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Il n'y traite pas seulement de la pesanteur de l'air si incontestable et si sensible par le baromètre, mais principalement de celle de l'éther, ou d'une matière beaucoup plus subtile que l'air que nous respirons. C'est à la pesanteur et à la pression de cette matière qu'il rapporte la dureté des corps. Il proteste dans sa préface, qu'en imaginant ce système, il ne se souvenait point de l'avoir lu dans le célèbre ouvrage de la recherche de la vérité ; et il s'applaudit d'être tombé dans la même pensée que le P. Mallebranche, et ce qui est encore plus remarquable, d'y être arrivé par le même chemin.

Comme l'alliance de la géométrie et de la physique fait la plus grande utilité de la géométrie, et toute la solidité de la physique, il forma des assemblées et une espèce d'académie, où il faisait des expériences qui étaient ou le fondement ou la preuve des calculs géométriques; et il fut le premier qui établit dans la ville de Bâle cette manière de philosopher, la seule raisonnable, et qui cependant a tant tardé à paraître.

Il pénétrait déjà dans la géométrie la plus abstruse, et la perfectionnait par ses découvertes, à mesure qu'il l'étudiait, lorsqu'en 1684 la face de la géométrie changea presque tout à coup. L'illustre Leibnitz donna dans les actes de Leipsick quelques essais du nouveau calcul différentiel, ou des infiniment petits, dont il cachait l'art et la méthode. Aussitôt les Bernoulli, car Bernoulli, l'un de ses frères et son cadet, fameux géomètre, a la même part à cette gloire, sentirent par le peu qu'ils voyaient de ce calcul quelle en devait être l'étendue et la beauté : ils s'appliquèrent opiniâtrément à en chercher le secret, et à l'enlever à l'inventeur; ils y réussirent, et perfectionnèrent cette méthode, au point que Leibnitz, par une sincérité digne d'un grand homme, a déclaré qu'elle leur appartenait autant qu'à lui. C'est ainsi que le moindre rayon de vérité qui s'échappe au travers de la nue, éclaire suffisamment les grands esprits, tandis que la vérité entièrement dévoilée ne frappe pas les

autres.

La patrie de Bernoulli rendit justice à un citoyen qui l'honorait tant, et en 1687 il fut élu, par un consentement unanime, professeur en mathématique dans l'université de Bâle. Alors il fit paraître un nouveau talent; c'est celui d'instruire. Tel est capable d'arriver aux plus hautes connaissances, qui n'est pas capable d'y conduire les autres ; et il en coûte quelquefois plus à l'esprit pour redescendre, que pour continuer à s'élever. Bernoulli, par l'extrême netteté de ses leçons, et par les grands progrès qu'il faisait faire en peu de temps, attira à Bâle un grand nombre d'auditeurs étrangers.

Les exercices que demandait sa place de professeur, produisirent entre autres fruits tout ce qu'il a donné sur les séries ou suites infinies des nombres. Il s'agit de trouver ce que vaut la somme d'une infinité de nombres réglés selon quelque ordre ou quelque loi, et sans doute la géométrie ne montre jamais plus d'audace que quand elle prétend se rendre maîtresse de l'infini même, et le traiter comme le fini. Par-là on découvre des rectifications, ou des quadratures de courbes; car toutes les courbes peuvent passer pour des suites infinies de lignes droites infiniment petites, et les espaces qu'elles comprennent pour une infinité d'espaces infiniment petits, tous terminés par des lignes droites. Tantôt on trouve que ces suites, qui comprennent une infinité de termes, ne valent néanmoins qu'un certain terme fini, et alors les courbes qu'elles représentent sont ou rectifiables, ou carrables; tantôt on trouve que ces suites se perdent dans leur infini, et se dérobent absolument au calcul, et en ce cas-là les longueurs des courbes ou leurs espaces échappent aussi à nos recherches. Archimède paraît avoir été le premier qui ait trouvé la somme d'une progression géométrique infinie, décroissante, et par-là il découvrit très-ingénieusement la quadrature de la parabole. Wallis, célèbre mathématicien anglais, a composé sur ces suites son arithmétique des infinis, et après lui, Leibnitz et Bernoulli poussèrent encore cette théorie beaucoup plus loin. Mais le travail le plus assidu de Bernoulli eut pour objet le calcul des infiniment petits, et les recherches où il était nécessaire. Lui et le petit nombre de ses pareils avaient découvert comme un nouveau monde inconnu jusques-là, d'un abord difficile, même dangereux, d'où l'on rapportait des richesses immenses, que l'on n'eût pas trouvées dans l'ancien. Déjà en faisant l'éloge de feu le marquis de l'Hôpital nous avons fait en partie celui de Bernoulli, parce qu'ils ont souvent donné par la méthode qui leur était commune, la solution des mêmes problêmes, où toute autre méthode n'aurait point de prise. Nous ne répéterons point ici ce qui a été dit; nous ajouterons seulement quelques-unes des découvertes particulières de Bernoulli.

Le calcul différentiel étant supposé, on sait combien est nécessaire le calcul intégral, qui en est, pour ainsi dire, le renversement; car comme le calcul différentiel descend des grandeurs finies à leurs infiniment petits, ainsi le calcul intégral remonte des infiniment petits aux grandeurs finies: mais ce retour est difficile, et jusqu'à présent impossible en certains cas. En 1691, Bernoulli donna deux essais du calcul intégral, les premiers qu'on eût encore vus, et ouvrit cette nouvelle carrière aux géomètres. Ces deux essais regardaient la rectification et la quadra

ture des deux différentes espèces de spirales; et l'une est formée par les extrémités des ordonnées d'une parabole ordinaire, dont l'axe serait roulé en cercle; l'autre est la spirale logarithmique, qui fait toujours le même angle avec ces ordonnées concourantes à son centre. Et comme la courbe appelée loxodromique, décrite par un vaisseau qui suit toujours le même rhumb du vent, fait aussi toujours le même angle avec tous les méridiens, il s'ensuit que, si les méridiens étaient des lignes droites concourantes au pôle, la loxodromique deviendrait la spirale logarithmique. De la Bernoulli prit occasion de passer de la spirale logarithmique à la loxodromiqué, et découvrit beaucoup de choses nouvelles et fort curieuses par rapport aux longitudes et à la navigation.

En ce temps-là, le problême de la chaînette qu'il avait proposé, faisait beaucoup de bruit parmi les grands géomètres. C'est la courbure que doit prendre une chaîne attachée fixément par ses deux extrémités, également pesantes en toutes ses parties, et dont chaque partie est tirée en bas par son propre poids, et en même temps retenue par les points fixes. Après que Leibnitz, Huyghens et Bernoulli son frère eurent résolu le problême, et déterminé cette courbure, il prouva en 1692 qu'elle était la même que celle d'une voile enflée par le vent. Et comme il commençait alors ses recherches et ses découvertes sur la courbure que prendrait une lame à ressort, dont une extrémité serait attachée fixément sur un plan, et l'autre porterait un poids, il fit voir que, si cette même voile qui, enflée par un vent horizontal, se courberait en chaînette, était enflée par un liquide qui pesat sur elle verticalement, elle se courberaît comme une lame à ressort, ou en élastique, car c'est le nom qu'il donne à cette courbe. Ces déterminations ne sont pas de simples jeux de géométrie, estimables seulement par leur difficulté; elles peuvent entrer dans des questions délicates de physique ou de mécanique, quand il faudra connaître avec précision l'action des liquides ou des poids.

Pour épargner un plus long détail des recherches géométriques de Bernoulli, il suffira d'ébaucher ici l'idée de sa théorie des courbes qui roulent sur elles-mêmes. Une courbe quelconque étant proposée, il la conçoit comme immobile, et en même temps il conçoit qu'une autre courbe égale et semblable, c'està-dire la même en espèce, roule sur elle, et applique tous ses points aux siens les uns après les autres. En joignant à cette considération celle de la développée qui aurait produit la courbe proposée, non-seulement il tire du roulement de cette courbe sur elle-même une roulette ou cycloïdale décrite à la manière ordinaire par un point fixe de la courbe mobile, mais encore

la caustique par réflexion, et de plus deux courbes, dont il appelle la première antidéveloppée, la seconde péricaustique; et pour se conduire dans ce labyrinthe de courbes différentes, et en déterminer la nature, il n'a besoin que de connaître la première génératrice de toutes les autres.

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Par-là il arriva à une merveilleuse propriété de la spirale logarithmique; c'est que toutes les courbes, ou qui la produisent, ou qu'elle produit de la manière qu'on vient d'expliquer, sa développée, sa caustique, sa cycloïdale, son antidéveloppée sa péricaustique, sont d'autres spirales logarithmiques égales et semblables en tout à la génératrice. Il est facile de juger que de pareilles résolutions demandent un grand appareil de géomé→ trie, et doivent être les derniers efforts de l'esprit mathématique.

Ces mêmes roulemens de courbes conduisirent Bernoulli á la découverte des deux formules générales des caustiques par réflexion et par réfraction, qui comprennent deux sections du livre de M. de l'Hôpital, ou plutôt toute la catoptrique et toute la dioptrique. Mais Bernoulli avait supprimé l'analyse des formules, et M. de l'Hôpital en a révélé le mystère.

Toutes ces recherches, et quantité d'autres aussi profondes qu'il faut passer sous silence, ont été exécutées par le calcul des infiniment petits, et pouvait-on mieux en prouver l'excellence, et dans le même temps enseigner l'art de le manier? Aussi cette méthode est-elle devenue celle de tous les grands géomètres sans exception; et quoiqu'elle soit quelquefois épineuse, il est infiniment plus aisé d'apprendre à s'en servir, que d'aller loin sans son secours.

Quand l'académie royale des sciences reçut du roi, en 1699, un réglement qui lui laissait la liberté de choisir huit associés étrangers, aussitôt tous les suffrages donnèrent place aux deux frères Bernoulli dans ce petit nombre. L'Electeur de Brandebourg ayant aussi établi à Berlin une académie, sous la direction du célèbre Leibnitz, ils y furent pareillement associés tous deux en 1701. Quoiqu'absens, ils ont satisfait ici à leur devoir d'académiciens par des pièces excellentes et singulières dont nos histoires ont été enrichies. On a vu dans celle de 1702 (p. 58), la section infinie des arcs circulaires de Bernoulli de Bâle; dans celle de 1703 (p. 114), sa théorie du centre d'oscillation, et dans celle de cette année on a vu (p. 130), sa nouvelle hypothèse de sa résistance des solides, et l'analyse de la courbe élastique. Il avait déjà donné dans les actes de Leipsick quelque idée, mais imparfaite, de la plupart de ces recherches; il ne les a envoyées à l'académie, qu'après les avoir mises dans un état à le contenter lui-même.

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Tandis que le professeur de Bâle se faisait un si grand nom,; son cadet, professeur en mathématique à Groningue, ne s'en faisait pas un moins éclatant; ils couraient tous deux la même carrière, et d'un pas égal. Les savans du premier ordre auraient peine à le devenir, s'ils n'étaient passionnés pour leur science, et possédés par un goût supérieur à tout. Une émulation vive se mit entre les deux frères, fomentée encore par leur éloignement, qui les réduisait à ne se parler presque que dans des journaux, et qui était propre à entretenir long-temps entre eux le mal-entendu, s'il en pouvait naître quelqu'un. Enfin, l'aîné ramassant toute sa force, lança, pour ainsi dire, un problême qu'il adressait non-seulement à tous les géomètres, mais aussi à son frère en particulier, lui promettant même publiquement une certaine somme, s'il le pouvait résoudre. Il le résolut, et même assez promptement; mais il donna sa solution sans analyse. Bernoulli de Bâle, qui trouva cette résolution en partie différente de la sienne, demanda à voir l'analyse pour découvrir d'où pouvait naître la différence des solutions. Mais sur les juges qui devaient examiner cette analyse, et sur quelques autres circonstances du jugement, il survint des difficultés qui n'ont pas été terminées. Le détail en serait trop long; il suffira que l'on sache que ce problême regardait les figures isopérimètres. Entre une infinité de courbes possibles qui ont la même périmétrie, ou la même longueur, il fallait trouver d'une manière générale celles qui, dans certaines conditions, renfermaient les plus grands ou les plus petits espaces, ou en faisant une révolution autour de leur axe produisaient les plus grandes ou les plus petites superficies, ou les plus grands ou les plus petits solides. On peut juger de la difficulté du problême, par l'intention dans laquelle il avait été choisi.

C'est Bernoulli qui a pris soin de l'édition que l'on a faite à Bâle de la géométrie de Descartes. Il était si rempli de ces matières, que les épreuves qu'il avait à corriger ne pouvaient pas lui passer par les mains sans lui faire naître des pensées et des réflexions; et il embellit l'ouvrage du grand Descartes par des notes, qui, quoique faites à la hâte, tumultuariæ, comme il les appelle, sont très-curieuses et très-instructives.

Ses travaux continuels, causés et par les devoirs de sa place, et par l'avidité de savoir, et par le plaisir du succès, furent apparemment ce qui le rendit sujet à la goutte d'assez bonne heure; et enfin ils le firent tomber dans une fièvre lente, dont il mourut le 16 août de cette année, âgé de cinquante ans et sept mois. Deux ou trois jours avant sa mort, dans le temps des soins les plus sérieux, il pria Herman, son compatriote, son

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