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Qu'il pût dire tout haut ce qu'il se dit tout bas;
Ah! docteur, entre nous, que ne diroit-il pas?
Et que peut-il penser lorsque dans une rue,
Au milieu de Paris, il promène sa vue;

Qu'il voit de toutes parts les hommes bigarrés,
Les uns gris, les uns noirs, les autres chamarrés ?
Que dit-il quand il voit, avec la mort en trousse,"
Courir chez un malade un assassin en housse;
Qu'il trouve de pédants un escadron fourré,
Suivi par un recteur de bedeaux entouré;
Ou qu'il voit la Justice, en grosse compagnie,
Mener tuer un homme avec cérémonie?
Que pense-t-il de nous lorsque sur le midi
Un hasard au palais le conduit un jeudi; 3
Lorsqu'il entend de loin, d'une gueule infernale,*
La chicane en fureur mugir dans la grand'salle?
Que dit-il quand il voit les juges, les huissiers,
Les clercs, les procureurs, les sergents, les greffiers?
Oh! que si l'âne alors, à bon droit misanthrope,
Pouvoit trouver la voix qu'il eut au temps d'Ésope,"
De tous côtés, docteur, voyant les hommes fous,
Qu'il diroit de bon cœur, sans en être jaloux,

3

1. Garnis de rubans, passements, dentelles, velours, etc., etc. Étymologie: Chamarre, nom ancien que nous avons remplacé par simarre.

Fût-il tout harnaché d'ordres et de chamarres.

(VICTOR HUGO, Ruy Blas, acte I, scène II.)

2. Cela fait image; il semble voir le hideux squelette galoper en croupe avec le médecin. (AMAR.)

3. C'est le jour des grandes audiences. (BOILEAU, 1713.)

4. La langue du xvIIe siècle admettait ce mot sans scrupule; nous sommes devenus plus délicats.

5. Esclave phrygien qu'on suppose avoir vécu au vie siècle avant notre ère; on lui attribue des fables connues sous son nom.

Content de ses chardons, et secouant la tête :

Ma foi, non plus que nous, l'homme n'est qu'une bête!!

1. Boursault critique aigrement cette fin. Il termine (Satire des satires) en disant :

Par les bas sentiments de la dernière page

Il avilit sa plume et salit son ouvrage.

« Quel emportement, s'écrie Desmarets, faire jurer ma foi à un ane!... Ce n'est pas le moyen de parvenir à la réputation d'être bon poëte que de vouloir si fort nous égaler aux bétes. » Le Brun dit au contraire que ce dernier trait est digne de La Fontaine. (BERRIAT-SAINT-PRIX.)

SATIRE IX.1

(1667.)

2

LE LIBRAIRE AU LECTEUR.

Voici le dernier ouvrage qui est sorti de la plume du sieur D***. L'auteur, après avoir écrit contre tous les hommes en général, a cru qu'il ne pouvoit mieux finir qu'en écrivant contre lui-même, et que c'étoit le plus beau champ de satire qu'il pût trouver. Peut-être que ceux qui ne sont pas fort instruits des démêlés du Parnasse, et qui n'ont pas beaucoup lu les autres satires du même auteur, ne verront pas tout l'agrément de celle-ci, qui n'en est, à bien parler, qu'une suite. Mais je ne doute point que les gens de lettres, et ceux surtout qui ont le goût délicat, ne lui donnent le prix comme à celle où il y a le plus d'art, d'invention et de finesse d'esprit. Il y a déjà du temps qu'elle est faite : l'auteur s'étoit en quelque sorte résolu de ne la jamais publier. Il vouloit bien épargner ce chagrin aux auteurs qui s'en pourront choquer. Quelques libelles diffamatoires que l'abbé Kautain 3 et plusieurs autres eussent fait imprimer contre lui, il s'en tenoit assez vengé par le mépris que tout le monde a fait de leurs ouvrages, qui n'ont été lus de personne, et que l'impression même n'a pu rendre publics. Mais une copie de cette satire étant tombée, par une fatalité inévitable, entre les

1. Cette satire est entièrement dans le goût d'Horace, et d'un homme qui se fait son procès à soi-même, pour le faire à tous les autres. (BOILEAU, 1713.) - C'est une imitation d'Horace, satire VII, livre II. Pradon dit : « Quoique ce soit le meilleur des ouvrages de Boileau, il y montre sa stérilité, en répétant toujours les mêmes noms des gens qu'il attaque.

2. Dans la satire VIII.

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3. Cotin. Nous avons parlé de ces libelles dans la vie de Boileau.

mains des libraires, ils ont réduit l'auteur à recevoir encore la loi d'eux. C'est donc à moi qu'il a confié l'original de sa pièce, et il l'a accompagné d'un petit discours en prose, 1 où il justifie, par l'autorité des poëtes anciens et modernes, la liberté qu'il s'est donnée dans ses satires. Je ne doute point que le lecteur ne soit bien aise du présent que je lui en fais.

A SON ESPRIT.

C'est à vous, mon Esprit, à qui je veux parler. 2
Vous avez des défauts que je ne puis celer:
Assez et trop longtemps ma lâche complaisance
De vos jeux criminels a nourri l'insolence;
Mais, puisque vous poussez ma patience à bout,
Une fois en ma vie il faut vous dire tout.

On croiroit, à vous voir dans vos libres caprices
Discourir en Caton des vertus et des vices,

1. Discours sur la satire. Voir dans les OEuvres en prose. - Frédéric II, roi de Prusse, dans une Épître à son esprit, essaye comme Boileau de justifier sa conduite; mais leur métier étoit si différent qu'ils n'ont presque jamais dû rencontrer la même idée. (BERRIAT-SAINT-PRIX.)

2. Cette locution, à vous... à qui, blàmée par tous les commentateurs, se retrouve dans Molière : « ... Mais, madame, puis-je au moins croire que ce soit à vous à qui je doive la pensée de cet heureux stratagème...» (L'Amour médecin, acte III, scène vi), dans Buffon et dans d'autres écrivains. Dans le Misanthrope, acte II, scène v

Que de son cuisinier il s'est fait un mérite,
Et que c'est à sa table à qui l'on rend visite.

Dans Sganarelle, 16:

Et je le donnerois à bien d'autres qu'à moi
De se voir sans chagrin au point où je me voi.

Cette contruction est bien vieille :

Par la croix où Dieu s'estendy

C'est à vous à qui je vendy

Six aulnes de drap, maître Pierre.

(L'Avocat Patelin.)

Il paraît, d'après Louis Racine, allégué par Le Brun, que Boileau préférait le vers plus naturel avec cette espèce de faute qui est un parisianisme.

Décider du mérite et du prix des auteurs,
Et faire impunément la leçon aux docteurs,
Qu'étant seul à couvert des traits de la satire,
Vous avez tout pouvoir de parler et d'écrire.

Mais moi, qui dans le fond sais bien ce que j'en crois,
Qui compte tous les jours vos défauts par mes doigts,
Je ris, quand je vous vois, si foible et si stérile,
Prendre sur vous le soin de réformer la ville,

Dans vos discours chagrins plus aigre et plus mordant Qu'une femme en furie, ou Gautier1 en plaidant.

Mais répondez un peu. Quelle verve indiscrète Sans l'aveu des neuf sœurs vous a rendu poëte? Sentiez-vous, dites-moi, ces violents transports Qui d'un esprit divin font mouvoir les ressorts? Qui vous a pu souffler une si folle audace? Phébus a-t-il pour vous aplani le Parnasse? Et ne savez-vous pas que, sur ce mont sacré, Qui ne vole au sommet tombe au plus bas degré, * Et qu'à moins d'être au rang d'Horace ou de Voiture, 3

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1. Avocat célèbre et très-mordant. (BOILEAU, 1713.) Il était surnommé Gautier-la-Gueule; il mourut le 15 septembre 1666. (M. Chéron.) 2. Si paulum a summo discessit, vergit ad imum.

(HORACE, Art poétique, v. 375.)

3. Voilà un des jugements de Boileau qui lui a été reproché avec beaucoup d'aigreur: « Le goût de Boileau pour Voiture est une énigme pour ceux qui adoptent ses autres jugements toujours si équitables. » (D'ALEMBERT.) On peut dire avec M. Victor Cousin, pour expliquer cette louange certainement outrée, que: « Voiture a été admiré de ses contemporains les plus spirituels et les plus difficiles. La Fontaine le met au nombre de ses maitres (mais avec une mauvaise note). Mme de Sévigné l'appelle un esprit « libre, badin, charmant. » Le même écrivain ajoute: « Boileau dit assez que Voiture est à ses yeux le mets des délicats, lorsqu'il introduit un esprit vulgaire, une sorte de provincial demandant ce qu'on y trouve de si beau. Avouons-le, nous ressemblons tous plus ou moins à ce provincial-là; nous avons peine aujourd'hui à retrouver les titres de la renommée de Voiture. On en peut donner plusieurs raisons, qui ne font tort ni à Voiture ni à

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