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c'est-à-dire, qu'il avait été beaucoup plus loin qu'Apollonius sur la même matière.

Après un événement si singulier et si heureux il fut engagé dans une occupation d'une espèce toute différente, et où cependant sa destinée voulut qu'il fût encore question de continuer les travaux des anciens.

Tacite rapporte dans le premier livre de ses annales, qu'après un débordement du Tibre qui avait fait du ravage dans Rome sous Tibère, le sénat chercha les moyens de s'en garantir à l'avenir. Celui qui se présentait le plus naturellement, était de détourner les rivières et les lacs qui tombent dans le Tibre. Mais entre toutes les autres rivières, la plus aisée à détourner était le Clanis, appelé maintenant la Chiana; car entre les montagnes de la Toscane, il se forme dans une longue plaine un grand lac que la Chiana traverse, et où ses eaux sont tellement en équilibre, qu'elles n'ont pas plus de pente pour couler du côté d'orient dans le Tibre, que du côté d'occident dans l'Arne qui passe à Florence: de sorte qu'elle coule de l'un et de l'autre côté. Elle contribue beaucoup aux inondations tant du Tibre que de l'Arne. On pouvait donc, en la détournant entièrement dans l'Arne, ôter au Tibre une des causes de ses débordemens : mais on eût sauvé Rome aux dépens de Florence; et quoique cette ville ne fût alors qu'une colonie peu considérable, elle fit au sénat des remontrances qui furent écoutées. Les habitans de quelques autres villes d'Italie, menacés du même malheur, en firent aussi, et cherchèrent si soigneusement toutes les raisons qui pouvaient leur être favorables, qu'ils représentèrent et la diminution de la gloire du Tibre qui aurait moins de fleuves tributaires, et le respect dû aux limites établies par la nature, et le renversement de la religion de plusieurs peuples qui ne trouveraient plus dans leur pays des fleuves à qui ils rendraient un culte. Les Romains se déterminèrent alors à laisser les choses comme elles étaient; mais depuis ils bâtirent une grosse muraille, qui ferme d'une montagne à l'autre la vallée par où passe la Chiana pour se jeter dans le Tibre, et ils laissèrent au milieu une ouverture pour régler la quantité d'eau qu'ils voulaient bien recevoir. Cette muraille se voit encore aujourd'hui.

Les contestations sur le cours de la Chiana se renouvellèrent entre Rome et Florence sous le pontificat d'Alexandre VII. Le pape et le grand-duc convinrent de nommer des commissaires. Le pape nomma le cardinal Carpègne, qui devait être aidé de Cassini, aujourd'hui membre de l'académie des sciences; et le grand-duc nomma le sénateur Michellozzi et Viviani. La politique eut alors un besoin indispensable du secours de la géométrie.

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Ils réglèrent en 1664 et en 1665, tant ce qu'il y avait à faire de part et d'autre, que la manière de l'exécuter. Mais, comme il arrive assez souvent dans ce qui ne regarde que le public, on n'alla pas plus loin que le projet.

Ce réglement des rivières de la Toscane n'était pas une occupation suffisante pour deux hommes tels que Cassini et Viviani. Ils firent en même temps des observations sur les insectes qui se trouvent dans les galles et dans les nœuds des chênes, sur des coquillages de mer en partie pétrifiés et en partie dans leur état naturel, qu'ils déterrèrent dans les montagnes de ce payslà; ils poussèrent même leur curiosité jusqu'à des antiquités que les observateurs de la nature, assez occupés d'ailleurs, dédaignent quelquefois comme des effets trop incertains et trop casuels du caprice des hommes ; ils tirèrent de la terre beaucoup d'urnes sépulcrales et des inscriptions étrusques. Mais ce qu'il y eut de plus considérable, ce fut qu'en ce même lieu, Cassini fit voir à Viviani les éclipses de soleil dans Jupiter, causées par les satellites, et qu'il en dressa des tables et des éphémérides. Le disciple de Galilée eut le plaisir d'être témoin des progrès qu'on faisait en suivant les pas de son maître.

En ce temps-là, il arriva à Viviani ce qui doit l'avoir le plus flatté en toute sa vie ; il reçut une pension du roi en 1664, d'un prince dont il n'était point sujet, et à qui il était inutile. Si ces circonstances relèvent le mérite de Viviani, elles relèvent encore plus la magnificence du roi, et son amour pour les lettres.

Aussitôt Viviani résolut de dédier au roi le Traité qu'il avait autrefois médité sur les lieux solides d'Aristée, et pour lequel ce qu'il avait déjà fait sur Apollonius lui donna de grandes ouvertures. Du caractère dont il était, une prompte exécution de cet ancien dessein devenait pour lui un devoir. Cependant il fut détourné indispensablement par des ouvrages publics, et même par des négociations que son maître lui confia. En 1666, il fut honoré par le grand-duc Ferdinand II du titre de premier mathématicien de son altesse; titre d'autant plus glorieux, que Galilée l'avait porté. Enfin, en 1673, il commença à imprimer son Aristée; mais les ouvrages publics, et de plus des infirmités et des maladies le traversèrent encore, et lui firent abandonner son impression.

L'année suivante lui fit naître une distraction nouvelle, dont il ne lui était pas possible de se défendre. Il s'agissait de la mémoire du grand Galilée, dont on avait trouvé quelques écrits posthumes, et principalement un Traité des proportions pour éclaircir le cinquième livre d'Euclide, qui ne paraît pas s'être

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expliqué assez nettement sur ce sujet. Viviani en fit imprimer un petit in-quarto sous ce titre : Quinto libro degli elementi d'Euclyde; overo scienza universale delle proporzioni, spiegata colla dottrina del Galileo. 1674. Cet ouvrage de géométrie est principalement considérable par les sentimens de son cœur qu'il y a répandus en tous lieux.

En 1676, il parut dans le journal de France trois problêmes proposés par de Comiers, prevôt de l'église collégiale de Ternant. Ils tombèrent l'année suivante entre les mains de Viviani. Les deux premiers avaient rapport à la trisection de l'angle, problême fameux chez les anciens, et qui les a beaucoup exercés. Viviani, qui avait des méthodes nouvelles pour cette trisection, fut tenté de les mettre au jour, en donnant la solution des problêmes de Comiers. De plus, il lui restait encore un devoir d'amitié et de reconnaissance à remplir. Il avait de grandes obligations au célèbre Chapelain; il lui avait autrefois promis de fui dédier quelque ouvrage, et quoique Chapelain fût mort depuis, Viviani ne se croyait pas dégagé. Il dédia donc à la mémoire de son ami son enodatio problematum universis geometris propositorum à Cl. Claudio Comiers.1677. Il dit dans son épître dédicatoire, qu'il aime mieux risquer une chose nouvelle et bizarre en apparence, que de manquer à l'amitié et à sa parole; et qu'au lieu d'enfermer des dons et des offrandes dans le tombeau de Chapelain, il les répand dans l'univers, où sa gloire a tant éclaté. Il résout en différentes manières les trois problêmes de Comiers, les élève toujours ensuite à une grande universalité, et partout il fait paraître beaucoup de richesses et d'abondance géométrique.

Par le chagrin avec lequel il parle dans sa préface de ses problêmes ainsi proposés aux géomètres, il est aisé de conjecturer que ceux-ci l'avaient détourné de quelque occupation plus importante. Il nomme plusieurs mathématiciens illustres qui ont marqué beaucoup de dégoût pour ces énigmes. Galilée même lui avait conseillé de ne se livrer jamais à ces sortes de supplices. Il est vrai, que sans se servir de la raison de Hudde, qui disait que la géométrie, fille ou mère de la vérité, était libre et non pas esclave, on peut dire avec moins d'esprit, et peut-être plus de solidité, que ceux qui proposent ces questions, ont du moins l'avantage d'avoir toutes leurs pensées. tournées de ce côté-là, et souvent le bonheur d'en avoir trouvé le dénouement par hasard. Mais il est vrai aussi que cette raison ne va qu'à excuser ceux qui ne voudront pas s'appliquer à ces problêmes, ou tout au plus ceux qui ne les pourront résoudre, mais non pas à diminuer la gloire de ceux qui les résoudront.

Après les trois problêmes de Comiers, Viviani en résolut encore un qui venait alors d'être proposé par un inconnu; mais il ne le résolut que pour combler la mesure, et pour être en état de déclarer plus noblement qu'il renonce pour jamais à ce

métier-là.

Cependant il paraît qu'il avait eu cette espèce d'injustice de ne renoncer qu'à se laisser tourmenter par les autres, et non pas à les tourmenter lui-même. En 1692, il proposa dans les actes de Leipsick, un problême qui consistait a trouver l'art de percer une voûte hémisphérique de quatre fenêtres, telles que le reste de la voûte fût absolument carrable. Le problême venait A. D. Pio Lisci pusillo geometra, qui était l'anagramme de postremo Galilæi discipulo; et il marquait qu'on attendait cette solution de la science secrète des illustres analystes du temps. Ce qu'il entendait par cette science secrète, était sans doute la géométrie des infiniment petits, ou le calcul différentiel, qu'à peine connaissait-on de réputation en Italie.

Le problême de Viviani fut en effet bientôt expédié par cette méthode : Leibnitz le résolut le même jour qu'il le vit, et le donna dans les actes de Leipsick en une infinité de manières, aussi-bien que Bernoulli de Bâle. Le nom du marquis de l'Hôpital ne parut point alors dans les actes, parce que la guerre l'avait empêché de recevoir ce journal. Mais l'envoyé de Florence à Paris lui ayant proposé cette énigme, qui était sur une feuille volante, de l'Hôpital lui en donna aussitôt trois solutions, et lui en aurait donné une infinité d'autres sans la trop grande facilité qu'il y trouva. Il paraît que ceux qui étaient dans l'ancienne géométrie, quelque profonds qu'ils y fussent, n'étaient pas destinés à faire beaucoup de peine par leurs questions aux géomètres du calcul différentiel.

Ce problême de la voûte carrable faisait partie d'un ouvrage que Viviani donna la même année 1692, intitulé : la struttura, e quadratura esatta dell' intero, e delle parti d'un nuovo Cielo ammirabile, el uno degli antichi, delle volte regolari degli architetti. Il traite, tant en géomètre qu'en architecte, des voûtes anciennes des Romains, et d'une voûte nouvelle qu'il avait inventée, et qu'il nommait Florentine. Il avait souvent rappelé la géométrie à l'usage des arts, et il en préférait l'utilité à une excessive sublimité.

Il ne regardait que comme des distractions importunes tout ce qui l'empêchait de songer à l'Aristée qu'il destinait au roi, dont il recevait toujours des bienfaits, et les bienfaits les plus glorieux qu'il reçût. En 1699, il en reçut encore un qui mit le comble à sa reconnaissance. Sa majesté l'agréa pour l'un des

huit associés étrangers de l'académie, selon le réglement qui venait d'être donné. Il sentit bien, et par le mérite, et par le petit nombre de ses collègues, de quel prix était cette place; et il en reprit avec plus de vivacité, comme il a déclaré lui-même, sa divination sur Aristée. Enfin, il en publia trois livres en 1701, et les dédia au roi par une inscription en style lapidaire, où les français ont le plaisir de voir un étranger parler comme eux. Cet ouvrage est plein de recherches fort profondes sur les coniques; et apparemment il serait à souhaiter, pour son honneur, qu'Aristée pût ressusciter, comme fit Apollonius.

Viviani n'avait pas cru que par ce traité adressé au roi, il pût satisfaire à ce qu'il lui devait. De la pension qu'il recevait de sa majesté, il en avait acheté à Florence une maison, qu'il avait fait rebâtir sur un dessin très-agréable, et aussi magnifique qu'il pouvait convenir à un particulier. Cette maison s'appelle Edes à deo datæ, et porte ce titre sur son frontispice; allusion heureuse, et au premier nom qu'on a donné au roi, et à la manière dont elle a été acquise. Une reconnaissance ingénieuse et difficile à contenter, n'a pu rien imaginer de plus nouveau et de plus noble qu'un pareil monument. Viviani, si digne par son savoir et par ses talens de recevoir les bienfaits du roi, s'en rendait encore plus digne par l'usage qu'il en faisait après les avoir reçus.

Galilée n'a pas été oublié dans le plan de cette maison. Son buste est sur la porte, et son éloge, ou plutôt toute l'histoire de sa vie, dans les places ménagées exprès; et Viviani, pour répandre dans le monde un monument qui de lui-même n'était que durable, en a fait faire des estampes qu'il a mises à la fin de sa divination sur Aristée.

La préface de ce livre est encore pleine, ou de sa reconnaissance pour différentes personnes, ou de la justice qu'il rend à tous les grands géomètres de ce siècle, et qu'il leur rend, pour ainsi dire, du fond de son cœur. Il parle ayec beaucoup d'éloges des abbés Gradi et de Angelis; de Sluse, Huyghens, Wallis, David Grégori, surtout de Leibnitz, qu'il appelle Phénix des esprits, et pour tout dire, second Galilée, dont il apprend que - les découvertes presque divines ont beaucoup servi à l'illustre marquis de l'Hôpital son ami, aux Bernoulli, et à plusieurs autres grands hommes. Il est facile de juger qu'avec de pareilles dispositions, quoiqu'il eût été nourri dans l'ancienne géométrie, et qu'il fût d'un pays si plein d'esprit, il aurait reçu sans répugnance, s'il eût vécu plus long-temps, la nouvelle géométrie du septentrion, et l'on peut regretter que ces lumières, si dignes de son génie, ne soient pas parvenues jusqu'à lui.

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