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d'elle-même. Il faut que j'aille les lui faire sonner toutes de ma main. Cette action a son uniformité, en ce que j'agis toujours par rapport à mon dessein et au-delà de la nature de mon sujet.

J'établis un homme qui, quoique je sache fort bien quand il faudra aller sonner l'heure, ne manquera jamais à me faire signe d'y aller quand il le faudra; et alors je dis: Voilà mon action devenue plus uniforme, et par conséquent plus parfaite; car j'agis toujours sur les signes de cet homme. Ai-je raison?

Non sans doute. La nouvelle uniformité de mon action ne suppose pas en moi plus de sagesse ; je n'en demande pas moins à ma machine une chose qu'elle ne peut faire. Elle ne suppose pas plus d'intelligence, car la nature de cet homme n'a aucun rapport aux heures; il ne me fait signe précisément que parce que je le veux: il est visible que je n'en suis pas plus habile pour l'avoir voulu. La connaissance de ce rapport arbitraire que j'ai établi sans nécessité, ne me rend pas intelligent: mais de l'avoir établi sans nécessité, cela me rend moins sage. Voilà tout ce que produit la nouvelle uniformité de mon action.

Comme on entend en général et confusément par le not d'actions ou lois générales, des actions d'une uniformité qui les rend plus parfaites, sans démêler précisément en quoi consiste cette perfection; je crois que nous pouvons définir les actions ou lois générales, celles qui exécutent un dessein selon la nature du sujet, en sorte que la nature du sujet demande par elle-même ce que demande aussi le dessein.

Les actions ou lois particulières seront celles qui exécutent un dessein au-delà ou contre la nature du sujet : cela s'entend

assez.

A quoi il faut ajouter une troisième espèce d'actions ou de lois, auxquelles on n'a point encore pensé, quoiqu'elles eussent pu servir à éclaircir cette matière. Nous les appellerons actions ou lois moyennes, et ce seront celles qui exécutent un dessein d'une manière indifférente à la nature du sujet.

Il est aisé d'appliquer à Dieu et à son action ces définitions, et les exemples que nous avons apportés. Toute notre question est déjà résolue dans une espèce d'allégorie.

Il est du dessein de Dieu que les mouvemens des rencontrent, passent des uns dans les autres.

corps qui se

Mais, selon la nature des corps, cela ne se peut jamais faire; car il est de leur nature de n'avoir nulle force

les uns les autres.

pour se mouvoir

Voilà donc déjà Dieu qui demande aux corps quelque chose qui est au-delà de leur nature. Il tombe donc dans l'un des deux

inconvéniens de la loi particulière, qui est de n'avoir pas proportionné son dessein à la nature du sujet.

Cela répond au dessein que j'avais de faire sonner l'heure à une machine, quoique je supposasse qu'il fût impossible qu'une machine sonnât l'heure.

Et l'inconvénient est même encore plus grand à l'égard de Dieu qu'il n'était au mien. Si mes desseins excèdent la nature des pièces de métal, ce n'est pas moi qui leur ai donné leur nature. Mais les essences des choses sont fondées sur l'essence de Dieu; elles sont nécessairement telles, parce que l'essence de Dieu qui est nécessaire, est telle. Or, il est inconcevable que la sagesse divine, en formant se's desseins, demande aux choses plus que ce qui est en elles par la participation de la nature divine qui a déterminé leurs essences. Il est inconcevable que leur nature, quoiqu'aussi parfaite qu'elle puisse être, soit pourtant assez imparfaite pour ne pouvoir exécuter les desseins de Dieu, ou que les desseins de Dieu soient si excessifs, qu'ils ne puissent être exécutés par la nature des choses, quoique trèsparfaite.

Au cas que, selon la nature des corps, leurs mouvemens ne puissent augmenter ou diminuer par leurs rencontres, Dieu a dû former un dessein dont l'exécution permît que les corps retinssent toujours, nonobstant leurs rencontres, la même quantité de mouvement. Alors Dieu eût agi par une loi générale.

Vous direz qu'il est de leur nature de pouvoir être mûs, tantôt plus, tantôt moins, selon que Dieu le veut.

Il est vrai; cela est de leur nature quand vous les regardez simplement comme corps, comme parties d'une matière indiffé ́rente qui en tout temps a un mouvement plus ou moins grand. Mais si vous les regardez comme parties d'une machine, il est de leur nature de n'être inégalement mûs, tantôt plus, tantôt moins, que selon que la disposition de la machine le demande.

Si une machine, après avoir reçu du mouvement, ne peut sonner l'heure, ét si je la lui fais sonner de ma main, j'agis alors par une loi particulière, et contre la nature de cette machine, qui veut être abandonnée à tout ce qui pourra arriver naturellement de la disposition où je l'ai mise.

Mais si je prends deux pièces de métal qui n'ont nulle liaison ni nul rapport qui les rende parties du même tout, et que je les frappe l'une contre l'autre d'un nombre de coups égal à l'heure, j'agis par une loi moyenne, parce que ces deux pièces. de métal demeurent dans un état où elles sont indifférentes à tous les mouvemens que je leur voudrai donner.

A prendre les corps simplement comme matière, Dieu n'agit sur eux que par une loi moyenne, lorsqu'il les meut, tantôt plus, tantôt moins. Mais le monde matériel, selon l'idée de tous les philosophes, et particulièrement selon celle des Cartésiens, est une machine. Dieu doit donc à toutes les parties de cette machine un premier mouvement, si inégal qu'il lui plaira, il n'importe; jusques-là les corps sont indifférens : mais il faut que tout ce qui arrive ensuite dans la machine, arrive en vertu de la disposition où elle est, et par la seule nature des parties qui la composent. Or, il est impossible qu'en vertu de cette disposition, et par la nature des corps, il arrive que les mouvemens des uns augmentént, et que ceux des autres diminuent: car on suppose que les corps n'ont d'eux-mêmes nulle force mouvante, et assurément aucun arrangement ne leur en peut donner. Donc l'augmentation ou la diminution du mouvement des corps est contre leur nature, en tant qu'ils sont parties d'une machine. Donc elle se fait par une loi particulière.

Et ce qui porte encore davantage un caractère manifeste de loi particulière, ce sont les proportions que Dieu a établies en la communication des mouvemens. Il est, par exemple, de la nature de deux corps, quelque inégaux qu'ils soient, de résister également à la rencontre d'un troisième, et d'être éga lement inébranlables, puisque ce troisième n'a pas plus de force pour en mouvoir l'un que l'autre.

Cependant Dieu, en établissant les proportions de la communication des mouvemens, veut qu'un grand corps résiste plus qu'un petit, et soit plus difficile à ébranler. Il déterminé donc ces deux corps à une égalité qui est contre leur nature.

En général, vous voyez bien que la communication des mou vemens n'étant point naturelle aux corps, les proportions de cette communication ne peuvent suivre de leur nature, car les proportions ont pour fondement nécessaire la communi

cation.

Dieu ne peut donc établir ces proportions, sans agir audela ou contre la nature des corps, c'est-à-dire des lois par

ticulières.

par

Et même toutes les fois qu'il réduit en pratique, pour ainsi dire, ces règles qu'il a établies, il agit encore par des lois particulières; car l'exécution, quoiqu'uniforme, de ce qui est contre la nature des sujets, blesse toujours, quoiqu'uniformément, la nature de ces sujets.

Que le choc soit Cause occasionnelle tant qu'il vous plaira, cela ne remédie à rien; c'est cet homme qui me fait signe que j'aille sonner l'heure. Je n'en agis pas moins contre la nature

de ma machine toutes les fois que je la fais sonner. J'agis avec une uniformité de plus, je l'avoue mais nous avons vu que cette uniformité, qui ne part ni de plus de sagesse ni de plus d'intelligence, ne contribue en rien à la perfection de l'action, et dès lors même est vicieuse par son inutilité.

Sans répéter sur le choc ce que j'ai dit sur cet homme, j'aime mieux vous faire voir toute cette matière d'une vue générale.

que

Souvenez-vous que nous avons montré l'uniformité par elle-même n'est point parfaite : il n'y a que l'uniformité dans quelque chose de parfait, qui soit parfaite.

Souvenez-vous aussi qu'une action qui exécute un dessein n'est d'une uniformité qui la rende plus parfaite, que quand elle est toujours selon la nature du sujet.

Mais elle est toujours imparfaite, quoiqu'uniforme, si elle est toujours contre la nature du sujet; ou toujours indifférente, supposé qu'elle eût pu être selon la nature du sujet.

Lorsqu'entre l'agent qui agit de l'une de ces deux manières imparfaites, et le sujet sur lequel il agit, on mettra une Cause occasionnelle, réparera-t-on l'imperfection de l'action?

On n'aura garde de la réparer; car cette imperfection consiste en ce que l'action n'est pas selon la nature du sujet. Or, cette Cause occasionnelle, qui précisément parce qu'elle est Cause occasionnelle, ne peut avoir qu'un rapport arbitraire et jamais naturel, tant à l'action de l'agent qu'au sujet sur lequel on agit, ne mettra assurément rien dans cette action qui fasse qu'elle soit davantage selon la nature du sujet. Elle y mettra une uniformité nouvelle mais comme elle ne changera rien dans le rapport qu'a l'action au sujet, elle laissera toujours l'action indifférente ou particulière quoiqu'uniforme.

:

On se trompe dans le système des Causes occasionnelles, en nous donnant une action pour générale, dès qu'elle est uniforme.

L'uniformité enferme seulement la continuation constante du même rapport, quel qu'il soit, entre l'action et le sujet. La généralité, s'il est permis de parler ainsi, détermine ce rapport à être le plus parfait qui puisse être. Cette équivoque règne dans les ouvrages des Cartésiens d'un bout à l'autre.

Maintenant si cette uniformité nouvelle, que la Cause occasionnelle ajoute à l'action, ne fait pas que l'action ait un rapport plus parfait à la nature du sujet, elle ne fait pas non plus qu'elle en ait un plus parfait au dessein; car le dessein s'exécuterait bien sans Cause ocasionnelle, et au contraire il s'en exécute souvent plus mal, disent les Cartésiens. Cette nouvelle uniformité est donc tout au moins absolument superflue, et par con

séquent elle ne peut jamais être admise, lorsqu'il s'agit d'une action de Dieu.

Voilà, je crois, l'endroit faible du système des Causes occasionnelles, et le noeud de toutes les difficultés qui peuvent être faites sur cette matière.

Dieu n'établira donc point le choc Cause occasionnelle de la communication des mouvemens, supposé que les corps n'aient d'eux-mêmes aucune force mouvante; et quand même il l'établirait, son action n'en serait pas moins particulière, parce qu'elle sera toujours ou contre la nature de machine que donnée à toute la matière, ou contre la nature propre des corps, ainsi que nous l'avons prouvé.

Dieu a

Dans cette hypothèse de l'impuissance des corps, il me paraît que Dieu n'aurait pu agir plus parfaitement que par les lois moyennes. Il n'eût point établi le choc Cause occasionnelle, cela n'eût servi de rien; il n'eût point mis les corps dans une disposition de machine d'où il ne pouvait rien tirer; il les eût laissés dans un état où ils eussent été indifférens à tout mouvement, et les eût remués inégalement à chaque instant, selon son dessein. Si je ne pouvais faire de machine qui sonnât les heures, je ne m'amuserais point à en faire une qui ne servirait de rien; je n'établirais point d'homme qui me fût Cause occasionnelle par ses signes, puisque je saurais bien quand il faudrait sonner l'heure ; je la sonnerais avec deux pièces de métal quand il faudrait ce serait le mieux que je pusse faire. Mettrais-je une disposition de machine dans ces pièces de métal exprès pour rendre mon action particulière, au lieu de moyenne, c'est-à-dire moins parfaite ?

Certainement Dieu ne l'a pas fait non plus; et puisqu'il a mis une disposition de machine dans le monde matériel, son action n'est ni moyenne ni particulière. Mais afin qu'elle soit générale, il faut que les corps aient de leur nature une force mouvante qui agisse selon les différentes proportions de leur grosseur et de leur vitesse, et que Dieu les ait d'abord mûs et arrangés de telle sorte que la seule communication naturelle de leurs mouvemens amène à chaque instant ce que Dieu veut qui arrive. Il n'en coûte à Dieu que de conserver toujours le même mouvement dans la masse de la matière, et jamais action ne peut être ni plus générale que celle-là, ni supposer plus de sagesse et d'intelligence.

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