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métrie même, il a voulu briller en tout, et prouver par son exemple, qu'il n'y a point de talens inalliables. Mais à propos de géométrie, il faut tout vous dire: il vient de faire un livre si subtil et si rêvé, que s'il perd son manuscrit de vue un mois seulement, il ne s'entend plus lui – même. Pauvre tête qui ne tient à rien! Autre défaut insoutenable dans la société, quand M. de Fontenelle a dit son sentiment et ses raisons sur quelque chose, on a beau le contredire, il ne daigne plus se défendre; il allègue, pour couvrir ce dédain, qu'il a une mauvaise poitrine. Belle raison pour étrangler une dispute qui intéresse tout une compagnie! » Cet éloge ressemble un peu à l'ironie; l'abbé Trublet prétend que c'est une manière fine de déguiser la louange; dans le fait ce genre d'écrire tient du faux bel esprit, vice dont Fontenelle lui-même n'a pu entièrement s'exempter. Madame de Lambert a elle-même peint Fontenelle, mais avec plus de véritable finesse, que n'en a montré la Motte. Quoique ce portrait soit un peu long, notre Notice sur Fontenelle serait incomplète si nous n'insérions pas ici ce morceau remarquable. Le voici donc tout entier.

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Je n'entreprendrai pas de peindre M. de Fontenelle; je connais ma partie et l'étendue de mes lumières ; je vous dirai seulement comme il s'est montré à moi. Vous connaissez sa figure, il l'a aimable. Personne ne donne une si haute idée de son caractère; esprit profond et lumineux, il voit où les autres ne voient plus; esprit original, il s'est fait une route nouvelle, ayant secoué le joug de l'autorité; enfin un de ces hommes destinés à donner le ton à leur siècle. A tant de qualités solides il joint les agréables; esprit maniéré, si j'ose hasarder ce terme, qui pense finement, qui sent avec délicatesse, qui a un goût juste et sûr, une imagination vive et légère, remplie d'idées riantes; elle pare son esprit et lui donne un tour; il en a les agrémens sans en avoir les illusions; il l'a sage et châtiée; il met les choses à leur juste valeur; l'opinion ni l'erreur ne prennent point sur lui; c'est un esprit sain, rien ne l'étonne ni ne l'altère, dépouillé d'ambition, plein de modération, un favori de la raison, un philosophe fait des mains de la nature; car il est né ce que les autres deviennent.

<«< Je lui crois le cœur aussi sain que l'esprit ; jamais il n'est agité de sentimens violens, de fièvre ardente; ses mœurs sont pures, ses jours sont égaux et coulent dans l'innocence. Il est plein de probité et de droiture; il est sûr et secret; on jouit avec lui du plaisir de la confiance, et la confiance est la fille de l'estime ; il a les agrémens du cœur sans en avoir les besoins, nyl sentiment ne lui est nécessaire. Les âmes tendres et sensibles sentent ces besoins du cœur plus qu'on ne sent les autres nécessités de la vie.

Pour lui, il est libre et dégagé ; aussi ne s'unit-on qu'à son esprit, et on échappe à son cœur. Il peut avoir pour les femmes un sentiment machinal, la beauté faisant sur lui une assez grande impression; mais il est incapable de sentimens vifs et profonds. Il a un comique dans l'esprit qui passe jusqu'à son cœur, qui fait sentir que l'amour n'est pour lui ni sérieux ni respecté. Il ne demande aux femmes que le mérite de la figure; dès que vous plaisez à ses yeux, cela lui suffit, et tout autre mérite est perdu.

<< Il sait faire un bon usage de son loisir et de ses talens. Comme il a de tous les esprits, il écrit sur tous les sujets; mais la plus grande partie de ce qu'il fait doit être l'objet de nos admirations, et non pas de nos connaissances. Il fait des vers en homme d'esprit, et non pas en poëte. Il y a pourtant des morceaux de lui qui pourraient être avoués des meilleurs maîtres. Des grands sujets il passe aux bagatelles avec un badinage noble et léger. Il semble que les grâces vives et riantes l'attendent à la porte de son cabinet pour le conduire dans le monde, et le montrer sous une autre forme; sa conversation est amusante et aimable. Il a une manière de s'énoncer simple et noble, des termes propres sans être recherchés; il a le talent de la parole et les lèvres de la persuasion. Il montre aussi de la retenue, mais de la retenue on en fait aisément du dédain; il donne l'impression d'un esprit dégoûté par la délicatesse. Peu blessé des injures qu'on peut lui faire, la connaissance de lui-même le rassure, et sa propre estime lui suffit. Je suis de ses amies depuis long-temps; je n'ai jamais connu personne d'un caractère si aisé. Comme l'imagination ne le gouverne point, il n'a la chaleur des amitiés naissantes, aussi n'en a-t-il pas pas danger. Il connaît parfaitement les caractères, il vous donne le degré d'estime que vous méritez, il ne vous élève pas plus haut qu'il ne faut; il vous met à votre place, mais aussi il ne vous en fait descendre. Vous voyez bien qu'un pareil caractère n'estfait que pour être estimé. Vous pouvez donc badiner et vous amuser avec lui, mais ne lui en donnez et ne lui en demandez pas davantage.»

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On sait que Fontenelle, de son côté, a fait le portrait de la marquise de Lambert; on le trouvera dans ses OEuvres, tome I de cette édition.

Madame de Tencin, mademoiselle d'Achy, madame de Staal, Mme. Geoffrin, étaient encore de la société intime de Fontenelle. En général, doué éminemment de cette espèce d'esprit qui plaît le plus aux femmes, il réussissait à se les attacher plus encore que les hommes. Ce qui avait fait dire au caustique J. B. Rousseau:

Depuis trente ans un vieux berger normand
Aux beaux esprits s'est donné pour modèle ;
Il leur enseigne à traiter galamment
Les grands sujets en style de ruelle.
Ce n'est pas tout chez l'espèce femelle
Il brille encore malgré son poil grison :
Il n'est caillette en honnête maison
Qui ne se pâme en sa douce faconde;
En vérité caillettes ont raison,

C'est le pédant le plus joli du monde.

Mais personne n'était moins pédant avec les femmes que Fontenelle. Aussi avaient-elles pour lui une sorte de vénération, et aucun écrivain peut-être n'a mieux joui que lui des douceurs de l'amitié du sexe le plus aimable. Toujours maître de sa raison, même auprès des femmes dont les charmes étaient le plus capables de la faire perdre, il savait prodiguer à toutes ces petits soins qui ont tant de prix pour elles, lorsqu'ils sont des hommages rendus sincèrement à leur beauté ou à leur âme. En faveur de cette attention délicate qu'il avait pour leur sexe en général, elles lui pardonnaient de n'être pas leur esclave, ou en d'autres mots de n'avoir pas un cœur plus sensible. C'est de la cervelle que vous avez là, lui dit un jour madame de Tencin, en lui mettant la main sur le cœur ; et madame Geoffrin disait de lui, qu'il portait dans la société tout, excepté ce degré d'intérêt qui rend malheureux. On dit que cette dame pour le déterminer à rendre quelque service, n'avait qu'un moyen, c'était de lui ordonner ce qu'il fallait faire, parce qu'il n'avait point de réplique aux il faut. Il disait lui-même, au sujet d'un bienfait : cela se doit. On en a inféré qu'il ne rendait point service par sentiment. Fontenelle n'avait, il est vrai, ni chaleur d'âme, ni une sensibilité bien vive. Il y a quatre-vingts ans, dit-il un jour à Diderot, que j'ai relégué le sentiment dans l'églogue; et lord Hyde observait au sujet de la longue carrière de Fontenelle, que pour lui il vivait les cent ans de cet écrivain en un quart d'heure. Madame Dubocage ayant témoigné un jour à Fontenelle même son étonnement de ce qu'on avait pu soupçonner l'homme et l'auteur le plus aimable de manquer de sensibilité : « C'est, répondit-il tranquillement, parce que je n'en suis pas encore mort. » On dit encore qu'il n'a jamais ri ni pleuré, et qu'il n'a fait que sourire. Mais si Fontenelle était sans enthousiasme, il n'était pas sans vertu. Sa bonté était raisonnée : prêt à obliger quand l'occasion s'en présentait, il a même souvent eu la délicatesse de rendre des services en secret; et sans les démarches qu'il lui avait fallu faire pour les rendre, on n'en aurait rien su. Nous ne parlerons pas de la lettre laconique que lui écrivit son ami Brunel

en ces termes : « Vous avez mille écus que vous voulez placer, envoyez-les moi, j'en ai besoin ; » et à laquelle Fontenelle répondit en envoyant les mille écus. Il connaissait assez son ami pour être tranquille au sujet de cet envoi. Beauzée s'étant adressé dans un moment d'embarras à un homme distingué par son rang, à qui il avait donné de l'instruction, et à Fontenelle qui ne lui avait aucune obligation, reçut de l'académicien la somme de six cents francs, tandis que l'homme de rang ne daigna pas même lui répondre. Quand l'académie française eut la faiblesse, pour ne pas dire la lâcheté d'exclure de son sein l'abbé de Saint-Pierre, afin de faire sa cour au Régent irrité par les rêves politiques de cet homme de bien, Fontenelle fut, dit-on, le seul qui ne vota point pour l'exclusion de son confrère. La place qu'occupait Fontenelle auprès du prince, donne un double prix à ce trait.

Peu d'hommes d'esprit ont eu la repartie plus fine, et dit plus de bons mots que Fontenelle. Un de ses contemporains dit de lui : « Sage modéré, attentif même aux bagatelles qui peuvent intéresser sa gloire, il choisit, il pèse ses mots ; il ne hasarde ni un geste ni un souris équivoque. Des vues fines et déliées lui font démêler les différens goûts qu'il a à satisfaire, et il sait s'y assortir. Toujours en garde contre lui-même, il surveille sans cesse ses pensées, et ne leur permet de se montrer que lorsqu'il les a jugées dignes de soutenir toute la réputation de leur auteur. » On peut lire ses bons mots dans le Fontenelliana: ils peignent en partie son caractère. Quelqu'un lui demanda par quel moyen il s'était fait tant d'amis: Par ces deux axiomes, répondit-il, tout est possible, et tout le monde a raison... Presque tous les hommes sont sots ou méchans; mais je me suis dit de bonne heure: j'ai à vivre avec eux. Le sage, disait-il, tient peu de place, et en change peu. Il assurait que s'il avait la main remplie de vérités, il se garderait bien de l'ouvrir. Ce qui a fait dire à Delille que Fontenelle

Ami des vérités, par crainte les enchaîne,
Et s'abstient du plaisir pour éviter la peine.

L'équilibre des sottises, disait-il, serait aussi nécessaire à la tranquillité publique, que l'équilibre des puissances. « Je crois peu à la vertu, lui dit un jour le Régent. - Monseigneur, répondit Fontenelle, il y a pourtant d'honnêtes gens; mais ils ne viennent pas vous chercher. » C'est à ce prince, vantant ses exploits galans, qu'il répondit : « Monseigneur fait toujours des choses au-dessus de son âge.

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On lui demanda s'il n'avait jamais songé à se marier. Quelquefois le matin, répondit-il. Vous voyez qu'on se lève pour

vous, lui dit une femme aimable qui le reçut en négligé; oui, répliqua Fontenelle, mais on se couche pour un autre, ce dont j'enrage. Il y a trois choses, disait-il, que j'ai toujours beaucoup aimées, et auxquelles je n'ai jamais rien compris; la musique, la peinture et les femmes.

que

Demeurant avec M. d'Aube, il eut un soir le malheur de laisser tomber une étincelle sur ses vêtemens, et de mettre le feu à son lit et à sa chambre. M. d'Aube, avec son emporteinent ordinaire, le gronda et lui exposa ce qu'il aurait fallu faire pour éviter cet accident. « Mon cher neveu, répondit tranquillement Fontenelle, si je mets encore une fois le feu à la maison, je vous promets que ce sera autrement. » Voulant faire dans sa haute vieillesse un compliment à une femme jeune et jolie, il lui dit: « Ah, si je n'avais que quatre-vingts ans ! » Mme. Grimaud, âgée de 103 ans, lui dit peu de temps avant sa mort : « Il semble la Providence nous ait oubliés sur la terre. » — Chut! répondit Fontenelle avec finesse, en portant le doigt sur sa bouche. Dans les dernières années de sa vie, une surdité qui lui était survenue, l'empêchait de briller dans la conversation, ou de la suivre comme autrefois; car quoiqu'il aimât à être écouté, il possédait aussi l'art d'écouter, si rare chez les gens d'esprit. Devenu sourd et presque aveugle, il se contentait de demander de temps en temps le sujet de la conversation, ou le titre du chapitre. A la fin sa mémoire l'abandonna, et il ne savait même plus ce qu'il avait écrit autrefois. Mais l'esprit lui resta fidèle ; je vais déloger, disait-il, j'envoie le gros bagage en avant. Son médecin lui ayant demandé quel malaise il sentait, Fontenelle répondit : « Je sens une grande difficulté d'être. Je ne croyais pas faire tant de façons pour mourir, » dit-il dans les derniers jours de sa vie. Il. mourut le 8 janvier 1757, dans la centième année de son âge, après avoir reçu les sacremens des mains du curé de Saint-Roch.

Il laissa une fortune assez considérable, quoiqu'il n'eût eu aucun patrimoine. Il avait accumulé les revenus de ses places et pensions, dont une faible partie avait suffi pour sa vie réglée. Par un testament de 1752, il avait institué ses légataires universelles, chacune pour un quart, madame de Montigny, qui après la mort de M. d'Aube, son frère, avait prodigué les plus tendres soins au vieillard son parent, mesdemoiselles de Marsilly et de Martainville, arrières-petites-filles de Thomas Corneille, et madame de Forgeville. Il y avait des legs pour les domestiques de Fontenelle; madame Geoffrin était nommée exécutrice testamentaire. Mais sa dernière volonté fut attaquée par un Corneille, parent collatéral, qui, trois ans avant la mort de Fontenelle, avait imploré ses secours, et que le vieillard, âgé alors de 97

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