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Sa divination sur Aristée a été son dernier ouvrage. Il mourut le 22 septembre 1703, âgé de plus de 81 ans, après avoir marqué tous les sentimens d'une sincère piété.

Il avait cette innocence et cette simplicité de mœurs que l'on conserve ordinairement, quand on a moins de commerce avec les hommes qu'avec les livres, et il n'avait point cette rudesse et une certaine fierté sauvage que donne assez souvent le commerce des livres sans celui des hommes. Il était affable, modeste, ami sûr et fidèle, et ce qui renferme beaucoup de vertus en une seule, reconnaissant au souverain degré. Il est vrai que le caractère général de sa nation peut lui dérober une partie de cette gloire. Les Italiens conservent le souvenir des bienfaits, et, pour tout dire aussi, celui des offenses, plus profondément que d'autres peuples qui ne sont guère susceptibles que d'impressions plus légères. Mais la reconnaissance que Viviani a fait éclater en toutes occasions pour tous ses bienfaiteurs, a été regardée comme extraordinaire, et s'est attiré de l'admiration, même en Italie.

ÉLOGE

DU MARQUIS DE L'HOPITAL. GUILLAUME-FRANÇOIS DE L'HÔPITAL, chevalier, marquis de Sainte-Mesme, comte d'Entremont, seigneur d'Ouques-la-Chaise, le Breau et autres lieux, naquit en 1661 d'Anne de l'Hôpital, lieutenant-général des armées du roi, premier écuyer de feu S. A. R. Monsieur Gaston, duc d'Orléans, et d'Elisabeth Gobelin, fille de Claude Gobelin, intendant des armées du roi, et conseiller d'état ordinaire.

La maison de l'Hôpital a eu deux branches; l'aînée dont était le marquis de l'Hôpital, a joint au nom de l'Hôpital celui de Sainte-Mesme; et la cadette, qui est présentement éteinte, a produit deux maréchaux de France et les ducs de Vitry. Toutes, deux avaient pour tige commune Adrien de l'Hôpital, chambellan du roi Charles VIII, capitaine de cent hommes d'armes, et lieutenant-général en Bretagne, qui commanda l'avant-garde de l'armée royale à la bataille de S. Aubin en 1488.

Le marquis de l'Hôpital, que l'académie des sciences a perdu, étant encore enfant, eut un précepteur qui voulut apprendre les mathématiques dans les heures de loisir que son emploi lui laissait. Le jeune écolier, qui avait peu de goût, et même, à ce qu'il paraissait, peu de disposition pour le latin, eut à peine aperçu dans les élémens de géométrie des cercles et des triangles,

que l'inclination naturelle, qui annonce presque toujours les grands talens, se déclara; il se mit à étudier avec passion ce qui aurait épouvanté tout autre que lui, à la première vue. Il eut ensuite un autre précepteur, qui fut obligé par son exemple à se mettre dans la géométrie ; mais quoiqu'il fût homme d'esprit et appliqué, son élève le laissait toujours bien loin derrière lui. Ce que l'on n'obtient que par le travail, n'égale point les faveurs gratuites de la nature.

Un jour le marquis de l'Hôpital n'ayant encore que quinze ans, se trouva chez le duc de Roannès, où d'habiles géomètres, et entre autres Arnaud, parlèrent d'un problême de Pascal sur la roulette, qui paraissait fort difficile. Le jeune mathématicien dit qu'il ne désespérait pas de le pouvoir résoudre. A peine trouva-t-on que cette présomption et cette témérité pussent être pardonnées à son âge. Cependant peu de jours après, il leur envoya le problême résolu.

Il entra dans le service, mais sans renoncer à sa plus chère passion. Il étudiait la géométrie jusque dans sa tente. Ce n'était pas seulement pour étudier qu'il s'y retirait, c'était aussi pour cacher son application à l'étude. Car il faut avouer que la nation française, aussi polie qu'aucune nation, est encore dans cette espèce de barbarie, qu'elle doute si les sciences poussées à une certaine perfection ne dérogent point, et s'il n'est point plus noble de ne rien savoir. Il eut si bien l'art de renfermer ses talens et d'être ignorant par bienséance, que tant qu'il fut dans le métier de la guerre, les gens les plus pénétrans sur les défauts d'autrui ne le soupçonnèrent jamais d'être un grand géomètre ; et j'ai vu moi-même quelques-uns de ceux qui avaient servi en même temps, fort étonnés de ce qu'un homme qui avait vécu comme eux et avec eux, se trouvait être un des premiers mathé maticiens de l'Europe.

Il fut capitaine de cavalerie dans le régiment colonel-général; mais la faiblesse de sa vue, qui était si courte, qu'il ne voyait pas à dix pas, lui causant dans le service des inconvéniens perpétuels qu'il avait long-temps et inutilement tâché de surmonter, il fut enfin obligé de se rendre, et quitter un métier où il pouvait espérer d'égaler ses ancêtres.

Dès que la guerre ne le partagea plus, les mathématiques en profitèrent. Il jugea, par le livre de la Recherche de la Vérité, que son auteur devait être un excellent guide dans les sciences; il prit ses conseils, s'en servit utilement, et se lia avec lui d'une amitié qui a duré jusqu'à la mort. Bientôt son savoir vint au point de ne pouvoir plus être caché. Il n'avait que trente-deux ans lorsque des problêmes tirés de la plus sublime géométrie,

choisis avec grand soin pour leur difficulté, et proposés à tous les géomètres dans les actes de Leipsick, lui arrachèrent son secret, et le forcèrent d'avouer au public qu'il était capable de les résoudre.

Le premier fut celui-ci, proposé en 1693 par Bernoulli, professeur en mathématique à Groningue. « Trouver une courbe >> telle que toutes ses tangentes terminées à l'axe, soient tou» jours en raison donnée avec les parties de l'axe interceptées » entre la courbe et ces tangentes. » Il ne fut résolu que par Leibnitz en Allemagne, par Bernoulli en Suisse, frère de celui qui l'avait proposé, par Huyghens en Hollande, et par l'Hôpital en France.

Huyghens avoue dans les actes de Leipsick, que la difficulté du problême l'avait fait d'abord résoudre à n'y point penser; mais qu'une question si nouvelle avait troublé son repos malgré lui, l'avait persécuté sans relâche, et qu'enfin il n'avait pu y résister. On jugera aisément de quel genre pouvait être en matière de géométrie, ce qui paraissait si difficile à Huyghens.

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Tous ceux qui savent au moins les nouvelles des sciences, ont entendu parler du célèbre problême de la plus vite descente. Bernoulli de Groningue avait demandé dans les actes de Leipsick, supposé qu'un corps pesant tombât obliquement à l'horizon, quelle était la ligne courbe qu'il devait décrire pour tomber » le plus vite qu'il fût possible? » Car, comme il a été dit dans l'histoire de l'académie des sciences de 1699, p. 67, ce paradoxe assez étonnant était démontré, que la ligne droite, quoique la plus courte de toutes les lignes qui pouvaient être tirées entre les deux points donnés, n'était point le chemin que le corps devait tenir pour tomber en moins de temps. Il était certain d'ailleurs que la courbe en question n'était point un cercle, comme Galilée l'avait cru; et la méprise d'un si grand homme peut servir à faire sentir la difficulté du problême. Bernoulli proposa cette énigme au mois de juin 1696, et donna à tous les mathématiciens de l'Europe le reste de l'année pour y penser. Il vit que ces six mois n'étaient pas suffisans, il accorda encore les quatre premiers de 1697; et dans ces dix mois, il ne parut que quatre solutions. Elles étaient de Newton, de Leibnitz, de Bernoulli de Bâle, et du marquis de l'Hôpital. L'Angleterre, l'Allemagne, la Suisse et la France fournirent chacune un géomètre pour ce problême.

On trouve ces mêmes noms à la tête de quelques solutions semblables dans les actes de Leipsick; et ils y semblent être en possession des connaissances les plus rares et les plus élevées.

On a même rapporté dans l'histoire de 1700, page 78, un

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problême proposé, comme presque tous les autres, par Bernoulli de Groningue, et qui n'a été résolu que par M. de l'Hôpital. Il s'agissait «< de trouver dans un plan vertical une courbe telle qu'un corps qui la détruirait, descendant librement, et par » son propre poids, la pressât toujours dans chacun de ses points >> avec une force égale à sa pesanteur absolue. » On a tâché de faire sentir alors les différens embarras de ce problême, c'est-àdire sa beauté. Les géomètres d'aujourd'hui ne sont pas aisés à contenter sur les difficultés; et ce qui a fait sortir Archimède du bain pour crier par les rues de Syracuse, Je l'ai trouvé, ne serait pas pour eux une découverte bien glorieuse.

L'histoire de l'académie de 1699, p. 95, a parlé encore d'une solution du marquis de l'Hôpital, où peu d'autres auraient pu atteindre. Newton, dans son excellent livre des Principes mathématiques de la philosophie naturelle, a donné la « figure » du solide qui fendrait l'eau, ou tout autre liquide, avec le » moins de difficulté qu'il fût possible. » Mais il n'a point laissé voir par quel art ni par quelle route il est arrivé à déterminer cette figure. Son secret lui a paru digne d'être caché au public. Fatio, géomètre fameux, se piqua de le découvrir, et il envoya à M. de l'Hôpital une analyse imprimée. Elle contenait cinq grandes pages in-4°., presque toutes de calcul. M. de l'Hôpital, effrayé de la longueur, et paresseux d'une manière nouvelle, crut qu'il aurait plutôt fait de chercher lui-même cette solution. Il l'eut effectivement trouvée au bout de deux jours, et elle était simple et naturelle. C'était là un de ses grands talens. Il n'allait pas seulement à la vérité, quelque cachée qu'elle fût; il y allait par le chemin le plus court. Une espèce de fatalité veut qu'en tout genre les méthodes ou les idées les plus naturelles ne soient pas celles qui se présentent le plus naturellement. On se met presque toujours en trop grands frais pour les recherches qu'on a entreprises, et il y a peu de génies heureusement avares qui n'y fassent que la dépense absolument nécessaire. Ce n'est pas qu'il ne faille de la richesse et de l'abondance pour fournir aux dépenses inutiles; mais il y a plus d'art à les éviter, et même plus de véritable richesse.

Il serait trop long de rapporter ici tous les chefs-d'œuvre de géométrie dont M. de l'Hôpital et le petit nombre de ses pareils ont em belli les journaux ou d'Allemagne ou de France. On soupçonnera sans doute que, pour entrer dans ces questions qui leur étaient réservées, ils devaient avoir, outre leur génie naturel, quelque clef particulière qui ne fût qu'entre leurs mains. Ils en avaient une en effet, et c'était la géométrie des infiniment petits, ou du calcul différentiel, inventée par Leibnitz, et en même temps

aussi par Newton, et toujours ensuite perfectionnée et par eux, et par Bernoulli, et par M. de l'Hôpital.

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L'illustre Huyghens, qui n'était point l'inventeur du calcul différentiel comme Leibnitz, qui ne l'avait point employé dans toutes ses études géométriques comme M. de l'Hôpital et Bernoulli, qui était parvenu sans ce secours à des théories très-élevées, et s'était fait une réputation des plus brillantes, qui pouvait, à la manière des autres hommes, et peut-être plus légitimement mépriser ce qu'il ne connaissait point, et traiter d'inutile ce qui ne lui avait pas été nécessaire pour ses grands ouvrages, avait jugé cependant, et par le mérite de cette méthode, et par les miracles qu'il en voyait sortir, qu'elle était digne qu'il l'étudiât. Il avait été assez grand homme pour avouer qu'il pouvait encore apprendre quelque chose en géométrie : il s'était adressé à M. de l'Hôpital, qui avait presque la moitié moins d'âge que lui, pour s'instruire du calcul différentiel; et sans doute ce trait de la vie de M. de l'Hôpital est encore plus glorieux à Huyghens qu'à lui.

Ce n'est pas que Huyghens ne connût déjà par lui-même le pays de l'infini, où l'on est conduit à chaque moment par le calcul différentiel; il avait été obligé de pénétrer jusques-là dans quelques-unes de ses plus subtiles recherches, surtout dans celles qu'il avait faites pour l'invention immortelle de la pendule car la fine géométrie ne peut aller loin sans percer dans l'infini. Mais il y a bien de la différence entre savoir en général la carte d'un pays, ou en connaître en particulier toutes les routes, et jusqu'à ces petits sentiers qui épargnent tant de peines aux voyageurs.

Huyghens était alors en Hollande, où il s'était retiré après avoir quitté Paris, et l'académie des sciences, dont il était un des principaux ornemens. Il paraît par beaucoup de lettres de lui, qu'on a trouvées dans les papiers de M. de l'Hôpital, et surtout par celles qui sont des années 1692 et 1693, qu'il consultait à M. de l'Hôpital ses difficultés sur le calcul différentiel; que quand quelque chose l'arrêtait, il ne s'en prenait pas à la méthode, mais à ce qu'il ne la possédait pas assez ; qu'il voyait avec surprise et avec admiration l'étendue et la fecondité de cet art; que de quelque côté qu'il tournát sa vue, il en découvrait de nouveaux usages; qu'enfin, ce sont ses termes, il y concevait un progrès et une spéculation infinie. Il a même déclaré publiquement dans les actes de Leipsick, que sans une équation différentielle, il ne serait pas venu à bout de trouver la courbe, dont les tangentes et les parties de l'axe sont toujours en raison donnée. « Et même, ajoute-t-il dans les mêmes actes, il faut remarquer dans ce

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