguer un auteur ancien, souvent on le traduit soi-même, si on le lit dans le texte; mais très souvent aussi et très librement on copie la traduction d'un autre. C'est ainsi qu'après le gros succès des Plutarque français, des phrases d'Amyot se retrouvent chez beaucoup d'auteurs. Quelques exemples montreront bien que Montaigne n'est pas seul à en user ainsi :

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(1) La Primaudaye dans l'avertissement de sa troisième édition, déclare au lecteur qu'il va lui indiquer les sources de ces allégations « afin, » dit-il, « que si tu as cy devant estimé mon labeur digne de toy, tu ne perdes ceste opinion celon la « coustume de plusieurs, qui par erreur de jugement font cas des choses pour la << nouveauté ». Ses emprunts à Amyot sont très considérables.

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(1) Rien ne prouve d'ailleurs que Bouchet puise directement dans Amyot, tant la traduction d'Amyot a déjà été pillée depuis douze ans qu'elle a paru. Les emprunts de Bouchet aux Essais de Montaigne, aux divers ouvrages de Bodin et tout particulièrement à sa Demonomanie et à sa République, à l'Examen des Esprits de Huarte qui venait d'être traduit par Chappuys en 1580, a beaucoup d'autres ouvrages contemporains encore, sont, déjà dans la première édition du premier livre de ces Serées (1584), tout a fait considérables; le plus souvent ils sont presque textuels.

Fr. de La Noue

Auquel propos Aristippus se mocqua un jour plaisamment d'un semblable pere, car comme le pere luy demandast combien il vouloit avoir pour luy instruire et enseigner son fils: il luy respondit cent escus. Cent escus, dit le pere, ô Hercules, c'est beaucoup. Comment. J'en pourrois acheter un bon esclave, de ces cent escus. Il est vray, respondit Aristippus, et en ce faisant tu auras deux esclaves, ton fils le premier, et puis celuy que tu auras achetté.

(Discours politiques, V, éd.
1587, p. 113).

Amyot

Auquel propos Aristippus se mocqua un jour plaisamment et de bonne grâce d'un semblable pere, qui n'avoit ne sens ny entendement: car comme ce pere luy demandast, combien il vouloit avoir pour luy instruire et enseigner son fils, il luy respondit, cent escus. Cent escus, dit le pere, ô Hercules, c'est beaucoup comment, j'en pourrois achetter un bon esclave de ces cent escus. Il est vray respondit Aristippus, et en ce faisant tu auras deux esclaves, ton fils le premier, et puis celuy que tu auras achetté.

:

(Euvres morales, fo 3 B).

On voit que partout se retrouve le même procédé. A vrai dire, chez La Noue il n'est pas ordinaire, mais c'est que La Noue n'a pas eu les mêmes commencements que Montaigne ; Montaigne conservera toujours cette habitude; même lorsque son génie personnel se sera pleinement développé, beaucoup de phrases étrangères se trouveront enchâssées dans le tissu des siennes propres. Néanmoins il reste une différence considérable entre sa manière d'alors et celle des premières années: alors c'est de lui-même, au moins le plus souvent, que jaillira l'inspiration; elle entraînera seulement, dans des flots bien à lui, quelques débris étrangers. Au début, au contraire, ce sont les emprunts qui envahissent tout; il semble qu'il n'ose pas se fier à ses forces, voler de ses propres ailes, il lui faut partout des autorités. Sa part se réduit trop souvent à trier des extraits dont il compose une sorte de mosaïque, et à y attacher de minces réflexions qui n'en sont guère que le commentaire.

II. Dans les Leçons aussi bien de Rhodigin ou de Crinitus, que de Messie ou de Breslay, on peut distinguer deux types principaux de composition. Quelquefois l'auteur choisit un fait historique,

pris tantôt aux histoires naturelles et tantôt aux histoires humaines; il se contente de l'exposer parfois seul, parfois avec quelques autres faits analogues que l'association des idées appelle. Une courte réflexion en dégage le sens et assaisonne le tout. C'est le type le plus simple. D'autres fois, au lieu de partir d'un fait, il part d'une idée et le plus souvent d'une idée morale, comme la soudaineté de la mort, l'utilité de peu parler, et alors, au lieu de quelques anecdotes, c'est en général un défilé pressé d'exemples et de sentences qu'il entasse. Il est clair que ce ne sont pas là deux classes bien tranchées, puisque les éléments composants sont à tout prendre les mêmes de part et d'autre ; cependant par leurs représentants caractéristiques, elles s'opposent l'une à l'autre, et tandis que l'une produit une impression de surcharge et d'excès, l'autre nous frappe souvent par une sécheresse extrême. Ce sont aussi ces deux mêmes types que nous rencontrons dans les premiers essais.

Il n'est personne qui n'ait été surpris de tous ces petits chapitres, si grêles, qui ouvrent le premier livre. On s'étonne qu'ils puissent être de la même main qui a écrit l'essai De la vanité ou celui De l'experience. Ces chapitres-là coûtent peu à Montaignie, il n'y met rien du sien. N'importe qui les multiplierait à l'infini, car ils n'ont aucune personnalité. Montaigne à ce moment, nous l'avons vu, lit les Mémoires des frères du Bellay, Guichardin, Bouchet, Diodore de Sicile, un peu plus tard, les Vies de Plutarque ; quand une anecdote le frappe dans ces lectures, il la transcrit sur ses papiers; en quelques mots, il y épingle une réflexion sur ce qui lui a paru digne de remarque en elle; c'est la morale qui s'ajoute à l'exemple. Sa mémoire lui présente quelques autres faits et quelquefois des sentences qui joignent bien au propos, il les ajoute; et comme sa mémoire est courte, presque tous ces compléments lui viennent eux aussi des lectures du moment.

Voici l'essai intitulé: De la punition de la couardise (I, 16). La structure en est simple à analyser, et elle nous apprendra comment sont composés la plupart des essais voisins, car à peu près tous sont construits sur le même plan. Dans son du Bellay, Montaigne vient de remarquer l'histoire du seigneur de Franget (1) qui lui

(1) DU BELLAY dit FRAUGET. Cf. éd de 1569, L., II, p. 52.

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paraît intéressante. Ce seigneur avait rendu Fontarabie aux Espagnols et on l'accusait d'avoir fait preuve de lâcheté dans cette circonstance; pour sa punition, il « fut condamné à estre degradé « de noblesse, et tant luy que sa posterité declaré roturier, << taillable et incapable de porter armes ». Sa couardise fut châtiée par la honte. Montaigne ne transcrit pas tout au long cet exemple comme il le fait souvent; du Bellay s'y est trop étendu ; il se contente de le résumer. D'autres exemples semblables s'évoquent dans son souvenir: c'est d'abord l'affaire de « Guyse », que le même du Bellay lui a apprise, et « d'autres encore » auxquels il ne fait qu'une allusion. I lit dans le même temps l'histoire de Diodore de Sicile: Diodore lui enseigne les mesures que, en Grèce, le législateur Charondas prenait en pareil cas: «Il ordonna que « ceux qui s'en estoyent fuis d'une bataille fussent par trois jours assis emmy la place publicque, vetus de robe de femme ». Ce sont les mots mêmes d'Amyot, traducteur de Diodore. Ammien Marcellin lui apporte encore un exemple similaire. En voilà tout un bouquet. Il n'y a plus qu'à y joindre quelques réflexions. C'est chose simple: une même leçon se dégage de tous ces exemples. Dans la lâcheté, il n'y a que de la faiblesse, il n'y a pas de malice; il serait déraisonnable de châtier de même la méchanceté et l'incapacité. Voilà ce qui justifie la conduite de Charondas et la punition de Franget. « C'est raison, dit Montaigne, qu'on face

grande difference entre les fautes qui viennent de nostre foi«blesse et celles qui viennent de nostre malice car en celles icy <<nous nous sommes bandez à nostre escient contre les reigles de <«< la raison que nature a empreintes en nous, et en celles là il <«< semble que nous puissions appeler à garant cette mesme nature pour nous avoir laissé en telle imperfection et deffaillance. De << maniere que peu de gens ont pensé qu'on ne se pouvoit prendre «à nous que de ce que nous faisons contre nostre conscience, «et sur cette regle est en partie fondée l'opinion de ceux qui «condamnent les punitions capitales aux heretiques et mescreans, «<et celle qui establit qu'un advocat et un juge ne puissent estre «tenuz de ce que par ignorance ils ont failly en leur charge ». Et voilà un essai terminé; il ne faut rien de plus pour le bâtir, et il n'est pas besoin de plus d'originalité dans la morale d'une Leçon que dans celle d'une fable d'Ésope.

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