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cueillir les fleurs du Parnasse; mais il y a cueilli aussi, ou plutôt il Ꭹ a fait naître des fruits qui ont plus de substance que ceux du Parnasse n'en ont communément. Il a mis beaucoup de raison dans ses ouvrages, j'en conviens; mais il n'y a pas mis moins de feu, d'élévation, d'agrément, que ceux qui ont le plus brillé par l'avantage d'avoir mis dans les leurs moins de raison.

Parlerai-je ici de cette foule de censeurs que son mérite lui a faits? seconderai-je leurs intentions en leur aidant à sortir de leur obscurité? Non, Messieurs; non, je ne puis m'y résoudre : leurs traits partaient de trop bas pour aller jusqu'à lui. Laissons-les jouir de la gloire d'avoir attaqué un grand nom, puisqu'ils n'en peuvent avoir d'autre; laissons-les jouir du vil profit qu'ils en ont espéré, et que quelques-uns cherchaient à accroître par un retour réglé de critiques injurieuses. Je sais cependant que, même en les méprisant, car on ne peut s'en empêcher, on ne laisse pas de recevoir d'eux quelque impression: on les écoute, quoiqu'on ne l'ose le plus souvent, du moins si on a quelque pudeur, qu'après s'en être justifié par convenir de tous les titres odieux qu'ils méritent. Mais toutes ces impressions qu'ils peuvent produire ne sont que très-passagères; nulle force n'égale celle du vrai. Le nom de la Motte vivra, et ceux de ses injustes censeurs commencent déjà à se précipiter dans l'éternel oubli qui les attend.

Quand on a été le plus avare de louanges sur son sujet, on lui a accordé un premier rang dans la prose, pour se dispenser de lui en donner un pareil dans la poésie; et le moyen qu'il n'eût pas excellé en prose, lui qui avec un esprit nourri de réflexions, plein d'idées bien saines et bien ordonnées, avait une force, une noblesse, et une élégance singulière d'expression, même dans son discours ordinaire?

Cependant cette beauté d'expression, ces réflexions, ces idées, il ne les devait presque qu'à lui-même. Privé dès sa jeunesse de l'usage de ses yeux et de ses jambes, il n'avait pu guère profiter ni du grand commerce du monde, ni du secours des livres. Il ne se servait que des yeux d'un neveu, dont les soins constans et perpétuels pendant vingt-quatre années qu'il a entièrement sacrifiées à son oncle, méritent l'estime, et en quelque sorte la reconnaissance de tous ceux qui aiment les lettres, ou qui sont sensibles à l'agréable spectacle que donnent des devoirs d'amitié bien remplis. Ce qu'on peut se faire lire ne va pas loin, et la Motte était donc bien éloigné d'être savant; mais sa gloire en redouble. Il ferait lui-même dans la dispute des anciens et des modernes un assez fort argument contre l'indispensable nécessité dont on prétend que soit la grande connaissance des an

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ciens, si ce n'est qu'on pourrait fort légitimement répondre qu'un homme si rare ne tire pas à conséquence.

Dans les grands hommes, dans ceux surtout qui en méritent uniquement le titre par des talens, on voit briller vivement ce qu'ils sont; mais on sent aussi, et le plus souvent sans beaucoup de recherche, ce qu'ils ne pourraient pas être : les dons les plus éclatans de la nature ne sont guère plus marqués en eux que ce qu'elle leur a refusé. On n'eût pas facilement découvert de quoi la Motte était incapable. Il n'était ni physicien, ni géomètre, ni théologien ; mais on s'apercevait que pour l'être, et même à un haut point, il ne lui avait manqué que des yeux et de l'étude. Quelques idées de ces différentes sciences qu'il avait recueillies çà et là, soit par un peu de lecture, soit par la conversation d'habiles gens, avaient germé dans sa tête, y avaient jeté des racines, et produit des fruits surprenans par le peu de culture qu'ils avaient coûté. Tout ce qui était du ressort de la raison était du sien; il s'en emparait avec force, et s'en rendait bientôt maître. Combien ces talens particuliers, qui sont des espèces de prisons souvent fort étroites d'où un génie ne peut sortir, seraient-ils inférieurs à cette raison universelle qui contiendrait tous les talens, et ne serait assujettie par 'aucun, qui d'elle-même ne serait déterminée à rien, et se porterait également à tout?

L'étendue de l'esprit de la Motte embrassait jusqu'aux agrémens de la conversation, talent dont les plus grands auteurs, les plus agréables même dans leurs ouvrages, ont été souvent privés, à moins qu'ils ne redevinssent en quelque sorte agréables par le contraste perpétuel de leurs ouvrages et d'eux-mêmes. Pour lui, il apportait dans le petit nombre de ses sociétés une gaieté ingénieuse, fine et féconde, dont le mérite n'était que trop augmenté par l'état continuel de souffrance où il vivait.

Il n'y a jamais eu qu'une voix à l'égard de ses mœurs, de sa probité, de sa droiture, de sa fidélité dans le commerce, de son attachement à ses devoirs; sur tous ces points la louange a été sans restriction, peut-être parce que ceux qui se piquent d'esprit ne les ont pas jugés assez importans, et n'y ont pas pris beaucoup d'intérêt. Mais je dois ajouter ici, qu'il avait les qualités de l'âme les plus rarement unies à celles de l'esprit dans les plus grands héros des lettres. Ils sont sujets ou à une basse jalousie qui les dégrade, ou à un orgueil qui les dégrade encore plus en les voulant trop élever. La Motte approuvait, il louait avec une satisfaction si vraie, qu'il semblait se complaire dans le talent d'autrui. Il eût acquis par là le droit de

se louer lui-même, si on pouvait l'acquérir. Ce n'est pas que les défauts lui échappassent; et comment l'auraient-ils pu? Mais il n'était pas touché de la gloire facile, et pourtant si recherchée, de les découvrir, et encore moins de celle d'en publier la découverte. Sévère dans le particulier pour instruire, il était hors de là très-indulgent pour encourager. Il n'avait point établi dans sa tête son style pour règle de tous les autres styles; il savait que le beau ou l'agréable sont rares, mais non pas uniques: ce qui était le moins selon ses idées particulières, n'en avait pas moins droit de le toucher; et il se présentait à tout, bien exempt de cette injustice du cœur qui borne et qui resserre l'esprit. Aussi était-ce du fond de ses sentimens qu'il se répandait sur ses principaux écrits une certaine odeur de vertu délicieuse pour ceux qui en peuvent être frappés. Qu'un auteur qui se rend aimable dans ses ouvrages, est au-dessus de celui qui ne fait que s'y rendre admirable!

Un des plus célèbres incidens de la querelle sur Homère, fut celui où l'on vit paraître dans la lice, d'un côté, le savoir sous la figure d'une dame illustre; de l'autre, l'esprit, je ne veux pas dire la raison, car je ne prétends point toucher au fond de la dispute, mais seulement à la manière dont elle fut traitée. En vain le savoir voulut se contraindre à quelques dehors de modération, dont notre siècle impose la nécessité; il retomba malgré lui dans son ancien style, et laissa échapper de l'aigreur, de la hauteur et de l'emportement. L'esprit au contraire fut doux, modeste, tranquille, même enjoué, toujours respectueux pour le vénérable savoir, et encore plus pour celle qui le représentait. Si la Motte eût pris par art le ton qu'il prit, il eût fait un chef-d'œuvre d'habileté; mais les efforts de l'art ne vont pas si loin, et son caractère naturel eut beaucoup de part à la victoire complète qu'il remporta.

Je sens bien, Messieurs, que je viens de faire un éloge peu vraisemblable, et je ne crains pas cependant que l'amitié m'ait emporté au-delà du vrai; je crains seulement qu'elle ne m'ait pas inspiré assez heureusement, ou ne m'ait engagé à un trop long discours. Si la Motte était encore parmi nous, et que je me fusse échappé à parler aussi long-temps, je le prierais de terminer la séance, selon sa coutume, par quelqu'une de ses productions, et vous ne vous seriez séparés qu'en applaudissaní, ainsi que vous avez fait tant de fois. Mais nous ne le possédons plus, et il faut bien que nous nous attendions à le regretter souvent.

Prononcé par FONTENELLE, doyen et directeur de l'Académie Française, à l'ouverture de l'assemblée publique du 25 août 1741.

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AVANT que de faire en public les fonctions de la place où j'ai l'honneur d'être dans ce jour solennel, je me sens obligé à vous rendre grâces de ce que j'y suis. Une loi toujours exactement observée, veut que ce soit le sort qui mette l'un d'entre vous à votre tête; et vous avez voulu me déférer cette dignité indépendamment du sort, en considération des cinquante années que je compte présentement depuis ma réception. Un demisiècle passé parmi vous, m'a fait un mérite; mais je l'avouerai, Messieurs; je me flatte d'en avoir encore un autre, et plus considérable, et qui vous a plus touchés; c'est mon attachement pour cette compagnie, d'autant plus grand, que j'ai eu plus de temps pour la bien connaître. Je dirai plus, ceux qui la composent présentement, je les ai vus tous entrer ici, tous naître dans ce monde littéraire, et il n'y en a absolument aucun à la naissance de qui je n'aie contribué. Il m'est permis d'avoir pour vous une espèce d'amour paternel, pareil cependant à celui d'un père qui se verrait des enfans fort élevés au-dessus de lui, et qui n'aurait guère d'autre gloire que celle qu'il tirerait d'eux.

Les trois âges d'hommes que Nestor avait vus, je les ai presque vus aussi dans cette académie, qui s'est renouvelée plus de deux fois sous mes yeux. Combien de talens, de génies, de mérites, tous singulièrement estimables en quelque point, tous différens entre eux, se sont succédés les uns aux autres; et en combien de façons le tout s'est-il arrangé pour former un corps également digne dans tous les temps de prétendre à l'immortalité, selon qu'il a osé le déclarer dès sa naissance! Tantôt la poésie, tantôt l'éloquence, tantôt l'esprit, tantôt le savoir ont eu la plus grande part à ce composé, toujours égal à lui-même et toujours divers; et j'ose prédire, sur la foi de ma longue expérience, qu'il ne dégénérera point, et soutiendra cette haute et noble prétention dont il s'est fait un devoir.

J'ai vu aussi, et de fort près, et long-temps, une autre compagnie célèbre, dont je ne puis m'empêcher de parler ici, quoique sans une nécessité absolue, mais à l'exemple de ce Nestor que je viens de nommer. Quand l'académie des sciences

prit une nouvelle forme par les mains d'un de vos plus illustres confrères, il lui inspira le dessein de répandre, le plus qu'il lui serait possible, le goût de ces sciences abstraites et élevées qui faisaient son unique occupation. Elles ne se servaient ordinairement, comme dans l'ancienne Egypte, que d'une certaine langue sacrée, entendue des seuls prêtres et de quelques initiés. Leur nouveau législateur voulait qu'elles parlassent, autant qu'il se pourrait, la langue commune; et il me fit l'honneur de me prendre ici pour être leur interprète, parce qu'il compta que j'y aurais reçu des leçons excellentes sur l'art de la parole.

Cet art est beaucoup plus lié qu'on ne le croit peut-être avec celui de penser. Il semble que l'académie française ne s'occupe que des mots; mais à ces mots répondent souvent des idées fines et déliées, difficiles à saisir et à rendre précisément telles qu'on les a, ou plutôt telles qu'on les sent, aisées à confondre avec d'autres par des ressemblances trompeuses, quoique très-fortes. L'établissement des langues n'a pas été fait par des raisonnemens et des discussions académiques, mais par l'assemblage bizarre en apparence d'une infinité de hasards compliqués ; et cependant il y règne au fond une espèce de métaphysique fort subtile qui a tout conduit; non que les hommes grossiers qui la suivaient se proposassent de la suivre, elle leur était parfaitement inconnue : mais rien ne s'établissait généralement, n'était constamment adopté, que ce qui se trouvait conforme aux idées naturelles de la plus grande partie des esprits, et c'était là l'équivalent de nos assemblées et de nos délibérations. Elles ne font plus, qu'avec assez de travail, ce qui se fit alors sans aucune peine, de la même manière à peu près qu'un homme fait n'apprendra point, sans beaucoup d'application, la même langue qu'un enfant aura apprise sans y penser.

rien

Un des plus pénibles soins de l'académie, est de développer dans notre langue cette métaphysique qui se cache, et ne peut être aperçue que par des yeux assez perçans. L'esprit d'ordre, de clarté, de précision, nécessaire dans ces recherches délicates, est celui qui sera la clef des plus hautes sciences, pourvu qu'on l'y applique de la manière qui leur convient ; et j'avais pu prendre ici quelque teinture de cet esprit qui devait m'aider à remplir les nouveaux devoirs dont on me chargeait. Avec un pareil secours, ce savoir que les maîtres ne communiquaient pas réellement dans leurs ouvrages, mais qu'ils montraient seulement de loin, placé sur des hauteurs presque inaccessibles, pouvait en descendre jusqu'à un certain point, et se laisser amener à la portée d'un plus grand nombre de personnes.

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