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NOTES

DE L'ÉLOGE DE MONTESQUIEU.

(1)

« Un homme né chrétien et français se trouve contraint « dans la satire : les grands sujets lui sont défendus ; il les « entame quelquefois, et se détourne ensuite sur de petites <«< choses qu'il relève par la beauté de son génie et de son

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style. » LA BRUYÈRE, ch. 1, des ouvrages de l'Esprit.

Si on poussait trop loin cette pensée, si on l'interprétait avec la même rigueur que celle d'un auteur contemporain, on deviendrait injuste envers La Bruyère et le grand siècle où il a vécu. La Bruyère, faisant allusion à ses propres travaux, voulait seulement expliquer par quel motif il bornait aux détails de la vie, et aux ridicules privés, un talent d'observer et de peindre, qu'il aurait porté avec avantage sur les plus grands objets de l'ordre social. Louis XIV était monté sur le trône, après des troubles civils qui agitèrent · l'État sans jeter dans les esprits aucun principe de liberté, parce qu'ils ne tenaient qu'à des ambitions de cour, à des rivalités de pouvoir. Il se rendit la justice de croire qu'il saurait par lui seul maintenir et élever la royauté. Comme le dit ailleurs La Bruyère, il fut lui-même son PRINCIPAL MINISTRE; il reprit le rôle de Richelieu, et se montra seulement moins sévère, et plus généreux, parce qu'il n'était pas obligé de régner au nom d'un autre. La conduite des parle

ments, sous Mazarin, avait été si maladroitement factieuse, qu'un roi jeune, habile, et bientôt victorieux, n'eut pas de peine à réduire au néant ces faibles barrières, et à réunir dans sa main le pouvoir absolu. Deux choses sauvèrent la France du despotisme : la magnanimité personnelle du monarque, et cet honneur dont Montesquieu a fait le principe des monarchies; honneur qui, nourri dans les heureux succès de la guerre, se fortifiait chaque jour avec la gloire du souverain, et arrêtait ainsi la puissance arbitraire par ces victoires et ces triomphes mêmes qui servent ordinairement à l'augmenter. L'honneur fut donc sous Louis XIV le contrepoids du pouvoir. Comme l'ame généreuse et la noble délicatesse de ce grand roi lui indiquaient d'avance le point où il aurait rencontré cette barrière, il ne la heurta jamais; et il gouverna sans aucune apparence de contradiction et d'obstacle. Toutes les maximes du pouvoir absolu furent reçues et sanctifiées par la religion. Bossuet devint le publiciste du siècle de Louis XIV, comme il en était le prédicateur et le théologien. La politique de ce grand homme devait être aussi impérieuse que la foi qu'il enseignait. Son ardente imagination se laissait ravir d'enthousiasme pour la splendeur du trône et du monarque; son génie vaste ne pouvait concevoir que dans l'exercice absolu d'une immense domination quelque chose d'égal à sa force, qu'il prenait involontairement pour mesure de la force d'un roi. Ainsi, tandis que, une île voisine, de hardis sectaires, par une interprétation perverse des saintes écritures, établissaient la haine de toute primauté politique et religieuse, et ce qu'ils appelaient l'égalité primitive des hommes, Bossuet puisait également dans les saintes écritures les maximes d'un pouvoir aussi absolu que les décisions de l'Église ; et ses leçons mêmes, données au nom de la religion, semblaient agrandir et consacrer les

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rois qui, ne pouvant être punis que par Dieu, n'étaient avertis que par ses ministres.

On n'a peut-être point assez remarqué l'influence de Bossuet sur l'esprit de son siècle. Cet homme, par ses doctrines, son caractère et son génie, était singulièrement propre à seconder le règne de Louis-le-Grand. Ce dédain qu'il exprimait pour les vaines disputes des politiques, cette hauteur de raison avec laquelle il abattait les pensées de l'orgueil humain, cette habitude de ne rien voir d'important pour les hommes que la religion; cette autorité menaçante qui écra– sait à la fois les opinions théologiques et les raisonnements républicains des protestants, de manière à rendre toujours la liberté complice de l'hérésie; tout, dans Bossuet, devait servir à l'affermissement du pouvoir absolu, et éloigner les esprits de la discussion des intérêts civils. Cette disposition, préparée par beaucoup de circonstances, devint générale ; et le siècle le plus rempli de l'esprit littéraire de l'antiquité parut en même temps le plus indifférent pour les maximes de liberté, qui, dans l'antiquité, sont inséparables de toute littérature. Le progrès rapide des arts, les créations multipliées du génie, présentaient, d'ailleurs, aux esprits une occupation enivrante et glorieuse, qui peut-être a besoin d'être exclusive, et qui ne pouvait jamais contrarier un pouvoir absolu, dont l'exercice était mêlé de grandeur et de bonté. L'attention publique ne s'était point tournée vers ces sciences économiques, qui nécessairement conduisent aux idées de liberté, en inspirant l'envie de défendre des intérêts que l'on croit bien connaître. Enfin, cette portion d'indépendance, nécessaire à toute époque florissante, se retrouvait dans les disputes religieuses où se jetèrent les plus grands esprits, et qui partageaient et passionnaient le public. Les Lettres Provinciales offraient tout l'intérêt, toute la vivacité,

toute la hardiesse d'un pamphlet politique. Sans compter l'esprit, il y avait alors plus de malice et de courage à désoler les Jésuites, qu'il ne sera jamais possible d'en mettre à poursuivre des ministres. Les Jansénistes formaient l'opposition, et la soutenaient par de grands noms, d'excellents écrits, d'illustres amitiés, et beaucoup de faveur populaire. L'indépendance de la pensée, ainsi concentrée, s'exerçait, je le sais, sur des futilités, de vaines arguties. Mais l'indépendance tient moins à la grandeur des choses que l'on défend, qu'à la chaleur, à la publicité, à l'obstination avec laquelle il est permis de les défendre. On peut mettre la li– berté partout, pourvu qu'on la conserve. Les controverses de Bossuet et de Fénélon, la résistance si longue et si éclatante d'une grande vertu persécutée, contre tout l'ascendant du pouvoir souverain, furent encore un heureux exemple d'indépendance. Voilà de ces traits qui distinguent la monarchie du despotisme. L'autorité, inaccessible dans son propre domaine, où l'on n'aurait pas même su l'attaquer, luttait seulement pour des questions frivoles, agrandies par l'opinion; mais, enfin, elle connaissait une résistance. Lorsque la raison et le temps ont fait disparaître ces premiers aliments offerts à l'activité des esprits, on a dû arriver à des questions plus sérieuses, à des intérêts plus réels. On est sorti de la réserve dont se plaignait La Bruyère : un homme né chrétien et français a pu tout examiner et tout combattre. Que cette hardiesse ait produit du mal, elle n'en est pas moins un résultat obligé des circonstances; elle nous a conduits à la nécessité invincible d'un gouvernement constitutionnel; elle a mis une des plus grandes forces du pouvoir dans cette liberté qui est un de ses périls.

(2) Montesquieu

a dit que les anciens n'avaient pas une

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idée bien claire de la monarchie, « parce qu'ils ne connais<< saient pas le gouvernement fondé sur un corps de noblesse, <<< et encore moins le gouvernement fondé sur un corps légis«< latif formé par les représentants d'une nation. » Cette seconde assertion est d'une exactitude rigoureuse. On a souvent cité le passage dans lequel Tacite parle de la réunion des trois éléments du pouvoir, comme d'une belle idée dont la réalité lui paraissait impossible; et M. de Châteaubriand n'a pas craint d'avancer que, « chez les modernes, le système représentatif était au nombre de ces trois ou quatre grandes « découvertes qui ont créé un autre univers. »> Cependant, on se ferait une fausse idée de l'antiquité, si l'on supposait qu'elle n'a connu que la république ou la tyrannie. Aristote, dans ses ouvrages, a parfaitement distingué la royauté de la tyrannie. Il est vrai qu'il établit cette différence plutôt par le caractère des princes et par la force des mœurs, que par des institutions fixes et réglées. L'antiquité, en reconnaissant la monarchie héréditaire et tempérée, n'a jamais essayé de mettre en pratique cette distinction de trois principes qui se mêlent et se modifient dans un seul gouvernement. Cependant, on trouve dans les écrivains grecs de belles idées sur la nature du pouvoir monarchique. Les philosophes de la Grande-Grèce s'étaient particulièrement occupés de cette question; comme Fénélon, ils s'adressaient surtout à l'ame des rois. Ils faisaient de la royauté une sorte de providence terrestre qui devaient suppléer à l'imperfection et à l'imprévoyance des hommes. Ces idées étaient prises sur le modèle de la puissance paternelle, ennoblie par une bienfaisance plus étendue et par une sorte de vocation divine.

M. Hume, dans un de ses traités, a réuni toutes les vengeances, tous les meurtres, toutes les proscriptions, tous les supplices qui souillèrent le plus bel âge des républiques de la

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