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ami particulier, et illustre géomètre, de remercier l'académie des sciences de la place qu'elle lui avait donnée dans son corps. A l'exemple d'Archimède qui voulut orner son tombeau de sa plus belle découverte géométrique, et ordonna que l'on y mît un cylindre circonscrit à une sphère, Bernoulli a ordonné que l'on mît sur le sien une spirale logarithmique, avec ces mots : eádem mutatá resurgo; allusion heureuse à l'espérance des chrétiens, représentée en quelque sorte par les propriétés de cette courbe. Il achevait un grand ouvrage, de arte conjectandi ; et quoiqu'il n'en ait rien paru, nous pouvons en donner une idée sur la foi de Herman. Les règles d'un jeu étant supposées, et deux joueurs de la même force, on peut, en quelque état que soit une partie, déterminer par l'avantage qu'un des joueurs a sur l'autre, combien il y a plus à parier qu'il gagnera. Le parti change selon tous les différens états où sera la partie, et quand on veut considérer tous ces changemens, on trouve quelquefois des séries ou suites de nombres réglés, et même nouvelles et singulières. Si l'on suppose les joueurs inégaux, on demande quel avantage le plus fort doit accorder à l'autre ; ou réciproquement l'un ayant accordé à l'autre un certain avantage, on' demande de combien il est plus fort: et il est à remarquer que souvent les avantages ou les forces sont incommensurables, de sorte que les deux joueurs ne peuvent jamais être parfaitement égalés. Les raisonnemens que ces sortes de matières demandent, sont ordinairement plus déliés, plus fins, plus composés d'un plus grand nombre de vues qui peuvent échapper, et par conséquent plus sujets à erreur que les autres raisonnemens mathématiques. Par exemple, deux joueurs égaux jouant en quatre parties liées, si l'un en a gagné trois et l'autre deux, il faut raisonner assez juste pour déterminer précisément que l'on peut parier trois pour celui qui a les trois parties, et un seulement pour celui qui en a deux. Ce cas est des plus simples, et on peut juger par-là de ceux qui sont infiniment plus compliqués. Quelques grands mathématiciens, et principalement Pascal et Huyghens, ont déjà proposé ou résolu des problêmes sur cette matière, mais n'ont fait que l'effleurer : et Bernoulli l'embrassait dans une plus grande étendue, et l'approfondissait beaucoup davantage. Il la portait même jusqu'aux choses morales et politiques, et c'est là ce que l'ouvrage doit avoir de plus neuf et de plus surprenant. Cependant si l'on considère de près les choses de la vie sur lesquelles on a tous les jours à délibérer, on verra que la délibération devrait se réduire, comme les paris que l'on ferait sur un jeu, à comparer le nombre des cas où arrivera un certain événement, au nombre des cas où il n'ar

rivera pas. Cela fait, on saurait au juste, et on exprimerait par des nombres de combien le parti qu'on prendrait serait le meilleur. Toute la difficulté est qu'il nous échappe beaucoup de cas où l'événement peut arriver, ou ne pas arriver; et plus il y a de ces cas inconnus, plus la connaissance du parti qu'on doit prendre paraît incertaine. La suite de ces idées a conduit Bernoulli à cette question: si le nombre des cas inconnus diminuant toujours, la probabilité du parti qu'on doit prendre en augmente nécessairement, de sorte qu'elle vienne à la fin à tel degré de certitude qu'on voudra. Il semble qu'il n'y a pas de difficulté pour l'affirmative de cette proposition. Cependant Bernoulli, qui possédait fort cette matière, assurait que ce problême était beaucoup plus difficile que celui de la quadrature du cercle, et certainement il serait sans comparaison plus utile. Il n'est pas si glorieux à l'esprit de géométrie de régner dans la physique, que dans les choses morales, si compliquées, si casuelles, si changeantes; plus une matière lui est opposée et rebelle, plus il a d'honneur à la dompter.

Bernoulli était d'un tempérament bilieux et mélancolique, caractère qui donne plus que tout autre, et l'ardeur et la constance nécessaires pour les grandes choses. Il produit dans un homme de lettres une étude assidue et opiniâtre, et se fortifie incessamment par cette étude même. Dans toutes les recherches que faisait Bernoulli, sa marche était lente, mais sûre; ni son génie ni l'habitude de réussir ne lui avaient inspiré de confiance : il ne donnait rien qu'il n'eût remanié bien des fois; il n'avait jamais cessé de craindre ce même public qui avait tant de vénération pour lui.

Il s'était marié à l'âge de trente ans, et a laissé un fils et une fille.

ÉLOGE

DE AMONTONS.

GUILLAUME AMONTONS naquit en 1663 sur le minuit du dernier jour d'août. Il était fils d'un avocat, qui, ayant quitté la Normandie d'où il était originaire, était venu s'établir à Paris. Il étudiait encore en troisième, lorsqu'il lui resta d'une maladie une surdité assez considérable, qui le sequestra presque entièrement du commerce des hommes, du moins de tout commerce inutile. N'étant plus qu'à lui-même, et livré aux pensées qui sortaient du fond de la nature, il commença à songer aux

machines. Il entreprit d'abord la plus difficile de toutes, ou plutôt la seule impossible, je veux dire le mouvement perpétuel, dont il ne connaissait ni l'impossibilité ni la difficulté. En y travaillant, il s'aperçut qu'il devait y avoir des principes dans cette matière, et qu'à moins de les savoir, on y perdrait son temps et sa peine. Il se mit donc dans la géométrie, quoique selon la coutume de toutes les familles, la sienne s'y opposât sans doute avec assez de raison, si on ne regarde les sciences que comme des moyens d'arriver à la fortune.

On assure qu'il ne voulut jamais faire de remèdes pour sa surdité, soit qu'il désespérât d'en guérir, soit qu'il se trouvât bien de ce redoublement d'attention et de recueillement qu'elle lui procurait, semblable en quelque chose à cet ancien, que l'on dit qui se creva les yeux pour n'être pas distrait dans ses méditations philosophiques.

Amontons apprit le dessin, l'arpentage, l'architecture, et fut employé dans plusieurs ouvrages publics; mais il ne fut pas long-temps sans s'élever plus haut; et il joignit à cette mécanique qui produit nos arts, et n'est occupée que de nos besoins, la connaissance de la sublime mécanique qui a disposé l'univers. Les instrumens, tels que les baromètres, les thermomètres, et les hygromètres, destinés à mesurer des variations physiques qui nous étaient, il y a peu de temps, ou absolument inconnues, ou connues seulement par le rapport confus et incertain de nos sens, sont peut-être de toutes les inventions utiles de la philosophie moderne, celles où l'application de la mécanique à la physique est la plus délicate; et d'ailleurs, comme on s'était contenté du premier hasard, ou de la première idée qui avait fait naître ces inventions assez heureusement, elles étaient demeurées ou défectueuses en elles-mêmes, ou d'un usage peu commode. Amontons les étudia avec beaucoup de soin; et en 1687, n'ayant encore que vingt-quatre ans, il présenta à l'académie des sciences un nouvel hygromètre qui en fut fort approuvé. Il proposa aussi à Hubin, fameux émailleur, et fort habile en ces matières, différentes idées qu'il avait pour de nouveaux baromètres et thermomètres : mais Hubin l'avait prévenu dans quelques-unes de ces pensées; et il fit peu d'attention aux autres, jusqu'à ce qu'il eût fait un voyage en Angleterre, où elles lui furent proposées par quelques-uns des principaux membres de la société royale.

Peut-être ne prendra-t-on que pour un jeu d'esprit, mais du moins très-ingénieux, un moyen qu'il inventa de faire savoir tout ce qu'on voudrait à une très-grande distance, par exemple de Paris à Rome, en très-peu de temps, comme en trois ou

quatre heures, même sans que la nouvelle fût sue dans tout l'espace d'entre-deux. Cette proposition si paradoxe et si chimérique en apparence, fut exécutée dans une petite étendue de pays, une fois en présence de Monseigneur, et une autre en présence de Madame; car quoique Amontons n'entendit nullement l'art de se produire dans le monde, il était déjà connu des plus grands princes, à force de mérite. Le secret consistait à disposer dans plusieurs postes consécutifs, des gens qui, par des lunettes de longue vue, ayant aperçu certains signaux du poste précédent, les transmissent au suivant, et toujours ainsi de suite; et ces différens signaux étaient autant de lettres d'un alphabet dont on n'avait le chiffre qu'à Paris et à Rome. La plus grande portée des lunettes faisait la distance des postes, dont le nombre devait être le moindre qu'il fût possible; et comme le second poste faisait les signaux au troisième, à mesure qu'il les voyait faire au premier, la nouvelle se trouvait portée de Paris à Rome presque en aussi peu de temps qu'il en fallait pour faire les signaux

à Paris.

En 1695, Amontons donna le seul livre imprimé qui ait paru de lui, et le dédia à l'Académie des sciences. Il est intitulé : Remarques et expériences physiques sur la construction d'une nouvelle clepsydre, sur les baromètres, thermomètres et hygromètres. Quoique les clepsydres, ou horloges à eau, si usitées chez les anciens, aient été entièrement abolies parmi nous par les horloges à roues, infiniment plus justes et plus commodes, Amontons net laissa pas de prendre beaucoup de peine à la construction de sa clepsydre, dans l'espérance qu'elle pourrait servir sur mer; car, de la manière dont elle était faite, le mouvement le plus violent que pût avoir un vaisseau ne la déréglait point, au lieu qu'il dérègle infailliblement les autres horloges. On a pu voir dans le livre de Amontons avec combien d'art sa clepsydre était construite ; et il n'y a guère d'apparence qu'il se soit rencontré avec aucun des anciens inventeurs.

Il entra dans l'académie en 1699, lorsqu'elle reçut son nouveau réglement. Aussitôt il donna dans nos assemblées la théorie des frottemens, qui a tant éclairci une matière si importante dans la mécanique, et jusques-là si obscure. Son nouveau thermomètre vint ensuite, invention qui n'est pas seulement utile pour la pratique, mais qui a donné de nouvelles vues pour la spéculation. Nos histoires ont parlé à fond de ces découvertes; un volume nouveau qui va paraître en contiendra encore une autre du même auteur, c'est son baromètre rectifié; et le volume qui viendra encore après contiendra son baromètre sans mercure à l'usage de la mer, et des expériences nouvelles et fort curieuses

qu'il a faites sur le baromètre et sur la nature de l'air; tant le nom et les découvertes de Amontons ont de peine, pour ainsi dire, à quitter la place qu'ils tenaient dans nos histoires.

En effet, celle que cet académicien remplissait dans la compagnie était presque unique. Il avait un don singulier pour les expériences, des idées fines et heureuses, beaucoup de ressources pour lever les inconvéniens, une grande dextérité pour l'exécution, et on croyait voir revivre en lui Mariote, si célèbre par les mêmes talens. Nous ne craignons point de comparer à un des plus grands sujets qu'ait eu l'académie, un simple élève tel qu'était Amontons. Le nom d'élève n'emporte parmi nous aucune différence de mérite; il signifie seulement moins d'ancienneté, et une espèce de survivance.

Amontons jouissant d'une santé parfaite, qui se déclarait même par toutes les apparences extérieures, n'étant sujet à aucune infirmité, menant et ayant toujours mené la vie du monde la plus réglée, fut tout d'un coup attaqué d'une inflammation d'entrailles; la gangrène s'y mit en peu de jours, et il mourut le 11 octobre âgé de quarante-deux ans et près de deux mois. Il était marié, et n'a laissé qu'une fille âgée de deux mois. Le public perd par sa mort plusieurs inventions utiles qu'il méditait, sur l'imprimerie, sur les vaisseaux, sur la charrue. Ce qu'on a vu de lui, répond que ce qu'il croyait possible, devait l'être à toute épreuve ; et le génie de l'invention naturellement subtil, hardi, et quelquefois présomptueux, avait en lui toute la solidité, toute la retenue, et même toute la défiance nécessaires.

Les qualités de son cœur étaient encore préférables à celles de son esprit une droiture si naïve et si peu méditée, qu'on y voyait l'impossibilité de se démentir; une simplicité, une franchise et une candeur, que le peu de commerce avec les hommes pouvait conserver, mais qu'il ne lui avait pas données; une entière incapacité de se faire valoir autrement que par ses ouvrages, ni de faire sa cour autrement que par son mérite, et par conséquent une incapacité presque entière de faire fortune.

ÉLOGE

DE DU HAMEL.

JEAN-BAPTISTE DU HAMEL naquit en 1624 à Vire en basse-Normandie. Nicolas du Hamel son père était avocat dans la même ville. Malgré le caractère général qu'on attribue à ce pays-là, et malgré son intérêt particulier, il ne songeait qu'à accommoder

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