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les gouverner. C'était l'objet où se portait naturellement son esprit. Il s'en occupa toujours dans le calme de la solitude et dans les loisirs de la vie privée. Les fureurs de la guerre civile troublerent quelquefois son repos; et sa modération, comme il arrive toujours, ne put lui servir de sauve-garde. Cependant ces orages mêmes ne détruisirent pas son bonheur.

C'est ainsi qu'il coula ses jours dans le sein des occupations qu'il aimait, libre et tranquille, élevé par sa raison au-dessus de tous les chagrins qui ne venaient point du cœur, attendant la mort sans la craindre, et voulant qu'elle le trouvât occupé à bécher son jardin, et nonchalant d'elle.

Les Essais, ce monument impérissable de la plus saine raison et du plus heureux génie, ne furent pour Montaigne qu'un amusement facile, un jeu de son esprit et de sa plume. Heureux l'écrivain qui, rassemblant ses idées comme au hasard, et s'entretenant avec lui-même, sans songer à la postérité, se fait cependant écouter d'elle! On lira toujours avec plaisir ce qu'il a produit sans effort. Toutes les inspirations de sa pensée, fixées à jamais par le style, passeront aux siècles à venir. Quel fut son secret? il s'est mis tout entier dans ses ouvrages. Il jouira donc mieux que personne de cette immortalité que donnent les lettres, puisqu'en lui seul l'homme ne sera jamais séparé de

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l'écrivain, et que son caractère ne sera pas moins immortel que son talent.

Montaigne, te croyais-tu destiné à tant de gloire et n'en serais-tu pas étonné? Tu ne parlais que de toi, tu ne voulais peindre que toi; cependant tu fus notre historien. Tu retraças, non les formes incertaines et passagères de la société, mais l'homme tel qu'il est toujours et partout. Tes peintures ne sont pas vieillies après trois siècles; et ces copies, si fidèles et si vives, toujours en présence de l'original qui n'a pas changé, conservant toute leur vérité, n'ont rien perdu de leur éclat, et paraissent même embellies par l'épreuve du temps. Ta naïve indulgence, ta franchise et ta bonhomie ont cessé depuis long-temps d'être en usage: elles ne cesseront jamais de plaire; et tout le raffinement d'un siècle civilisé ne servira qu'à les rendre plus curieuses et plus piquantes. Tes remarques sur le cœur humain pénètrent trop avant pour devenir jamais inutiles. Malgré tant de nouvelles recherches et de nouveaux écrits, elles seront toujours aussi neuves que profondes. Pardonne-moi d'avoir essayé l'analyse de ton génie, sans autre titre que d'aimer tes ouvrages. Ah! la jeunesse n'est pas faite pour apprécier dignement les leçons de l'expérience, et n'a pas le droit de parler du cœur humain qu'elle ne connaît pas. J'ai senti cet obstacle: plus d'une fois j'ai

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ÉLOGE DE MONTAIGNE.

voulu briser ma plume, me défiant de mes idées, et craignant de ne pas assez entendre les choses que je prétendais louer. La supériorité de ta raison m'effrayait, ô Montaigne! Je désespérais de pouvoir atteindre si haut. Ta simplicité, ton aimable naturel, m'ont rendu la confiance et le courage : j'ai pensé que toi-même, si tu pouvais supporter un panégyrique, tu ne te plaindrais pas d'y trouver plus de bonne foi que d'éloquence, plus de candeur que de talent.

DISCOURS

SUR

LES AVANTAGES ET LES INCONVENIENTS

DE LA CRITIQUE".

Un excellent critique serait un artiste qui aurait beaucoup de science et de goût, sans préjugés et sans envie. VOLTAIRE.

L'ÉLOGE d'un orateur ou d'un poète, l'étude attrayante de ses ouvrages, l'enthousiasme facile qu'inspire son génie, le sentiment continuel d'une admiration toujours profitable à celui qui l'éprouve, voilà sans doute pour les jeunes élèves de l'art d'écrire une tâche plus heureuse que ne

* Ce discours a remporté le prix d'Éloquence, décerné par la classe de la Langue et de la Littérature françaises de l'Institut, dans sa séance du 21 décembre 1814.

paraît l'être l'examen d'un droit littéraire, peu connu, mal respecté, dont les abus fréquents amusent l'indifférence, et n'irritent que ceux qu'ils menacent. Il est si doux de célébrer une gloire qu'on admire et qu'on aime! Il est si pénible de parler souvent d'injustice et d'envie! Cependant ces idées plus tristes sont à jamais inséparables des souvenirs brillants de gloire et de génie, que nous aimons à retracer. L'envie occupe toujours une place dans l'histoire des écrivains célèbres; et l'on ne peut admirer leurs chefs-d'œuvre, sans se souvenir de leurs détracteurs. Mais une censure impartiale triomphe des critiques passionnées : elle distingue et place les hommes; elle détruit l'imposture des réputations; elle épargne au talent supérieur ces concurrences inégales et ces rivalités factices auxquelles on voudrait toujours le rabaisser; elle répand, elle autorise les leçons du goût; elle prépare des instructions aux successeurs des grands modèles. Ainsi, la critique, dans ses abus ou dans ses avantages, touche de si près à la littérature, qu'elle se confond avec elle; et, lorsqu'on essaie d'en fixer le caractère, d'en rappeler les devoirs, au milieu de cette enceinte, où retentit tant de fois l'éloge des grands écrivains, ne semble-t-il pas que, par une succession naturelle, on discute la cause commune des lettres, après avoir célébré les talents divers dont

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