Page images
PDF
EPUB

Voyons qui de nous deux, plus aisé dans ses vers,
Aura plus tôt rempli la page et le revers.

Moi donc, qui suis peu fait à ce genre d'escrime,

Je le laisse tout seul verser rime sur rime,

Et, souvent de dépit contre moi s'exerçant,
Punir de mes défauts le papier innocent.

Mais toi, qui ne crains point qu'un rimeur te noircisse,
Que fais-tu cependant seul en ton bénéfice? 1
Attends-tu qu'un fermier, payant, quoiqu'un peu tard,
De ton bien pour le moins daigne te faire part?
Vas-tu, grand défenseur des droits de ton église,
De tes moines mutins réprimer l'entreprise?
Crois-moi, dût Auzanet t'assurer du succès,

2

3

Abbé, n'entreprends point même un juste procès.
N'imite point ces fous dont la sotte avarice
Va de ses revenus engraisser la justice;

Qui, toujours assignants, et toujours assignés,

1. Bénéfice, charge spirituelle accompagnée d'un certain revenu que l'église donnait à un homme qui était tonsuré ou dans les ordres, afin de servir Dieu et l'Église. Les évêchés, cures, chanoinies, chapelles, étaient les divers genres de bénéfices.

2. Des Roches avait dans le Midi deux ou trois abbayes commandataires assez considérables (d'environ 30,000 fr. de rentes). Cela sert à nous expliquer: 1o le sens de ces vers et de quelques-uns des suivants; car les droits assez obscurs de ces abbés amphibies donnaient souvent lieu à des différends avec leurs moines; 2° pourquoi Boileau lui dédia cette épître contre la chicane. B. S. P.

3. Fameux avocat au parlement de Paris. (BOILEAU, 1713.) - Barthélemy Auzanet, conseiller d'État, mort à Paris le 17 avril 1673, âgé de quatrevingt-deux ans. On a de lui: Mémoires, réflexions et arrêts sur les questions les plus importantes de droit et de coutume. Paris, N. Gosselin, 1708, in-folio. Voy. le Journal des Savants de 1708, p. 86.

4. On mettrait aujourd'hui assignant, mais on sait quel était l'usage, au XVIIe siècle, sur le participe présent; il était variable et prenait la marque du pluriel. — Voir dans Rabelais ce que dit Bridoye des procès et de l'art de les laisser mûrir, et d'épuiser les parties. (Pantagruel, 1. III, ch. xu..)

[merged small][ocr errors]

2

Souvent demeurent gueux de vingt procès gagnés.
Soutenons bien nos droits : sot est celui qui donne.
C'est ainsi devers Caen que tout Normand raisonne. 1
Ce sont là les leçons dont un père manceau
Instruit son fils novice au sortir du berceau.
Mais pour toi, qui, nourri bien en deçà de l'Oise,
As sucé la vertu picarde et champenoise,
Non, non, tu n'iras point, ardent bénéficier,
Faire enrouer pour toi Corbin ni Le Mazier. 3
Toutefois, si jamais quelque ardeur bilieuse
Allumoit dans ton cœur l'humeur litigieuse,
Consulte-moi d'abord, et, pour la réprimer,
Retiens bien la leçon que je te vais rimer.

Un jour, dit un auteur, n'importe en quel chapitre,
Deux voyageurs à jeun rencontrèrent une huître.
Tous deux la contestoient, lorsque dans leur chemin

1. Un Normand qui sera de Caen même, dira toujours: Je suis devers Caen, et ne dira pas: Je suis de Caen. (SAINT-MARC.) Devers, dans le sens de du côté de, était d'un usage général. Régnier, sat. X :

L'autre, se relevant, devers nous vint se rendre.

Molière (Georges Dandin) : « Tourne un peu ton visage devers moi. »
La Fontaine, fable XI, p. 14:

Pour s'enfuir devers sa tanière.

Hamilton, Gramont, 10 : « Ne tournez point tant la tête devers eux. »
Voltaire Pauvre Diable,

Plus que jamais confus, humilié,

Devers Paris je m'en revins à pié.

2. On disait proverbialement : « Un Manceau vaut un Normand et

[merged small][ocr errors][merged small]

3. Deux autres avocats. (BOILEAU, 1713.) Jacques Corbin était fils d'un auteur dont Boileau parle dans l'Art poétique. Le Mazier a déjà été nommé dans la satire I.

4. M. Despréaux avait appris cette fable de son père, auquel il l'avait oui conter dans sa jeunesse; elle est tirée d'une ancienne comédie italienne. (BROSSEtte.)

La Justice passa, la balance à la main.
Devant elle à grand bruit ils expliquent la chose.
Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause.
La Justice, pesant ce droit litigieux,

Demande l'huître, l'ouvre, et l'avale à leurs yeux,
Et par ce bel arrêt terminant la bataille :
Tenez, voilà, dit-elle, à chacun une écaille.
Des sottises d'autrui nous vivons au palais :
Messieurs, l'huître étoit bonne. Adieu. Vivez en paix. '

1

1. D'Alembert et Chamfort ont comparé cette fable à celle de La Fontaine, 1. IX, fabl. IX. Ils n'ont pas eu de peine à établir la supériorité de notre grand fabuliste sur Boileau. La pièce de La Fontaine est pleine de détails ingénieux, pittoresques et dramatiques. Celle de Despréaux est un peu sèche; mais l'un est à son aise dans un genre où il est inimitable, et l'autre, sans entreprendre de rivaliser avec un adversaire redoutable, expose plus brièvement une leçon de morale. Il serait injuste de ne pas tenir compte de cette différence. C'était si bien l'intention du poëte qu'il accusait, selon Brossette, La Fontaine de manquer de justesse en ne présentant dans sa fable qu'un juge sous le nom de Perrin-Dandin, observant que ce sont tous les gens de justice qui causent des frais aux plaideurs. Il faut de plus savoir gré à Boileau d'avoir dénoncé les abus de la justice et de la chicane. Il y reviendra avec plus de force dans le Lutrin.

ÉPITRE III.1

A M. ARNAULD

DOCTEUR DE SORBONNE.2

Oui, sans peine, au travers des sophismes de Claude, 3 Arnauld, des novateurs tu découvres la fraude,

1. Composée en 1673.

2. De 1674 à 1694, ce titre est omis dans les éditions de Boileau. « Il fallut attendre la mort d'Arnauld pour lui donner un titre qu'il avait tant illustré par ses écrits. » (BERRiat-Saint-Prix.) Ce fut en 1668 que le premier président de Lamoignon mit en relation le poëte et le docteur de Sorbonne. A cette première rencontre, « ils se sentirent d'abord l'un pour l'autre cette espèce d'inclination qui produit l'amitié. Celle qu'ils contractèrent ensemble fut en effet des plus étroites, et, nonobstant une séparation de plusieurs années, dura jusqu'à la mort. » (SAINT-MARC.) — Antoine Arnauld naquit à Paris, le 6 février 1612, il fut reçu de la maison de Sorbonne en 1643, après bien des obstacles; il était docteur depuis 1641. Grammaire, belles-lettres, géométrie, logique, physique, métaphysique, théologie, droit civil et canonique, tout était de son ressort. Il se rendit redoutable aux protestants; devenu suspect à la cour, il se retira dans les Pays-Bas et mourut à Bruxelles en 1694.

3. Il étoit alors occupé à écrire contre le sieur Claude, ministre de Charenton. (Boileau, 1713.) Jean Claude, le plus célèbre des controversistes protestants et qui discuta contre Bossuet, Arnauld et Nicole, naquit à la Sauvetat (Lot-et-Garonne), en 1619, et mourut à la Haye, où il s'était réfugié après la révocation de l'édit de Nantes, le 13 de janvier 1687. Ses œuvres, toutes de controverse, n'ont pas été réunies. Sa manière d'écrire est exacte et serrée, l'on trouve dans ses ouvrages un grand fonds d'érudition, une grande justesse d'esprit, et une adresse merveilleuse à mettre en œuvre toutes les finesses de la logique.

Le livre d'Antoine Arnauld auquel Boileau fait allusion dans sa note est sans doute la Perpétuité de la foy de l'Église catholique touchant l'Eucharistie, défendue contre le livre du sieur Claude. Paris, 1669, 1672 et 1684, 3 vol. in-4o. (M. CHÉRON.)

Et romps de leurs erreurs les filets captieux,
Mais que sert que ta main leur dessille les yeux
Si toujours dans leur âme une pudeur rebelle,
Prêt d'embrasser l'Église, au prêche les rappelle?
Non, ne crois pas que Claude, habile à se tromper,
Soit insensible aux traits dont tu le sais frapper;
Mais un démon l'arrête, et, quand ta voix l'attire,
Lui dit: Si tu te rends, sais-tu ce qu'on va dire?
Dans son heureux retour lui montre un faux malheur,
Lui peint de Charenton 1 l'hérétique douleur;
Et, balançant Dieu même en son âme flottante,
Fait mourir dans son cœur la vérité naissante. 3
Des superbes mortels le plus affreux lien,
N'en doutons point, Arnauld, c'est la honte du bien.
Des plus nobles vertus cette adroite ennemie
Peint l'honneur à nos yeux des traits de l'infamie,

2

1. Lieu près de Paris, où ceux de la R. P. R. (religion prétendue réformée) avoient un temple. (BOILEAU, 1713.) - L'édification d'un temple à Charenton fut autorisée par lettres patentes d'Henri IV du 1er août 1606. Ce premier temple, qui n'était qu'un bâtiment insignifiant, fut détruit en 1621 dans une émeute contre le protestantisme. Jacques de Brosse fut alors chargé de construire un véritable temple, qui disparut lors de l'édit de Louis XIV, du 18 d'octobre 1685, qui révoquait l'édit de Nantes et ordonnait la destruction de tous les temples protestants. Cf. Ch. Marty-Laveaux, Charenton au dix-septième siècle. Paris, Dumoulin, 1853, in-8°. (M. CHÉRON.)

2. Tu balançais son dieu dans son cœur alarmé.

(VOLTAIRE, Zaïre, acte V, scène x.)

3. « Claude avait plus d'esprit et de conscience qu'on ne lui en suppose là. Ce livre de la Perpétuité était moins convaincant et plus choquant pour lui et pour les siens que Boileau ne se l'imagine. » (Sainte-Beuve, Port-Royal, V, p. 333.) — Il y a dans ces vers une richesse d'expressions poétiques que les ennemis de Boileau lui ont reprochée comme autant de fautes. Desmarets, Pradon, Féraud répètent là-dessus les mots de galimatias, d'impropriétés, d'expressions ridicules; c'est mal comprendre les hardiesses heureuses d'un poëte.

« PreviousContinue »