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Ainsi, Messieurs, car je cesse enfin d'abuser des priviléges de Nestor, c'est l'académie française qui m'a formé la première ; c'est elle qui en mettant mon nom dans sa liste, y a la première attaché une certaine prévention favorable; c'est elle qui m'a rendu plus susceptible de l'honneur d'entrer dans de pareilles sociétés, et je me tiens heureux de pouvoir aujourd'hui lui en marquer publiquement ma vive reconnaissance. La cérémonie du renouvellement des vœux au bout de cinquante ans se pratique dans de certains corps; et si quelque chose d'approchant était en usage dans celui-ci, je descendrais volontiers de la première place pour me remettre à celle de récipiendaire, et y prendre de nouveau les mêmes engagemens que j'y pris il y a si long-temps. Je me porterais à cette action avec d'autant plus d'ardeur, que je suis présentement plus redevable que jamais à cette respectable compagnie.

DISCOURS

Lu dans l'assemblée publique du 25 août 1749. L'ACADÉMIE juge à propos de prendre l'occasion de cette assemblée publique, pour avertir ceux qui aspireront aux prix de poésie que nous proposons ici tous les ans, d'être aussi exacts sur la rime, que l'ont été tous nos bons poëtes du siècle passé. Quelques ouvrages modernes, qui, quoiqu'ils manquassent souvent de cette exactitude, n'ont pas laissé de réussir à un certain point, ont donné un exemple commode, qui a été aussitôt saisi avec ardeur, et prospère de jour en jour.

L'académie s'en est aperçue bien sensiblement dans un grand nombre des ouvrages de poésie qu'elle a reçus cette année ; et elle croit qu'il est de son devoir de s'opposer au progrès de l'abus, en déclarant que dans ses jugemens elle se conduira à cet égard avec toute la rigueur convenable.

Cette rigueur va peut-être scandaliser quelques personnes. Qu'est-ce que la rime, dira-t-on ? N'est-ce pas une pure bagatelle? J'en conviens, à parler selon la pure raison; mais le nombre réglé des syllabes, un repos fixé au milieu de nos grands vers, ou la césure, ne sont-ce pas aussi des bagatelles précisément de la même espèce? Traitez-les comme vous voulez traiter la rime; négligez-les autant, les proportions gardées, et vous n'aurez plus de poésie française, rien qui la distingue de la prose. On peut même remarquer ici, à l'avantage de la rime, que des trois conditions ou règles arbitraires qui distinguent

dans notre langue la poésie d'avec la prose, la rime est celle qui la distingue le plus ; elle en fait plus elle seule que les deux autres ensemble, et il est clair qu'elle en doit être d'autant plus soigneusement conservée.

Ne sont-ce pas les difficultés vaincues qui font la gloire des poëtes? N'est-ce pas sur cet unique fondement, par cette seule considération, qu'on leur a permis une espèce de langage particulier, des tours plus hardis, plus imprévus; enfin ce qu'ils appellent eux-mêmes, en se vantant, un beau, un noble, un heureux délire; c'est-à-dire, en un mot, ce que la droite raison n'adopterait pas? S'ils ne se soumettent pas aux conditions apposées à leurs priviléges, on aura droit de les condamner à redevenir sages.

Il ne faut pas traiter de la même manière les arts utiles et ceux qui ne sont qu'agréables. Les utiles le sont d'autant plus, qu'ils sont d'une plus facile exécution, la raison en est évidente: au contraire, les arts purement agréables perdraient de leur agrément à devenir moins difficiles, puisque c'est de leur difficulté que naît tout le plaisir qu'ils peuvent faire. Le plus grand inconvénient qu'on aurait à craindre, ce serait que le nombre des poëtes ne diminuât: hé bien, il faudrait se résoudre à prendre ce mal-là en patience; certainement nous ne perdrions. pas les grands génies, ils n'en seraient que plus excités à user de toutes leurs forces, et le sentiment intérieur de cette même force ne leur permettrait pas de demeurer oisifs.

Ce que l'académie voudrait faire aujourd'hui chez nous, on croirait presque qu'il s'est fait de soi-même chez les Latins. Les fragmens d'Ennius ne nous donnent l'idée que d'une versification extrêmement lâche, et qui se permettait à peu près tout ce qu'elle voulait.

Lucrece vint ensuite, qui se permet moins, mais encore beaucoup. Virgile paraît; il abolit une infinité des anciens priviléges, et tout le Parnasse latin obéit. Cette poésie était toujours allée en augmentant à la fois de difficulté et de perfection; et elle s'est maintenue en cet état, du moins à l'égard de la difficulté et des règles, pendant plus de quatre siècles; après quoi un affreux déluge de barbarie a tout abîmé. Si nous voulions en croire les novateurs d'aujourd'hui sur la rime, nous ferions précisément le contraire de ce qu'ont fait les Latins arrivés à leur beau siècle; ils s'y sont tenus long-temps : nous, dès que nous serions arrivés au nôtre (car nous pouvons hardiment qualifier ainsi celui de Louis XIV), nous nous presserions volontairement d'en décheoir; ce serait pousser bien loin l'inconstance qu'on nous reproche tant.

Il est vrai cependant que les novateurs peuvent avoir des chefs qui agiront par un autre motif, par la noble ambition d'être à la tête d'un parti, d'une espèce de révolution dans les lettres, de quelque chose enfin ; et en ce cas, ils ont raison de croire qu'ils engageront mieux leurs gens par une diminution, que par une augmentation de travail.

Si nous remontions jusqu'aux Grecs, nous trouverions que chez eux la poésie a toujours marché aussi, en resserrant ellemême ses chaînes. Homère, qui est à la tête de tout, est si excessivement licencieux, qu'il ne paraît presque pas possible d'y rien ajouter à cet égard; et il était bien naturel que l'on se fît un honnête scrupule d'aller si loin. Mais je ne veux pas m'engager dans une discussion trop étendue, et, pour tout dire, dont je ne serais pas capable : renfermons-nous chez les Latins; comparons leurs gênes avec les nôtres. Ce serait un long détail, si l'on voulait : mais il me semble que tout l'essentiel de ce parallèle peut se réduire à deux chefs principaux.

1o. Sur les six pieds qui composent un vers hexamètre latin, il n'y a que les deux derniers qui soient assujettis à être d'une certaine quantité; les quatre premiers sont libres, non absolument, mais par rapport aux deux autres. De cette structure du vers hexamètre, il résulte qu'il y a un assez grand nombre de mots latins qui n'y peuvent jamais entrer. Voilà donc la langue latine appauvrie d'autant, et la difficulté de s'exprimer en vers augmentée. Chez nous, les règles du grand vers n'excluent aucun mot, à moins qu'il ne fût de sept syllabes, ce qui est très

rare.

2o. En latin, les mots exclus du vers hexamètre peuvent se réfugier dans les phaleuques, dans les odes alcaïques, etc. Mais là il n'y a aucun pied libre comme il y en avait dans l'hexamètre; et c'est là tout ce qu'on a pu imaginer de plus cruel et de plus tyrannique. Le français n'a rien d'approchant. Jusques-là les Latins, qui, accablés d'un joug si pesant, n'ont pas laissé de s'élever jusqu'où nous ne pouvons guère que les suivre, ont, du côté des difficultés vaincues, un avantage infini sur nous.

Mais il faut avouer qu'ils avaient une commodité qu'on peut aussi appeler infinie, et dont nous sommes presque entièrement privés; c'est l'inversion des mots. Je crois qu'on pourrait prouver, par les meilleurs poëtes, que cette inversion était, à très-peu de chose près, totalement arbitraire; et cela supposé, il est certain que cinq mots seulement peuvent être arrangés en cent vingt facons différentes, dix mots iraient à plus de trois millions. Horace dit galamment et ingénieusement à l'aimable Pirrha, qu'il s'était sauvé du naufage dont il était menacé par ses charmes ; et voici

très-littéralement et dans la dernière exactitude ses propres mots: Une muraille sacrée marque, par un tableau votif, que j'ai appendu au puissant Dieu de la mer mes vétemens tout mouillés. L'image est poétique et heureuse : cela fait au moins onze mots latins; et voici comment ils ont été arrangés par Horace pour faire les vers qu'il voulait : Par un tableau une sacrée votif muraille marque tout mouillés que j'ai appendu au puissant mes vétemens de la mer dieu. J'ai vu des gens d'esprit, mais qui ne savaient point le latin, fort étonnés qu'Horace eût parlé ainsi ; et d'autres, qui avaient fait leurs études, étonnés encore de ce qu'ils ne l'avaient pas été jusques-là. Tout ce que je prétends présentement, c'est que l'arrangement qu'Horace donne à ces onze mots latins, est tel que l'on voit assez qu'une infinité d'autres arrangemens pareils auraient été également recevables; que ces arrangemens étaient donc arbitraires, que puisqu'ils s'agissait d'onze mots, il y avait plus de dix millions d'arrangemens possibles; et que quand il y en aurait eu quelques-uns d'absolument insupportables, il en restait encore un nombre prodigieux plus que suffisant pour y satisfaire.

Que les Latins n'aient dans un certain genre de vers aucune syllabe libre, mais une entière liberté de placer les mots comme ils voudront; et que nous n'ayions aucune gêne sur les syllabes, mais un extrême assujettissement à un certain ordre des mots, et cela en tout genre de vers; il me semble qu'il ne serait pas aisé de juger de quel côté il y aurait plus ou moins de difficulté, et qu'on pourrait supposer ici une égalité assez parfaite. Mais il est question de savoir laquelle des deux pratiques est la plus raisonnable; la décision pourra être assez prompte. Certainement la licence effrénée des transpositions produira souvent de l'obscurité et de l'embarras; exigera du lecteur, et principalement de l'auditeur, une attention pénible, qui n'ira qu'à entendre le sens littéral, et non à envisager l'idée, et produira dans la phrase une confusion et un chaos où l'on ne se reconnaîtra un peu que lorsqu'on sera parvenu jusqu'au bout. Souvenons-nous du morceau cité d'Horace. Il y a là un tout mouillés adjectif détaché de son substantif, qu'on verra quelque temps après; jusques-là ce mot n'a aucun rapport à tout ce qui l'environne, et il paraît tout-à-fait hors d'œuvre et comme suspendu en l'air. Il faudra faire effort pour s'en souvenir, et le rejoindre au mot de vélemens quand il daignera paraître.

Mais n'est-il pas à propos que le poëte prenne tous les moyens possibles d'empêcher que l'attention qu'on lui donne ne se relâche? Sans doute, il les doit prendre; mais il faut que ce soit à ses dépens, et non aux dépens de l'auditeur. Le poëte n'est fait

que pour le plaisir d'autrui; moins il vendra cher celui qu'il fera, plus il en fera: il doit se sacrifier de bonne grâce, sans songer jamais à faire partager ses peines.

Nous étions partis de la rime, et nous voilà arrivés bien loin, et peut-être beaucoup trop loin, sur un sujet si léger. Nous demandons cependant la permission de dire encore un mot. En supposant que la rime soit régulière, quelle sera sa plus grande perfection possible?

Il y a un bon mot fort connu. Voilà deux mots bien étonnés de se trouver ensemble, a dit un homme d'esprit, en se moquant d'un mauvais assortiment de mots. J'applique cela à la rime, mais en le renversant : et je dis qu'elle est d'autant plus parfaite, que les deux mots qui la forment sont plus étonnés de se trouver ensemble. J'ajoute seulement qu'ils doivent être aussi aisés qu'étonnés. Si vous avez fini un vers par le mot d'âme, il vous sera bien aisé de trouver le mot de flâme pour finir l'autre. Nonseulement il y a peu de mots de cette terminaison dans la langue ; mais de plus, ceux-ci ont entre eux une telle affinité pour le sens, qu'il sera très-difficile que le discours où le premier sera employé, n'admette ou même n'amène nécessairement le second. La rime est légitime; mais c'est presque un mariage. Je dis qu'alors les mots ne sont pas étonnés, mais ennuyés de se ren

contrer.

Si au contraire vous faites rimer fable et affable, et je suppose que le sens des deux vers soit bon, on pourra dire que les deux mots seront étonnés et bien aises de se trouver. On en voit assez la raison, en renversant ce qui vient d'être dit. Ce seront là des rimes riches et heureuses.

Toute langue cultivée se partage en deux branches différentes, dont chacune a un grand nombre de termes que l'autre n'emploie point; la branche sérieuse et noble, la branche enjouée et badine. On pourrait croire que les poëtes sont plus obligés de bien rimer dans le sérieux que dans le badin: mais pour peu qu'on y pense, on verra que c'est le contraire. Leur assujettissement à la rime doit être d'autant plus grand, qu'il leur est plus aisé d'y satisfaire. Or, la langue badine est de beaucoup la plus abondante et la plus riche; outre tous les termes qui lui sont propres, et auxquels l'autre n'ose jamais toucher, elle a tous ceux de cette autre, sans exception, qu'elle peut tourner en plaisanterie tant qu'elle voudra; elle peut aller même jusqu'à en forger de nouveaux. Il est bien juste que la joie, si nécessaire aux hommes, ait quelques priviléges.

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