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et, par un mélange difficile à concevoir, mais trèsréel, on trouve souvent en lui la simplicité de l'antique bonne foi et la finesse de l'esprit moderne. Pour expliquer ce problême d'un auteur qui réunit dans sa manière d'écrire celles de plusieurs siècles, il suffit de se souvenir qu'il avait devant les yeux les divers âges de la littérature latine, et les étudiait indifféremment : il a dû nous deviner plus d'une fois, en imitant Pline le jeune. Des phrases vives et coupées, des bons mots, des traits, des épigrammes, convenaient d'ailleurs très-bien dans un style décousu, qui, comme le dit l'auteur lui-même, ne va que par sauts et par gambades. Le désordre est souvent pénible: il faut du moins qu'il ait quelque chose d'amusant. Montaigne abuse beaucoup de son lecteur. Ces chapitres qui parlent de tout, excepté de ce que promettait le titre, ces digressions qui s'embarrassent l'une dans l'autre, ces longues parenthèses qui donnent le temps d'oublier l'idée principale, ces exemples qui viennent à la suite des raisonnements et ne s'y rapportent pas, ces idées qui n'ont d'autre liaison que le voisinage des mots, enfin cette manie continuelle de dérouter l'attention dụ lecteur, pourrait fatiguer; et l'on serait quelquefois tenté de ne plus suivre un écrivain qui ne veut jamais avoir de marche assurée un trait inattendu nous ramène, un mot plaisant nous

pique, nous réveille. Le sujet nous a souvent échappé : mais nous retrouvons toujours l'auteur; et c'est lui que nous aimons.

Je n'ignore pas que c'est un grand ridicule de vouloir attribuer tous les genres de mérite à l'homme dont on fait l'éloge, et je ne m'arrêterais pas sur l'éloquence de Montaigne, dont la réputation peut se passer d'un nouveau titre, si j'avais été moins frappé de quelques morceaux des Essais, où ce grand talent de l'éloquence semble se trahir, à l'insu de l'auteur, par l'audace et la vivacité des mouvements.

Et pourquoi, en effet, la discussion d'une vérité morale intéressante pour l'humanité, le besoin de combattre une erreur honteuse, un préjugé funeste, ne pourraient-ils échauffer l'ame de l'écrivain, l'agrandir, lui communiquer cette force persuasive qui commande aux esprits, et du.philosophe éclairé faire un orateur éloquent? Le zèle de la vertu ne serait-il pas aussi puissant que les passions? C'est ainsi que Montaigne me paraît s'élever au-dessus de lui-même, lorsqu'il nous exhorte à fortifier notre ame contre la crainte de la mort. Son style devient noble, grave, austère: à l'imitation de Lucrèce, il fait paraître la Nature adressant la parole à l'homme; mais le langage qu'il met dans sa bouche n'appartient qu'à lui. Sortez, dit-elle, de ce monde, comme vous y étes

entré; le même passage que vous avez fait de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaites-le de la vie à la mort. Votre mort est une des pièces de l'ordre de l'univers, une pièce de la vie du monde. Cette élévation se soutient dans tout le discours de la Nature. Il s'y mêle quelques-unes de ces pensées profondes qui forcent l'ame à se replier sur elle-même. Si vous n'aviez la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privé.

Une pareille éloquence semble appartenir à cette philosophie austère qui ne ménage point l'homme, et le poursuit sans cesse avec l'image de la dure vérité. Ce ton ne peut être habituel chez Montaigne. Il devait porter son caractère dans ses écrits; et ce caractère, qu'il a pris tant de plaisir à nous dépeindre, se compose de faiblesse pour lui-même et d'indulgence pour les autres. Il nous excuse trop aisément, pour nous reprocher avec amertume nos fautes et nos erreurs; et il s'aime trop lui-même, pour s'irriter contre les siennes. Il s'aime trop lui-même! je n'ai pas craint de faire cet aveu: on ne peut en abuser. L'ami de La Boétie ne sera jamais exposé à l'accusation d'égoïsme. Non, l'égoïsme, ce sentiment stérile, cette passion avilissante, n'a ja mais trouvé place là où régnait la pure amitié. Il n'est pas épuisé par l'habitude de s'aimer seul, ce

cœur qui conserve une si grande force d'aimer, et l'épanche avec une intarissable abondance sur l'ami qu'il s'est choisi. O La Boétie! que votre nom toujours répété serve à la gloire de votre ami; que toujours on pense avec délices à cette union de deux ames vertueuses qui, s'étant une fois rencontrées, se mêlent, se confondent pour toujours! Mais la mort vient briser des liens si forts et si doux : le plus à plaindre des deux, celui qui survit demeure frappé d'une incurable blessure; il ne fait plus que trainer languissant : il n'a plus de goût aux plaisirs. Ils me redoublent, dit-il, le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout: il me semble que je lui dérobe sa part. Deuil sacré de l'amitié, sainte et inviolable fidélité, qui n'a plus pour objet qu'un souvenir ! Quelle est l'ame détachée d'elle-même qui se plaît à prolonger son affliction pour honorer la mémoire de l'ami qu'elle a perdu? C'est celle de Montaigne; c'est Montaigne qui se fait une religion de sa douleur, et craint d'être troublé dans ses regrets par un bonheur où son ami ne peut plus être. On aime à rencontrer dans l'éloge d'un homme supérieur ces marques d'un caractère sensible et tendre. Elles nous donnent le droit de chérir celui que nous admirons; mais que dis-je? ces deux sentiments, l'admiration et l'amour, se confondent tellement au nom de Montaigne, que

l'un disparaît presque dans l'autre. Son idée ne réveille pas en nos ames ce respect mêlé d'enthousiasme que nous inspirent les génies illustres qui ont fait la gloire des lettres. La distance nous paraît moins grande entre nous et lui. Nous sentons qu'il y a dans ses principes, dans sa conduite, quelque chose qui le rapproche de nous. Nous l'aimons comme un ami plein de candeur et de simplicité que nous serions tentés de croire notre égal, si la supériorité de sa raison et la vivacité de son esprit ne se décelaient à chaque instant par des traits ingénieux et soudains, que toute sa bonhomie ne peut cacher à nos yeux.

Sa vie nous offre peu d'événements; elle ne fut point agitée : c'est le développement paisible d'un caractère aussi noble que droit. La tendresse filiale, l'amitié, occupèrent ses plus belles années. Il voyagea, n'étant déjà plus jeune, et n'ayant plus besoin d'expérience; mais son ame, nourrie si long-temps des souvenirs du génie antique, retrouva de l'enthousiasme à la vue des ruines de Rome. Malgré son éloignement pour les honneurs et les emplois, élu par le suffrage volontaire de ses concitoyens, il avait rempli deux fois les fonctions de premier magistrat dans la ville de Bordeaux. Il croit que son administration n'était pas assez sévère: je le crois aussi. Sans doute il était plus fait pour étudier les hommes que pour

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