Page images
PDF
EPUB

DE FONTENELLE,

Directeur de l'Académie Française, au discours prononcé par M. l'évéque de Rennes, le jour de sa réception 25 septembre 1749.

nous,

MONSIEUR,

CE que nous venons d'entendre ne nous a point surpris; nous savions, il y a long-temps, que dès votre entrée dans le monde on jugea qu'à beaucoup d'esprit naturel, et à une grande capacité dans les matières de l'état ecclésiastique que vous aviez embrassé, vous joigniez l'agréable don de la parole, qui ne s'attache pas toujours au plus grand fonds d'esprit, et encore moins à des connaissances également épineuses et éloignées de l'usage commun. Nous savions qu'après avoir été nommé évêque de la capitale d'une grande province qui se gouverne par des états, votre dignité, qui vous mettait à la tête de ces états, vous avait donné occasion d'exercer souvent un genre d'éloquence peu connu parmi et qui tient assez du caractère de l'éloquence grecque et romaine. Les orateurs français, excepté les orateurs sacrés, ne traitent guère que des sujets particuliers, peu intéressans, souvent embarrassés de cent minuties importantes, souvent avilis par les noms mêmes des principaux personnages. Pour vous, Monsieur, vous aviez toujours en main dans vos discours publics les intérêts d'une grande province combinés avec ceux du roi ; yous étiez, si on ose le dire, une espèce de médiateur entre le souverain qui devait être obéi, et les sujets qu'il fallait amener à une obéissance volontaire. De là vous avez passé, Monsieur, l'ambassade d'Espagne, où il a fallu employer une éloquence toute différente, qui consiste autant dans le silence que dans les discours. Les intérêts des potentats sont en si grand nombre, si souvent et si naturellement opposés les uns aux autres, qu'il est difficile que deux d'entre eux, quoique étroitement unis pár les liens du sang, soient parfaitement d'accord ensemble sur tous les points, ou que leur accord subsiste long-temps. Les deux branches de la maison d'Autriche n'ont pas toujours été dans la même intelligence. L'une des deux maisons royales de Bourbon vous a chargé de ses affaires auprès de l'autre. La Renommée, quoique si curieuse, surtout des affaires de cette nature, quoique si ingénieuse et même si hardie à deviner, ne nous a rien dit de ce qui s'est passé dans un intérieur où vous avez eu besoin de toute

votre habileté ; et cela même vous fait un mérite. Seulement nous voyons que l'Espagne, pour laquelle vous avez dû être le moins zélé, ne vous a laissé partir de chez elle que revêtu du titre de grand de la première classe, honneur qu'elle est bien éloignée de prodiguer.

Le grand cardinal de Richelieu, lorsqu'il forma une société de gens presque tous peu considérables par eux-mêmes, connus seulement par quelques talens de l'esprit, eût-il pu, même avec ce sublime génie qu'il possédait, imaginer à quel point eux et leurs successeurs porteraient leur gloire par ces talens et par leur union? Eût-il osé se flatter d'années les noms les dans que plus célèbres de toute espèce ambitionneraient d'entrer dans la liste de son académie; que dès qu'elle aurait perdu un cardinal de Rohan, il se trouverait un autre prélat, tel que vous, Monsieur, prêt à le remplacer?

peu

Le nom de Rohan seul fait naître de grandes idées. Dès qu'on l'entend, on est frappé d'une longue suite d'illustres aïeux, qui va se perdre glorieusement dans la nuit des siècles on voit des héros dignes de ce nom par leurs actions, et d'autres héros dignes de ces prédécesseurs; on voit les plus hautes dignités accumulées, les alliances les plus brillantes, et souvent le voisinage des trônes: mais en même temps il n'est que trop sûr que tous ces avantages naturels, si précieux aux yeux de tous les hommes, seraient des obstacles qu'aurait à combattre celui qui aspirerait au mérite réel des vertus, telles que la bonté, l'équité, l'humanité, la douceur des mœurs. Tous ces obstacles, dont la force n'est que trop connue par l'expérience, non-seulement M. le cardinal de Rohan, durant tout le cours de sa vie, les surmonta; mais il les changea eux-mêmes en moyens, et de pratiquer mieux les vertus qu'ils combattaient, et de rendre ces vertus plus aimables. Il est vrai, pour ne rien dissimuler, qu'il y était extrêmement aidé par l'extérieur du monde le plus heureux, et qui annonçait le plus vivement et le plus agréablement tout ce qu'on avait le plus d'intérêt de trouver en lui. On sait ce qu'on entend aujourd'hui, en parlant des grands, par le don de représenter. Quelques-uns d'entre eux ne savent guère que représenter : mais lui, il représentait et il était.

Dès son jeune âge, destiné à l'état ecclésiastique, il ne crut point que son nom, ni un usage assez établi chez ses pareils, pussent le dispenser de savoir par lui-même. Il fournit la longue et pénible carrière prescrite par les lois avec autant d'assiduité, d'application, de zèle, qu'un jeune homme obscur, animé d'une noble ambition, et qui n'aurait pu compter que sur un mérite acquis. Aussi dès ces premiers temps se fit-il une grande réputa

tion dans l'université; les dignités et les titres qui l'attendaient, pour ainsi dire, avec impatience, ne laissaient pas de venir le trouver selon un certain ordre.

Il était à l'âge de trente-un ans coadjuteur de M. le cardinal de Furstenberg, évêque et prince de Strasbourg, lorsqu'il survint dans cette académie un de ces incidens qui en troublent quelquefois la paix, et fournissent quelque légère pâture à la malignité du public. Le principe général de ces espèces d'orages est la liberté de nos élections; liberté qui ne nous en est pas cependant, ainsi qu'aux anciens Romains, moins nécessaire, ni moins précieuse. Ce fut en dé pareilles circonstances que le coadjuteur de Strasbourg se montra, et calma tout: et je puis dire hardiment qu'il entra dans cette académié par un bienfait. Avec quel redoublement et de joie et de reconnaissance ne lui fimes-nous pas ensuite nos complimens sur le chapeau de cardinal, sur la charge de grand-aumônier de France; dignités dont l'éclat rejaillissait sur nous, et qui nous élevaient toujours nous-mêmes de plus en plus!

Nous savons assez en France ce que c'est que les affaires de la constitution. Ne fussent-elles que théologiques, elles seraient déjà d'une extrême difficulté: un grand nombre de gens d'esprit ont fait tous les efforts possibles pour découvrir quelques nouveaux rayons de lumière dans des ténèbres sacrées, et ils n'ont fait que s'y enfoncer davantage; peut-être eût-il mieux valu les respecter d'un peu plus loin. Mais les passions humaines ne manquèrent pas de survenir, et de prendre part à tout, voilées avec toute l'industrie possible, d'autant plus difficiles à combattre, qu'il ne fallait pas laisser sentir qu'on les reconnût. Le roi convoqua sur ce sujet des assemblées d'évêques, à la tête desquelles il mit M. le cardinal de Rohan. Que l'on réfléchisse un instant sur ce qu'exige une pareille place dans de pareilles conjonctures, et l'on jugera aussitôt qu'un prélat, avec peu de talens, peu de savoir, des lumières acquises dans le besoin, moment par moment, empruntées en si bon lieu que l'on voudra, eût paru bien vite à tous les yeux tel qu'il était naturellement. J'atteste la Renommée sur ce qu'elle publia alors dans toute l'Europe à la gloire du prélat dont nous parlons. Il joignit même au mérite de grand-homme d'état et de savant évêque, un autre mérite de surcroît, qu'il ne nous siérait pas de passer sous silence, quoique réellement fort inférieur; il fut quelquefois obligé de porter la parole au roi à la tête du respectable corps qu'il présidait, et il s'en acquitta en véritable académicien.

Il fut envoyé quatre fois à Rome par le roi pour des élections de souverains pontifes. Il n'y a certainement rien sur tout le reste

de la terre qui ressemble à un conclave. Là sont renfermés, sous des lois très étroites et très gênantes, un certain nombre d'hommes du premier ordre et du premier mérite en différentes nations, qui n'ont tous que le même objet en vue, et tous différens intérêts par rapport à cet objet. La nation italienne est de beaucoup la plus nombreuse, très-spirituelle par une faveur constante de la na ture, dressée par elle-même aux négociations, adroite à tendre des piéges subtils et imperceptibles, à pénétrer finement les apparences trompeuses qui couvrent le vrai, et même les secondes, ou troisièmes apparences qui, pour plus de sûreté, couvrent encore les premières. M. le cardinal de Rohan ne fut que prudent, que eirconspect, sans artifice et sans mystère, ouvertement zélé pour les intérêts de la religion et de la France; et il ne laissa pas de réussir et de s'attirer une extrême considération des Italiens les plus habiles. Des exemples pareils, un peu plus fréquens, rendraient peut-être au vrai plus de crédit qu'il n'en a aujourd'hui, ou du moins plus de hardiesse de se montrer.

Toute la partie du diocèse de Strasbourg située au-delà du Rhin appartient en souveraineté à l'évêque qui en prend l'investiture de l'empereur. D'un autre côté, l'évêché de Strasbourg.est extrêmement mêlé de luthériens autorisés par des traités invioTables. M. le cardinal de Rohan avait à soutenir le double personnage, et de prince souverain, et d'évêque catholique. Prince, il gouverna ses sujets avec toute l'autorité, toute la fermeté de prince, et en même temps avec toute la bonté, toute la douceur qu'un évêque doit à son troupeau; seulement il y joignit l'esprit de conquête si naturel aux princes, mais l'esprit de conquête chrétien. Il employa tous ses soins, mais ses soins uniquement, à ramener dans le sein de l'église ceux qui s'en étaient écartés : il était né avec de grands talens pour y réussir; et en effet le nombre des catholiques est sensiblement augmenté dans le diocèse de Strasbourg.

De cette augmentation, moins difficile à continuer qu'elle n'était à commencer, il en a laissé le soin à un neveu, son digne successeur, déjà revêtu de ses plus hautes dignités. Quelle gloire pour nous, que le titre d'académicien n'ait pas été négligé dans une si noble et si brillante succession!

Après tout ce qui vient d'être dit, nous dédaignons presque de parler de la magnificence de cet illustre cardinal. La magnificence, considérée par rapport aux grands, est plutôt un grand défaut quand elle y manque, qu'un grand mérite quand elle s'y trouve. Son essence est d'être pompeuse et frappante; sa perfection serait d'avoir quelque effet utile et durable. Notre grand prélat l'a pratiquée de toutes les manières. Tantôt il a fait des

présens rares à des souverains; tantôt il a répandu ses bienfaits dans les lieux de sa dépendance qui en avaient besoin ; tantôt il a construit des palais superbes; tantôt il a doté, pour tous les siècles à venir, un assez grand nombre de filles indigentes. Dans toutes les fêtes où pouvaient entrer la justesse et l'élégance du goût français, il n'a pas manqué de faire briller aux yeux des étrangers cet avantage, qui, quoique assez superficiel en luimême, n'est nullement indigne d'être bien ménagé.

[ocr errors]

Je sens, Messieurs, que je vous fais un portrait, et fort étendu, et peut-être peu vraisemblable à force de rassembler trop de différentes perfections; on m'accusera de cet esprit de flatterie qu'on se plaît à nous reprocher. Je vous demande encore un moment d'attention, et j'espère que je serai justifié.

Le roi a dit : « C'est une vraie perte que celle du cardinal de » Rohan; il a bien servi l'état, il était bon citoyen et grand seigneur; je n'ai jamais été harangué par personne qui m'ait »plu davantage. >>

[ocr errors]
[ocr errors]

Je crois n'avoir plus rien à dire sur le reproche de flatterie. J'ajouterai seulement que de cet éloge fait par le roi, il en résulte un plus grand pour le roi lui-même. Il sait connaître, il sait apprécier le mérite de ses sujets; et combien toutes les vertus, tous les talens doivent-ils s'animer dans toute l'étendue de sa domination! C'est là ce qui nous intéresse le plus particulièrement: l'Europe entière retentit du reste de ses louanges; et ce qui est le plus glorieux, et en même temps le plus touchant pour lui, on compare déjà son règne à celui de Louis XIV.

« PreviousContinue »