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problême une analyse nouvelle et singulière, qui ouvre le » chemin à quantité de choses sur la théorie des tangentes, » comme l'a très-bien observé l'illustre inventeur d'un calcul, >> sans lequel nous aurions bien de la peine à être admis dans une si profonde géométrie. » Il écrivit en même temps à M. de l'Hôpital, qu'il devait à ses enseignemens cette équation diffé→ rentielle qui lui avait donné le dénouement du problême.

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Jusques-là la géométrie des infiniment petits n'était encore qu'une espèce de mystère, et, pour ainsi dire, une science cabalistique renfermée entre cinq ou six personnes. Souvent on don nait dans les journaux les solutions, sans laisser paraître la méthode qui les avait produites; et lors même qu'on la découvrait, ce n'étaient que quelques faibles rayons de cette science qui s'échappaient, et les nuages se refermaient aussitôt. Le public, ou, pour mieux dire, le petit nombre de ceux qui aspiraient à la haute géométrie, étaient frappés d'une admiration inutile qui ne les éclairait point, et l'on trouvait moyen de s'attirer leurs applaudissemens, en retenant l'instruction dont on aurait dù les payer.

M. de l'Hôpital résolut de communiquer sans réserve les trésors cachés de la nouvelle géométrie, et il le fit dans le fameux livre de l'analyse des infiniment petits qu'il publia en 1696. Là furent dévoilés tous les secrets de l'infini géométrique, et de l'infini de l'infini; en un mot, de tous ces différens ordres d'infinis qui s'élèvent les uns au-dessus des autres, et forment l'édifice le plus hardi que l'esprit humain ait jamais osé imaginer.

Comme il y a des rapports déterminés entre les grandeurs finies, qui sont l'unique objet des recherches mathématiques, et les grandeurs de ces différens ordres d'infinis, on parvient par la voie de l'infini à des connaissances sur le fini, où ne pourrait jamais atteindre toute autre méthode, qui n'aurait pas l'audace, et en même temps l'adresse de manier l'infini. Le livre des infiniment petits fut donc tout brillant de vérités inconnues à la géométrie ancienne, et non-seulement inconnues, mais souvent inaccessibles à cette géométrie. Les anciennes vérités s'y trouvaient comme perdues dans la foule des nouvelles, et la facilité avec laquelle on les voyait naître, faisait regretter les efforts qu'elles avaient autrefois coûtés à leurs inventeurs. Des démonstrations qui par d'autres méthodes auraient demandé un circuit immense, en cas qu'elles eussent été possibles, ou qui même entre les mains d'un autre géomètre instruit de la même méthode, auraient encore été longues et embarrassées, étaient d'une simplicité et d'une brièveté qui les rendaient presque suspectes.

Tel est l'effet des méthodes générales, quand on a une fois su

les découvrir. On est à la source, et on n'a plus qu'à se laisser aller au cours paisible des conséquences. Une seule règle du livre de M. de l'Hôpital donne des tangentes de toutes les courbes imaginables; une autre, toutes les plus grandes ou plus petites appliquées, ou tous les points d'inflexion et de rebroussement, ou toutes les développées, ou toute la catoptrique à la fois, ou toute la dioptrique. Des traités entiers faits par de grands auteurs, se réduisent quelquefois à quelques corollaires que l'on rencontre en chemin, et qu'on distingue à peine dans la multitude; tout se rapporte à des espèces de systèmes que M. de l'Hôpital a commencé à mettre dans la géométrie, et qui vont y répandre un nouveau jour.

Il y a, surtout en mathématique, plus de bons livres, qu'il n'y en a de bien faits; c'est-à-dire, qu'on en voit assez qui peuvent instruire, et peu qui instruisent avec une certaine méthode, et pour ainsi dire, avec un certain agrément. C'est bien assez d'avoir une bonne matière entre les mains, on se néglige sur la forme. M. de l'Hôpital a donné un livre aussi bien fait que bon; il a eu l'art de ne faire d'une infinité de choses qu'un assez petit volume; il y a mis cette briéveté et cette netteté si délicieuse pour l'esprit ; l'ordre et la précision des idées l'ont presque dispensé d'employer des paroles : il n'a voulu que faire penser, plus soigneux d'exciter les découvertes d'autrui, que jaloux d'étaler les siennes.

Aussi cet ouvrage a-t-il été reçu avec un applaudissement universel car l'applaudissement est universel, quand on peut très-facilement compter dans toute l'Europe les suffrages qui manquent : et il doit toujours en manquer quelques-uns aux choses nouvelles et originales, surtout quand elles demandent à être bien entendues. Ceux qui remarquent les événemens de l'histoire des sciences, savent avec quelle avidité l'analyse des infiniment petits a été saisie par tous les géomètres naissans, à qui l'ancienne et la nouvelle méthode sont indifférentes, et qui n'ont d'autre intérêt que celui d'être instruits. Comme le dessein de l'auteur avait été principalement de faire des mathématiciens, et de jeter dans les esprits les semences de la haute géométrie, il a eu le plaisir de voir qu'elles y fructifiaient tous les jours et que des problêmes réservés autrefois à ceux qui avaient vieilli dans les épines des mathématiques, devenaient des coups d'essai de jeunes gens. Apparemment la révolution deviendra encore plus grande, et il se serait trouvé avec le temps autant de disciples qu'il y eût eu de mathématiciens.

Après avoir vu l'utilité dont était son livre des infiniment petits, il s'était engagé dans un autre travail aussi propre à faire

des géomètres. Il embrassait dans ce dessein les sections coniques, les lieux géométriques, la construction des équations, et une théorie des courbes mécaniques. C'était proprement le plan de la géométrie de Descartes, mais plus étendu et plus complet. Il ne prétendait pas que cet ouvrage fût aussi original ni aussi sublime que le premier. Il aurait pu tourner ses recherches du côté du calcul intégral, qui suit et qui suppose le différentiel, qui a de plus grandes difficultés, et jusqu'à présent insurmontables, et qui par-là occupe aujourd'hui les plus grands géomètres, et est devenu l'objet de leur ambition; mais il avait préféré une entreprise dont le public devait tirer une instruction plus générale et plus nécessaire, et le zèle de la géométrie l'avait emporté sur l'intérêt de sa gloire. Cependant je suis témoin qu'il ne pouvait s'empêcher de regretter le calcul intégral.

Cet ouvrage était presque fini, lorsqu'au commencement de 1704 il fut attaqué d'une fièvre qui ne paraissait d'abord aucunement dangereuse; mais comme on vit qu'elle résistait à tous les différens remèdes qu'on employait, on commença à craindre, et le malade n'attendit pas un plus grand péril pour songer à la mort. Il s'y disposa d'une manière très-édifiante, et enfin il tomba dans une apoplexie, dont il mourut le lendemain 2 février, âgé de quarante-trois ans,

Quelques-uns ont attribué sa mort aux excès qu'il avait faits dans les mathématiques; et ce qui pourrait le confirmer, j'ai su de lui-même que souvent des matinées qu'il avait destinées à cette étude, étaient devenues des journées entières sans qu'il s'en aperçût. Il avait voulu y renoncer pour le soin de sa santé, mais il n'avait jamais pu soutenir cette privation plus de quatre jours. De plus, il sera assez naturel de croire qu'il avait dû faire de grands efforts d'esprit, quand on songera à quel point il était parvenu à l'âge de quarante-trois ans, et combien de temps, dans une vie si courte, avait été perdu pour les mathématiques. Il avait servi; il était d'une naissance qui l'engageait à un grand nombre de devoirs; il avait une famille, des soins domestiques,. un bien très-considérable à conduire, et par conséquent beaucoup d'affaires ; il était dans le commerce du monde, et il y vivait à peu près comme ceux dont cette occupation oisive est la seule occupation; il n'était pas même ennemi des plaisirs : voilà bien des distractions; et quelque rare talent qu'on lui suppose pour les mathématiques, il est impossible qu'une prodigieuse application n'ait suppléé au peu de temps. Cependant il n'a jamais paru que l'étude ait altéré sa santé; il avait l'air de la meilleure et de la plus ferme constitution qu'on puisse désirer. Il n'était nullement sombre ni rêveur; au contraire assez porté à

la joie, et il semblait n'avoir payé par rien ce grand génie mathématique..

On sentait dans ses discours les plus ordinaires la justesse, la solidité, en un mot la géométrie de son esprit ; il était d'un commerce facile, et d'une probité parfaite, ouvert et sincère, convenant de ce qu'il l'était, parce qu'il l'était, et n'en tirant nul avantage, véritable modestie d'un grand homme; prompt à déclarer qu'il ignorait, et à recevoir des instructions, même en matière de géométrie, s'il lui était possible d'en recevoir; nulle→ ment jaloux, et non par la connaissance de sa supériorité, mais par son équité naturelle: car sans cette équité, ceux qui se croient, et qui sont même les plus supérieurs aux autres, sont encore jaloux.

Il avait épousé Marie-Charlotte de Romilley de la Chesnelaye, demoiselle d'une ancienne noblesse de Bretagne, et dont il a eu de grands biens. Leur union a été jusqu'au point qu'il lui a fait part de son génie pour les mathématiques. Il en a laissé un fils et trois filles.

ELOGE

DE BERNOULLI.

JACQUES BERNOULLI naquit à Bâle le 27 décembre 1654. Il était fils de Nicolas Bernoulli, qui avait des charges considérables dans sa république. Un des frères de celui dont nous parlons était encore plus élevé en dignité que son père.

Bernoulli reçut l'éducation ordinaire de son temps; on le destinait à être ministre, et on lui apprit du latin, du grec, de la philosophie scolastique, nulle géométrie : mais dès qu'il eut vu par hasard des figures géométriques, il en sentit le charme, si peu sensible pour la plupart des esprits. A peine avait-il quelque livre de mathématiques, encore n'en pouvait-il jouir qu'à la dérobée à plus forte raison il n'avait pas de maître; mais son goût, joint à un grand talent, fut son précepteur. Il alla même jusqu'à l'astronomie; et comme il avait toujours à vaincre l'opposition de son père qui avait d'autres vues sur lui, il exprima sa situation par une devise, où il représentait Phaeton conduisant le char du Soleil, avec ces mots latins qui signifiaient, je suis parmi les astres malgré mon père.

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Il n'avait que dix-huit ans, et n'était presque encore mathé→ maticien que par sa violente inclination pour les mathématiques, lorsqu'il résolut ce problème chronologique assez difficile, où les

années du cycle solaire, du nombre d'or et de l'indiction étant données, il s'agit de trouver l'année de la période julienne.

A vingt-deux ans il se mit à voyager. Etant à Genève, il apprit à écrire à une fille qui avait perdu la vue deux mois après sa naissance, et il imagina pour cela un moyen nouveau, parce qu'il avait reconnu, et par raisonnement, et par expérience, l'inutilité de celui que Cardan a proposé. A Bordeaux, il fit des fables gnomoniques universelles, qui sont présentement prêtes à imprimer. Après avoir vu la France, il revint chez lui en 1680. Là il commença à étudier la philosophie de Descartes. Cette excellente lecture l'éclaira plus qu'elle ne le persuada, et il tira de ce grand auteur assez de force pour pouvoir ensuite le combattre lui-même.

Heureusement à la fin de 1680 il parut un phénomène propre à exercer un philosophe naissant. C'était cette comète qui a fait naître des ouvragés fameux, ét entre autres le premier que Bernoulli ait donné au public. Il l'intitula : conamen novi systematis cometarum, pro motu eorum sub calculum revocando, et apparitionibus prædicendis. I suppose que les comètes sont des satellites d'une même planète, si élevée au-dessus de Saturne, quoique placée dans le tourbillon du soleil, qu'elle est toujours invisible à nos yeux, et que ces satellites ne deviennent visibles que quand ils sont, par rapport à nous, dans la partie la plus basse de leur cercle. De là il conclut que les comètes sont des corps éternels, et que leurs retours peuvent être prédits; ce qui est aussi la pensée de Cassini. La comète de 1680 doit, selon le système et le calcul de Bernoulli, reparaître en 1719 le 17 mai dans le premier degré 12 de la balance. Voilà une prédiction bien hardie par l'exactitude des circonstances.

Ici je ne puis m'empêcher de rapporter une objection qui lui fut proposée très-sérieusement, et à laquelle il daigna répondre de même : c'est que si les comètes sont des astres réglés, ce ne sont donc plus des signes extraordinaires de la colère du ciel. Il essaie plusieurs réponses différentes, et enfin il en vient jusqu'à. dire que la tête de la comète qui est éternelle n'est pas un signe, mais que la queue en peut être un, parce que, selon lui, elle n'est qu'accidentelle; tant il fallait encore avoir de ménagemens pour cette opinion populaire, il y a vingt-cinq ans. Maintenant on est dispensé de cet égard; c'est-à-dire, que le gros du monde est guéri sur le fait des comètes, et que les fruits de la saine philosophie se sont répandus de proche en proche. Il serait assez bon de marquer, quand on le pourrait, l'époque de la fin des erreurs qu'elle a détruites.

En 1682, Bernoulli publia sa dissertation de gravitate ætheris.

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