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SUR

LE SYSTÈME PHYSIQUE

DES

CAUSES OCCASIONNELLES.

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RIEN n'a fait plus de bruit parmi le petit nombre de gens qui

se mêlent de penser, que la dispute qui existe entre les deux premiers philosophes du monde, le père Malebranche et Arnauld. On a eu avec raison une attention particulière sur les différens combats qu'ils se sont livrés; on a cru que si jamais la vérité a pu être éclaircie par ce moyen, elle l'allait être. J'ai été spectateur comme les autres, moins intelligent sans doute, mais peut-être plus appliqué par la raison que je vais dire. Je n'avais jamais goûté le système du père Malebranche sur les Causes occasionnelles, quoique j'en connusse assez bien la commodité et même la magnificence. Je ne réponds pas que le préjugé des sens et de l'imagination n'eût formé d'abord en moi cette opposition. à une idée fort contraire assurément aux idées communes; mais enfin, je m'étais défié de ce préjugé, et par les avertissemens que les Cartésiens ont assez de soin de nous donner sur leurs opinions extraordinaires, et plus encore par une certaine précaution générale que j'ai coutume de prendre contre tous les sentimens que j'ai, sans les avoir long-temps consultés avec moi-même.. Quand je n'avais écouté que ma raison pour satisfaire à ce que les philosophes exigent toujours de nous, j'avais été surpris de ne la trouver pas plus favorable aux Causes occasionnelles, que mon imagination et mes sens. Mais peut-être le préjugé lui avaitil donné un certain pli. Je ne garantirais point cela. Tout ce que je pouvais était de me défier de ma raison même, et je le fis. J'y étais d'autant mieux fondé, que, de toutes les objections que j'avais à faire contre les Causes occasionnelles, je voyais que le père Malebranche ne s'en faisait pas une seule dans ses ouvrages, et cependant je ne crois pas que jamais philosophe ait mieux pesé le pour et le contre de ses opinions, ni ait eu un dessein plus sincère de découvrir la vérité aux hommes. Sur cela, s'émut la

querelle de M. Arnauld et de lui. Ce redoutable adversaire voulait saper par le pied tout le système du père Malebranche, et je me flattai que quelqu'une de mes difficultés aurait le bonheur de lui tomber dans l'esprit. Mais ou il attaque d'autres points; ou quand il attaque ce point-là, j'ai le déplaisir de voir que je n'ai rien de commun avec lui. Que croirai-je de moi-même ? Ni le père Malebranche n'a prévu mes objections, ni Arnauld ne s'en est servi. En vérité le préjudice est grand contre elles, et je reconnais que quand on ne me voudrait pas seulement recevoir à les proposer, on ne me ferait pas beaucoup d'injustice. Cependant lorsque je viens à les considérer en elles-mêmes, je ne sais comment il se fait que je ne les trouve point méprisables. Je me suis donc résolu à me délivrer de cette incertitude, en demandant au public ce que j'en dois croire, et principalement au père Malebranche, que je reconnais volontiers pour juge dans sa propre cause; car, ni je ne me crois capable de lui faire des difficultés qui soient assez fortes pour l'obliger à dissimuler ce qu'il en penserait, ni je ne le crois capable de dissimuler ce qu'il en penserait quand même elles seraient extrêmement fortes.

des

Ce ne sont que des Doutes que je propose, et je me rendrai à la première réponse qu'on aura la bonté de me donner. Je me rendrai même, quand on ne m'en donnerait pas ; et j'entendrai bien ce silence. Je prie qu'on ne prenne point tout ceci pour discours d'une fausse modestie : ce qui doit répondre de la sincérité de mes paroles, c'est que je ne suis ni théologien, ni philosophe de profession, ni homme d'aucun nom, en quelque espèce que ce soit; que par conséquent je ne suis nullement engagé à avoir raison, et que je puis avec honneur avouer que je me trompais, toutes les fois qu'on me le fera voir.

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Histoire des Causes occasionnelles.

POUR mieux proposer les Doutes que j'ai sur les Causes occasionnelles, je crois qu'il sera bon d'expliquer ce système, et même d'en faire l'histoire, telle que je la devine sur des conjectures assez vraisemblables.

Les Causes occasionnelles ne sont pas anciennes ; je ne prétends pas qu'elles en vaillent moins. Descartes, un des esprits les plus justes qui aient jamais été, persuadé, comme il devait l'être, de la spiritualité de l'âme, vit qu'il n'y avait pas moyen de la bien établir, à moins qu'on ne mît une extrême disproportion entre ce qui est étendu et ce qui pense; en sorte que, quoiqu'on élevất infiniment l'être étendu, ou quoiqu'on abaissât infiniment l'être

t

!

qui pense, jamais l'un ne pût arriver à l'autre. Tous ceux qui méditeront un peu sur cette matière, sont dans la nécessité de cette supposition, et seront effrayés de l'absurdité du système commun, où l'on donne aux bêtes une âme matérielle qui pense. Mais si l'âme et le corps sont si disproportionnés, comment les mouvemens du corps causent-ils des pensées dans l'âme? comment les pensées de l'âme causent-elles des mouvemens dans le corps? Quel lien approche deux êtres si éloignés? Voilà la difficulté qui fit inventer à Descartes les Causes occasionnelles. Il trouva que, puisqu'un mouvement et une pensée n'avaient nulle liaison naturelle, ils ne pouvaient être à l'égard l'un de l'autre Causes véritables (car il faut voir une liaison nécessaire entre la Cause véritable et son effet) mais qu'ils pouvaient être occasion ou Cause occasionnelle l'un de l'autre, parce que Dieu, à l'occasion d'un mouvement du corps, pouvait imprimer une pensée à l'âme, ou à l'occasion d'une pensée de l'âme, imprimer un mouvement au corps. Comme les mouvemens et les pensées n'avaient aucune liaison naturelle, parce qu'il ne peut point y en avoir entre la Cause occasionnelle et son effet, Dieu demeura la seule Cause véritable des uns et des autres, et il fut, pour ainsi dire, le seul médiateur de tout le commerce qui est entre le corps et

l'âme.

Ensuite Descartes s'aperçut que l'on ne peut concevoir comment le mouvement d'un corps passe dans un autre, et toujours avec des proportions très-exactement observées. Il avait déjà en main des Causes occasionnelles qui devaient leur naissance au système de l'âme; il vit qu'en les appliquant aux corps, il faisait cesser toute la difficulté : il fit donc les corps simples Causes occasionnelles de la communication des mouvemens les uns à l'égard des autres, puisqu'on ne concevait point quelle était la liaison entre le mouvement d'un corps et celui d'un second corps choqué par le premier, ni comment le mouvement du premier passait dans le second; et il voulut que Dieu fût la Cause véritable qui, à l'occasion du choc de deux corps, transportait quelque chose du mouvement de l'un dans l'autre : car on voit toujours bien une liaison nécessaire entre la volonté de Dieu, et son effet.

Tel fut l'accroissement des Causes occasionnelles dans la physique : elles l'occupèrent touté entière sous Descartes. Le père Malebranche est venu, aussi grand philosophe et théologien, que Descartes était grand philosophe, et il a transporté les Causes occasionnelles dans la théologie. Il prétend que les anges aient été les Causes occasionnelles des œuvres surprenantes de Dieu dans l'Ancien Testament, et que sous le Nouveau, Jésus-Christ,

en tant qu'homme, soit la Cause occasionnelle de la distribution de la grâce. Ainsi les Causes occasionnelles furent faibles dans leur naissance, et inventées pour subvenir à un besoin pressant : mais peu å peu la commodité dont on les a trouvées, les a fait porter infiniment plus loin que la première nécessité ne demandait.

Ce n'est pas mon dessein de les suivre jusques dans la théologie dont elles se sont nouvellement emparées, c'est à Arnauld à les en chasser, s'il est possible. Je déclare que je me borne uniquement à la physique, et que je suis seulement en peine de savoir si ce système y peut être admis. Encore ne veux-je pas même toucher à l'union de l'âme et du corps, quoiqu'elle soit de la dépendance de la physique je ne parlerai que de deux corps que l'on prétend être l'un à l'autre Cause occasionnelle de mouvement. Je ferai voir d'abord pourquoi il me paraît qu'ils en sont Causes véritables; ensuite je prouverai que Dieu dans ce système n'agit ni simplement, ni par des lois générales, ni plus en souverain que dans le système commun. Ceux qui entendent un peu cette matière, verront bien que tout ceci rapport aux principaux avantages que les défenseurs des Causes occasionnelles attribuent à leur opinion. Ils soutiennent qu'il n'y a qu'eux qui fassent agir Dieu d'une manière qui porte le caractère de ses attributs, toujours avec une simplicité extrême, toujours par des lois générales, toujours en maître et en créateur de toutes choses. Mais je trouve que sur les deux premiers points ils font tout le contraire de ce qu'ils prétendent; et que sur le dernier ils ne font rien de mieux que nous. Je demande qu'on ne s'étonne point de mes paradoxes, et qu'on diffère, s'il se peut, la surprise jusqu'après mes preuves.

CHAPITRE III.

Qu'il semble que les corps ne sont point Causes occasionnelles, mais Causes véritables de mouvement les uns à l'égard des autres.

C'EST un des articles dont je me défie le plus, parce qu'il est de ceux qui me paraissent les plus clairs, et que je ne comprends point comment mille autres n'ont point eu la même vue.

Une Cause véritable est celle entre laquelle et son effet on voit une liaison nécessaire, ou, si vous voulez, qui précisément parce qu'elle est, ou est telle, fait qu'une chose est, ou est

telle.

Une Cause occasionnelle est celle qui ne fait rien précisément, parce qu'elle est, ou est telle; mais parce que, quand

elle est, ou est telle, une Cause véritable agit; en sorte qu'entre la Cause occasionnelle et son effet, yous ne voyez point de liaison nécessaire.

Je crois que de ces définitions, il suit évidemment ce que je prétends.

Selon le P. Malebranche, les corps n'ayant nulle force de se mouvoir les uns les autres, Dieu a fait un décret par lequel il s'oblige lui-même à transporter quelque chose du mouvement de l'un dans l'autre à l'occasion de leur choc, selon les différentes proportions de grosseur et de vitesse qui seront dans ces corps.

Le décret ne rend pas les corps capables de se choquer, d'être inégaux en grandeur, inégalement mûs; il suppose en eux ces trois choses qui ne dépendent que de leur nature seule : cela est clair.

Je suppose donc qu'avant ce décret, que je veux qui ne soit pas fait encore, deux corps A et B se meuvent vers le même but; que A soit un très-grand nombre de fois plus grand et mû plus vite que B; que A soit un corps concave, et qu'enfin il vienne à rencontrer B par la partie concave. Il n'y a rien là qui ne précède le décret de la communication, et ne soit tiré de la seule nature des corps.

Je demande ce qui arrivera à la rencontre de A et de B.

Il faudrait que, puisque les corps ne peuvent d'eux-mêmes augmenter ni diminuer par le choc le mouvement les uns des autres, A et B conservassent la même quantité de mouvement qu'ils avaient.

Mais il est absolument impossible qu'ils la conservent tous deux en même temps.

Si A conserve tout son mouvement, il faut qu'il pousse B devant soi, et que par conséquent le mouvement de B augmente beaucoup.

Et B ne le peut éviter en se tirant de dedans A; car je suppose la ligne de la profondeur de A beaucoup plus grande que celle de B peut décrire en un instant, sans augmenter son mou

vement.

Si le mouvement de B n'augmente pas, il faut que A ne fasse plus que suivre B, et que son mouvement diminue beaucoup.

Donc avant le décret par lequel Dieu établit le choc Cause occasionnelle de l'augmentation ou de la diminution des mouvemens, il faut nécessairement que les mouvemens augmentent ou diminuent par le choc.

Et remarquez que la seule impénétrabilité des corps rend nécessaire l'un des cas que j'ai proposés.

Car s'ils n'étaient pas impénétrables, A laisserait passer B au

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