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parce qu'il ne la connut pas dès l'enfance; mais il trouve dans Amyot un interprète agréable, un guide auquel il aime à se confier. Une imagination vive et curieuse lui fait parcourir mille objets; une disposition particulière de son esprit lui fait observer tout ce qui se rapporte à l'homme, ses lois, ses mœurs, ses coutumes, et l'intéresse non seulement à l'histoire générale, mais, pour ainsi dire, aux anecdotes de l'espèce humaine. Enfin, parvenu à l'âge mûr, il s'amuse à se rappeler tout ce qu'il a vu, senti, pensé, découvert en soi-même ou dans les autres. Il jette ses idées dans l'ordre, ou plutôt dans le désordre où elles se présentent, tantôt s'élevant aux plus sublimes spéculations de l'ancienne philosophie, tantôt descendant aux plus simples détails de la vie commune, parlant de tout, se mêlant toujours lui-même à ses discours, et faisant de cette espèce d'égoïsme, si insupportable dans les livres ordinaires, le plus grand charme du sien.

L'ouvrage de Montaigne est un vaste répertoire de souvenirs, et de réflexions nées de ces souvenirs. Son inépuisable mémoire met à sa disposition tout ce que les hommes ont pensé. Son jugement, son goût, son instinct, son caprice même, lui fournissent à tout moment des pensées nouvelles. Sur chaque sujet, il commence par dire tout ce qu'il sait, et, ce qui vaut mieux, il finit par dire

ce qu'il croit. Cet homme qui, dans la discussion, cite toutes les autorités, écoute tous les partis, accueille toutes les opinions, lorsque enfin il vient à décider ne consulte plus que lui seul, et donne son avis, non comme bon, mais comme sien. Une telle marche est longue, mais elle est agréable, elle est instructive, elle apprend à douter; et ce commencement de la sagesse en est quelquefois le dernier terme. Peut-être aussi cette manière de composer convenait mieux au caractère de Montaigne, ennemi d'un long travail et d'une application soutenue. Il parle beaucoup de morale, de politique, de littérature; il agite, à la fois, mille questions; mais il ne propose jamais un système. Sa réserve tient à sa paresse autant qu'à son jugement. Il lui en coûterait de poser des principes, de tirer des conséquences, et d'établir, à force de raisonnements, la vérité, ou ce que l'on prend pour elle. Cette entreprise lui paraîtrait trop laborieuse, et la justesse de son esprit l'avertit que souvent elle ne serait pas moins inutile que téméraire. Il aime mieux se borner à ce qu'il voit au moment où il parle, et semble vouloir n'affirmer qu'une chose à la fois. Ce n'est pas le moyen de faire secte; aussi, jamais philosophe n'en fut plus éloigné que Montaigne. Il dit trop naïvement et le pour et le contre. Au moment où vous croyez tenir sa pensée, vous êtes

déconcerté par un changement soudain, qu'au reste il ne prévoyait pas lui-même plus que vous. Une pareille incertitude, qui prouve plus de franchise que de faiblesse, n'aurait pas dû, ce semble, exciter la sévère indignation de Pascal. Cet inexorable moraliste, si grand par son génie encore au-dessus de ses ouvrages, ne craint pas d'affirmer que Montaigne met toutes choses dans un doute si universel et si général, que, l'homme doutant même s'il doute, son incertitude roule sur ellemême dans un cercle perpétuel et sans repos.

Pascal n'abuse-t-il pas ici de la puissance de son imagination, pour imposer à notre faiblesse par l'énergie de la parole? Quel est ce fantôme d'incrédulité qu'il prend plaisir à élever lui-même, pour l'écraser aisément sous le poids de son invincible éloquence? Où peut-il donc trouver dans les aveux d'un philosophe si ingénieux et si mo- deste cet incorrigible pyrrhonien, poursuivi par le doute jusque dans son doute même, et changeant de folie, sans pouvoir en guérir? Montaigne n'a jamais douté ni de Dieu ni de la vertu. L'apologie de Raymond de Sébonde renferme la plus éloquente profession de foi sur l'existence de la divinité; et les orateurs sacrés n'ont jamais peint avec plus de force les tourments du vice, et la joie de la bonne conscience. Du reste, Montaigne trouve dans la nature de l'homme de terribles

difficultés et d'inconcevables mystères; il regarde en pitié les erreurs de notre raison, la faiblesse et l'incertitude de notre entendement; il affecte un moment de nous ravaler jusqu'aux bêtes; et Pascal l'approuve alors. Ce sublime contempteur des misères de l'homme triomphe de voir* la superbe raison froissée par ses propres armes. Il aimerait, dit-il, de tout son cœur le ministre d'une si grande vengeance. Pourquoi donc, ô Pascal, défendiez-vous tout à l'heure à un sage de se défier de cette raison que vous-même reconnaissez si faible et si trompeuse? Voulez-vous maintenant le conduire, par l'impuissance de penser, à la nécessité de croire? et vous semble-t-il qu'il soit besoin de lui arracher le flambeau de la raison pour le précipiter dans la foi?

La métaphysique de Montaigne se réduit donc à un petit nombre de vérités essentielles, qui demandent peu d'efforts pour être saisies. Sur tout le reste il est dans l'ignorance, et il ne s'en fâche pas. Peut-être seulement a-t-il le tort de rapporter avec trop de complaisance les opinions de ceux qui n'ont pas craint d'expliquer tant de choses qu'ils n'entendaient pas mieux que lui. Mais son incertitude, son incuriosité** se fait

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elle sentir dans les principes de sa morale ? A-t-il les mêmes doutes lorsqu'il s'agit de nos devoirs? Comme il siérait mal d'employer l'art des rhéteurs avec un écrivain qui s'en est tant moqué, nous avouerons que, si l'on peut disculper sa philosophie d'un pyrrhonisme absolu, sa morale tient beaucoup de l'école d'Épicure. Sans doute il voulait qu'elle fût plus d'usage. Cette philosophie sublime, qui veut changer l'homme au lieu de le régler, en lui présentant pour modèle la perfection désespérante d'une vertu idéale, le dispense trop souvent de la réaliser : la leçon ne paraît pas faite pour nous : l'exemple est pris dans une autre nature on peut l'admirer; mais chacun trouve en soi le droit de ne pas l'imiter. Si vous voulez qu'on tâche d'atteindre au but, ne le mettez pas hors de la portée commune. Le sage, pour faire monter la foule jusqu'à lui, doit se pencher vers elle. C'est le mouvement naturel de Montaigne. Il vient à nous le premier, en nous montrant les imperfections de son esprit, ses erreurs, ses torts, ses petitesses; mais jamais il n'a rien de bas ni de criminel à nous révéler; et ce bonheur, ou cette discrétion, me paraît plus utile pour le lecteur que la franchise trop peu mesurée de Rousseau. J'apprends, dans les aveux du premier, quelles peuvent être les fautes d'un honnête homme; et, si j'apprends à les excuser, en revanche je m'habitue

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