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CHANT VI.'

Tandis que tout conspire à la guerre sacrée,
La Piété sincère, aux Alpes retirée, *

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Du fond de son désert entend les tristes cris
De ses sujets cachés dans les murs de Paris.
Elle quitte à l'instant sa retraite divine:
La Foi, d'un pas certain, devant elle chemine;
L'Espérance au front gai l'appuie et la conduit;
Et, la bourse à la main, la Charité la suit.
Vers Paris elle vole, et, d'une audace sainte,
Vient aux pieds de Thémis proférer cette plainte :

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Vierge, effroi des méchants, appui de mes autels,
Qui, la balance en main, règles tous les mortels,
Ne viendrai-je jamais en tes bras salutaires
Que pousser des soupirs, et pleurer mes misères?
Ce n'est donc pas assez qu'au mépris de tes lois
L'Hypocrisie ait pris et mon nom et ma voix;
Que, sous ce nom sacré, partout ses mains avares

1. Ce chant parut avec le Ve au mois de janvier 1683. (La Harpe.)
2. La Grande-Chartreuse est dans les Alpes. (BOILEAU, 1701.)
3. Ceci rappelle les vers d'Horace; il s'adresse à la Fortune :

Te spes et albo rara Fides colit

Velata panno, nec comitem abnegat...

(Od., I, 35.)

4. Il y aura toujours quelque chose d'étrange à voir la Foi, l'Espérance et la Charité aux pieds de Thémis.

5. Boileau, avant l'impression, avait mis: Déesse aux yeux couverts. Il a bien fait de corriger ce début.

Cherchent à me ravir crosses, mitres, tiares!
Faudra-t-il voir encor cent monstres furieux
Ravager mes États usurpés à tes yeux?

Dans les temps orageux de mon naissant empire,
Au sortir du baptême on couroit au martyre.
Chacun, plein de mon nom, ne respiroit que moi :
Le fidèle, attentif aux règles de sa loi,

Fuyant des vanités la dangereuse amorce,

Aux honneurs appelé, n'y montoit que par force.
Ces cœurs, que les bourreaux ne faisoient point frémir,
A l'offre d'une mitre étoient prêts à gémir;

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Et, sans peur des travaux, sur mes traces divines
Couroient chercher le ciel au travers des épines. 1
Mais, depuis que l'Église eut, aux yeux des mortels,
De son sang en tous lieux cimenté ses autels,
Le calme dangereux succédant aux orages,
Une lâche tiédeur s'empara des courages.
De leur zèle brûlant l'ardeur se ralentit;
Sous le joug des péchés leur foi s'appesantit.
Le moine secoua le cilice et la haire;
Le chanoine indolent apprit à ne rien faire;
Le prélat, par la brigue aux honneurs parvenu,
Ne sut plus qu'abuser d'un ample revenu,

Et, pour toutes vertus, fit, au dos d'un carrosse,

1. Voici comment Louis Racine peint le trône de l'Église naissante :

Sur les degrés sanglants je ne vois que des morts;
C'étoit pour en tomber qu'on y montoit alors.
Dans ces temps où la foi conduisoit aux supplices,
D'un troupeau condamné glorieuses prémices,

Les pasteurs espéroient des supplices plus grands.

2. Nous avons déjà vu que ce mot, employé au pluriel dans le sens de cœurs, était d'un usage constant au xviie siècle. Bossuet, dans l'Oraison funèbre du prince de Condé, nous montre ce héros calmant sur le champ de bataille « les courages émus. »

A côté d'une mitre armorier sa crosse.
L'Ambition partout chassa l'Humilité;
Dans la crasse du froc logea la Vanité.
Alors de tous les cœurs l'union fut détruite.
Dans mes cloîtres sacrés la Discorde introduite
Y bâtit de mon bien ses plus sûrs arsenaux;
Traîna tous mes sujets au pied des tribunaux.
En vain à ses fureurs j'opposai mes prières;
L'insolente, à mes yeux, marcha sous mes bannières.
Pour comble de misère, un tas de faux docteurs
Vint flatter les péchés de discours imposteurs;
Infectant les esprits d'exécrables maximes,
Voulut faire à Dieu même approuver tous les crimes.
Une servile peur tint lieu de charité;

Le besoin d'aimer Dieu passa pour nouveauté ;
Et chacun à mes pieds, conservant sa malice,
N'apporta de vertu que l'aveu de son vice.

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Pour éviter l'affront de ces noirs attentats,
Je vins chercher le calme au séjour des frimats,
Sur ces monts entourés d'une éternelle glace,
Où jamais au printemps les hivers n'ont fait place;
Mais, jusque dans la nuit de mes sacrés déserts,
Le bruit de mes malheurs fait retentir les airs.
Aujourd'hui même encore une voix trop fidèle

1. C'est là le texte de Boileau, d'autres éditions ont donné à tort aux pieds.

2. Allusion à la morale des casuistes que Boileau a attaqués dans l'épitre XII". 3. La Grande-Chartreuse est dans les Alpes dauphinoises à une hauteur où les neiges durent les trois quarts de l'année. C'est là le texte de Boileau. Brossette avait cru devoir remplacer je vins par j'allai. Boileau, de 1683 à 1713, avait écrit ainsi frimats. « M. Didot, sans en avertir, a mis, en 1788, selon l'orthographe actuelle, frimas, ce qui a été imité aussi par presque tous les éditeurs modernes. Mais avec ce changement, le vers ne rime plus, ni pour les yeux, ni pour l'oreille. » (BERRIAT-SAINT-Prix.)

M'a d'un triste désastre apporté la nouvelle :

J'apprends que, dans ce temple où le plus saint des rois1
Consacra tout le fruit de ses pieux exploits,

Et signala pour moi sa pompeuse largesse,
L'implacable Discorde et l'infâme Mollesse,
Foulant aux pieds les lois, l'honneur et le devoir,
Usurpent en mon nom le souverain pouvoir.
Souffriras-tu, ma sœur, une action si noire ?
Quoi! ce temple, à ta porte, élevé pour ma gloire,
Où jadis des humains j'attirois tous les vœux,
Sera de leurs combats le théâtre honteux! 2
Non, non, il faut enfin que ma vengeance éclate :
Assez et trop longtemps l'impunité les flatte.
Prends ton glaive, et, fondant sur ces audacieux,
Viens aux yeux des mortels justifier les cieux. 3

Ainsi parle à sa sœur cette vierge enflammée :
La grâce est dans ses yeux d'un feu pur allumée.
Thémis sans différer lui promet son secours,
La flatte, la rassure, et lui tient ce discours :

Chère et divine sœur, dont les mains secourables
Ont tant de fois séché les pleurs des misérables,
Pourquoi toi-même, en proie à tes vives douleurs,
Cherches-tu sans raison à grossir tes malheurs?
En vain de tes sujets l'ardeur est ralentie :
D'un ciment éternel ton Église est bâtie,

1. Saint Louis, fondateur de la Sainte-Chapelle. (BOILEAU, 1683-1713.)

2.

Théâtre alors sanglant des plus mortels combats.

3. Absolvitque deos.

(VOLTAIRE, Henriade, ch. I, v. 71.)

(CLAUDIEN, in Rufinum, liv. I, v. 21.)

Le trépas de Rufin vient d'absoudre les dieux.

(FRANÇOIS DE NEUFCHATEAU.)

Et jamais de l'enfer les noirs frémissements

N'en sauroient ébranler les fermes fondements. 1

Au milieu des combats, des troubles, des querelles,
Ton nom encor chéri vit au sein des fidèles.

Crois-moi, dans ce lieu même où l'on veut t'opprimer,
Le trouble qui t'étonne est facile à calmer:
Et, pour y rappeler la paix tant désirée,

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Je vais t'ouvrir, ma sœur, une route assurée.
Prête-moi donc l'oreille, et retiens tes soupirs.
Vers ce temple fameux, si cher à tes désirs,
Où le ciel fut pour toi si prodigue en miracles,
Non loin de ce palais où je rends mes oracles,
Est un vaste séjour des mortels révéré,

Et de clients soumis à toute heure entouré. 3

Là, sous le faix pompeux de ma pourpre honorable,
Veille au sein de ma gloire un homme incomparable,
Ariste, dont le ciel et Louis ont fait choix

Pour régler ma balance et dispenser mes lois.
Par lui dans le barreau sur mon trône affermie,

1. Tu es Petrus et super hanc petram ædificabo Ecclesiam portæ inferi non prævalebunt adversus eam. v. 18.)

meam, et

2. La Sainte-Chapelle. Voir dans la Correspondance une lettre à Brossette du 2 d'août 1703. « Où étoient vos lumières quand vous avez douté si ce temple fameux dont parle Thémis dans le Lutrin est Notre-Dame ou la Sainte-Chapelle? Est-il possible que vous n'ayez pas vu que ce temple qu'elle désigne à la Piété est ce même temple dont la Piété vient de lui parler quelques vers auparavant?... Comment voulez-vous que le lecteur aille songer à Notre-Dame, qui n'a point été bâtie par saint Louis, et qui est si éloignée du Palais, y ayant entre elle et le Palais plus de douze fameuses églises, et principalement la célèbre paroisse de Saint-Barthélemy, qui en est beaucoup plus proche? >>

3. L'hôtel du premier président, où fut depuis la préfecture de police et qui a été démoli au commencement de 1859 pour faire place à un nouvel hotel. (M. CHÉRON.)

4. M. de Lamoignon, premier président. (BOILEAU, 1713.)

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