Page images
PDF
EPUB

par

[ocr errors]

La fameuse méridienne de Bologne, entreprise et finie en, 1655 feu Cassini (1), ce merveilleux Gnomon, le plus grand, et par conséquent le plus avantageux que l'astronomie eût jamais eu, et qu'elle pût même espérer, demeurait abandonné, négligé dans l'église de S.-Pétrone; il manquait des astronomes à ce bel instrument. Manfredi, âgé peut-être de vingt-deux ans, résolut de le devenir, pour ôter à sa patrie cette espèce de tache, et il fut secondé par Stancari, son ami particulier, et digne de l'être. Ils se mirent à étudier, de concert, des livres d'astronomie : bientôt ils passèrent les nuits à observer avec les meilleurs instrumens qu'ils purent obtenir de leurs ouvriers, et ils furent peut-être les premiers en Italie qui eurent une horloge à cycloïde.

Ils s'étaient fait un petit observatoire chez Manfredi, où venaient aussi ses trois frères, tous gens d'esprit, devenus astronomes, ou du moins observateurs, apparemment pour lui plaire. Le premier, mais le moins assidu, était de la compagnie de Jésus, célèbre prédicateur dans la suite; le second, Gabriel, dans un âge peu avancé, auteur d'un livre sur l'analyse des courbes, traité à la manière de M. de l'Hôpital; le troisième, médecin et grand philosophe. Mais ce qu'il y a de plus singulier, c'est que les deux sœurs allaient aussi à l'observatoire, non par une curiosité frivole qui aurait été bientôt satisfaite et dégoûtée, mais pour observer, pour apprendre, pour s'instruire dans l'astronomie. Ils étaient là six frères ou sœurs attachés à suivre ensemble et à découvrir les mouvemens célestes jamais une famille entière et aussi nombreuse ne s'était unie pour un semblable dessein. Ordinairement les dons de l'esprit et les inclinations louables sont semés par la nature beaucoup plus loin à loin.

Au milieu de ces exercices particuliers, Manfredi fut fait, à la fin de 1698, lecteur public de mathématiques dans l'université de Bologne. Peu de temps après, il lui survint des chagrins domestiques, dont le détail serait inutile à son éloge, et n'y peut appartenir que par la fermeté dont on assure qu'il les soutint. Son père fut obligé de quitter Bologne, lui laissant des affaires en fort mauvais état, et une famille dont tout le poids tombait sur lui, parce qu'il était l'aîné, et qu'il avait le cœur bien fait. Dans cette situation, il s'en fallait beaucoup que sa place de lecteur pût suffire à tous ses besoins; et il recueillit le fruit, non pas tant de ses talens pour la poésie et pour les mathématiques, que de son caractère, qui lui avait acquis l'amitié de beaucoup d'honnêtes gens; car pour recevoir des services (1) Voyez l'Hist. de 1712, p. 84 et suiv.

d'une certaine espèce et d'une certaine durée, il ne suffit pas tout-à-fait d'être estimé, il faut pour le plus sûr plaire et être aimé. Le marquis Orsi, qui s'est distingué par plusieurs ouvrages d'esprit, se distingua encore plus glorieusement dans cette occasion par sa générosité. Les affaires de Manfredi se rétablirent, et il recommença à jouir de la tranquillité qui lui était si nécessaire.

Nous avons dit dans les éloges de Viviani (1), Guglielmini (2), et Cassini (3), quels sont les embarras et les contestations que les rivières causent dans toute la Lombardie, même au-delà. Il semble que si on y laissait la nature en pleine liberté, tout ce grand pays ne deviendrait à la longue qu'un grand lac; et il faut que ses habitans travaillent sans cesse à défendre leur terrain contre quelque rivière qui les menace de les inonder. Par malheur ce pays est partagé en plusieurs dominations différentes, et chaque état veut renvoyer les inondations ou le péril sur un état voisin qui n'est pas obligé de les souffrir. Il faudrait s'accorder ensemble pour le bien commun trouver quelque expédient général qui convînt à tout le monde : mais il faudrait donc aussi que tout le monde se rendît à la raison, les puissans comme les faibles; et est-ce là une chose possible? Bologne et Ferrare, qui, quoique toutes deux sujettes du pape, sont deux états séparés, avaient ensemble à cette occasion un ancien différend, qui étant devenu plus vif que jamais, Bologne crut ne pouvoir mieux faire que de donner à Manfredi, par un décret public, l'importante charge de surintendant des eaux: ce fut en 1704. L'astronomie en souffrit un peu, mais l'hydrostatique en profita; il y porta de nouvelles lumières, même après le grand Guglielmini.

La contestation de Bologne et de Ferrare intéressa aussi Mantoue, Modène, Venise. Cette énorme complication d'intérêts qu'il avait à manier en même temps, et à concilier, s'il était possible, lui coûta une infinité de peines, d'inquiétudes, de recherches fatigantes, de lectures désagréables, quelquefois inutiles et indispensables malgré leur inutilité, d'écrits qu'il fallait composer avec mille attentions gênantes. S'il en fut récompensé par la grande réputation qu'il se fit, cette réputation devint pour lui une nouvelle source de travaux de la même espèce. Les démêlés de l'État ecclésiastique avec la Toscane sur la Chiana, dont nous avons parlé en 1710 (4), les anciens dif

(1) Hist. de 1703, p. 141, et p. 54 de ce volume.

(2) Hist. de 1710, p. 154, et p. 141 id.

(3) Hist. de 1712, p. 91, et p. 160 id.

(4) Voyez l'endroit cité plus haut.

férends de la Toscane et de la république de Lucques, les frayeurs continuelles de Lucques sur le voisinage de la rivière du Serchio, la réparation des ports, le desséchement des marais, tout ce qui regardait les eaux en Italie vint à lui, tout eut besoin de lui.

Comme il ne se contentait pas des spéculations du cabinet, il voulait voir par ses propres yeux les effets de la nature; et cet excès d'exactitude pensa un jour lui coûter la vie. Il avait grimpé avec une peine infinie sur une roche escarpée, pour voir de là le cours du Serchio, et la corrosion qu'il causait à ses rives; il était posé de manière à ne pouvoir absolument ni continuer de monter, ni redescendre, ni demeurer long-temps là. S'il n'eût eu un prompt secours, qui pouvait bien lui manquer, et si son courage naturel n'eût empêché que la tête ne lui tournât, il retombait dans le moment, et se brisait.

La plus grande partie de ce qu'il a écrit sur les eaux a été imprimée à Florence en 1723, dans un recueil qu'on y a fait de pièces qui appartiennent à une matière si intéressante pour l'Italie, et d'excellentes notes qu'il ajoutait à Guglielmini s'imprimaient quand il mourut. Il ne tiendra pas à l'hydrostatique et aux sciences que tout ne s'arrange pour le plus grand bien du public: mais il est plus facile de dompter les rivières que les intérêts particuliers.

Dans la même année, Manfredi fut fait surintendant des eaux du Bolonais; il fut mis aussi à la tête du collège de Montalte, fondé à Bologne par Sixte V, pour des jeunes gens destinés à l'église, qui auraient au moins dix-huit ans. Ils avaient avec le temps secoué le joug, et des études ecclésiastiques qui devaient être leur unique objet, et des bonnes mœurs encore plus nécessaires. Ils faisaient gloire d'avoir triomphé des règles et de la discipline. Leur nouveau recteur eut besoin avec eux de l'art qu'ont employé les fondateurs des premiers états. Il ramena ces rebelles à l'étude par des choses agréables qu'il leur présenta, d'abord par la géographie, qui fut un degré pour passer à la chronologie; et de là il les conduisit à l'histoire ecclésiastique, et enfin à la théologie et aux canons, dernier terme où il fallait arriver. On dit même que de plusieurs de ces jeunes gens il en fit de bons poëtes, faute d'en pouvoir rien faire de mieux. C'était toujours les appliquer; et l'oisiveté avait été une des principales causes de leurs déréglemens.

On connaît partout aujourd'hui l'institut des sciences de Bologne. Nous en avons fait l'histoire en 1730 (1), et nous avons dit que Manfredi y eut la place d'astronome. Ce fut en 1711, et (1) Pag. 139 et suiv.

dès-lors il renonça absolument au collége pontifical, à la poésie même qu'il avait toujours cultivée jusques-là; et il est glorieux pour elle que cette renonciation soit une époque si remarquable dans une pareille vie.

si

Quatre ans après, il publia deux volumes d'éphémérides dédiées au pape Clément XI. Il l'assure fort qu'il n'y a point fait entrer d'astrologie judiciaire, quoique de grands personnages, tels que Regiomontanus, Magin, Kepler, se soient laissés entraîner au torrent de la folie humaine. Il paraît par là que on ne donne plus aujourd'hui dans l'astrologie, du moins on daigne encore dire qu'on n'y donne pas. Le premier volume tout entier est une introduction aux éphémérides en général, ou plutôt à toute l'astronomie, dont il expose et développe à fond les principes. Le second volume contient les éphémérides de dix années, depuis 1715 jusqu'en 1725, calculées sur les tables non imprimées de Cassini, et le plus souvent sur les observations de Paris. Manfredi se fiait beaucoup à ces tables et à ces observations. Ses éphémérides embrassent bien plus de choses que des éphémérides n'avaient coutume d'en embrasser. On y trouve le passage des planètes par le méridien, les éclipses des satellites de Jupiter, les conjonctions de la lune avec les étoiles les plus remarquables, les cartes des pays qui doivent être couverts par l'ombre de la lune dans les éclipses solaires.

Il parut ensuite deux nouveaux volumes de ces éphémérides ; l'un, qui va depuis 1726 jusqu'en 1737, et l'autre depuis 1738 jusqu'en 1750. Cet ouvrage s'est répandu, s'est rendu nécessaire dans tous les lieux où l'on a quelque idée de l'astronomie. Nos missionnaires de la Chine s'en servent pour prouver aux Chinois le génie européen, qu'ils ont bien de la peine à croire égal seulement au leur. Ils devraient à la vérité, par beaucoup de circonstances particulières, avoir un grand avantage sur nous en fait d'astronomie : jusques-là ils auront raison; mais cela même leur donnerait ensuite un extrême désavantage dans le parallèle qu'on ferait des deux nations.

Manfredi n'a pas manqué d'apprendre au public les noms de ceux qui l'avaient aidé dans la fatigante composition de ses éphémérides. Cependant il a certainement reçu des secours qu'il a dissimulés; et on le lui reprocherait avec justice, si la raison qu'il a eu de les dissimuler ne se présentait dès que l'on sait de qui ils venaient. C'était de ses deux sœurs qui ont fait la plus grande partie des calculs de ses deux premiers tomes. S'il y a quelque chose de bien directement opposé au caractère des femmes, de celles surtout qui ont de l'esprit, c'est l'attention sans relâche, et la patience invincible que demandent des calculs

très-désagréables par eux-mêmes, et aussi longs que désagréables; et pour mettre le comble à la merveille, ces deux calculatrices (car il faut faire un mot pour elles) brillaient quelquefois dans la poésie italienne.

En 1723, le 9 novembre, il y eut une conjonction de Mercure avec le Soleil, d'autant plus précieuse aux astronomes, qu'on avait déjà espéré inutilement deux conjonctions pareilles, l'une en 1707, l'autre en 1720 (1). Celle-ci fut, comme on le peut aisément juger, observée avec un extrême soin pår Manfredi dans l'observatoire de l'institut, qui à peine venait d'être achevé, et dont l'ouverture se faisait presque par ce rare et important phénomène. L'observation fut publiée par son auteur en 1724, avec toutes ses curieuses dépendances.

Il fut choisi en 1726 pour associé étranger de cette académie. Le nombre de ces étrangers n'est que de huit. Certainement tous ceux qui seraient dignes de cette place n'y peuvent pas être ; mais du moins ceux qui y sont en doivent être bien dignes. Il fut reçu aussi en 1729 dans la société royale de Londres, dont les places sont toujours très-honorables malgré leur grand nombre.

Vers ces temps-là il se fit en Angleterre une découverte nouvelle, et tout-à-fait imprévue, dans l'astronomie; celle des aberrations ou écarts des étoiles fixes, qui toutes, au lieu d'être parfaitement fixes les unes à l'égard des autres, comme on l'avait toujours cru, changent de position jusqu'à un certain point. Ces aberrations ont été exposées plus au long (2). Sur le bruit qui s'en répandit dans le monde savant, Manfredi se mit à étudier le ciel plus soigneusement que jamais par rapport à cette nouveauté, qui demandait les observations les plus assidues et les plus délicates, puisqu'elle avait échappé depuis tant de siècles à tant d'yeux si clair-voyans. Il publia sur ce sujet en 1729 un ouvrage dédié au cardinal de Via, où il rendait compte et de ses observations, et des conclusions qu'il en tirait. Il reçut ensuite ce qu'on avait donné, soit en Angleterre, soit ailleurs sur cette même matière; et il le traita en 1730 dans un nouvel ouvrage, mais plus court, adressé à l'illustre Leprotti, premier médecin du pape.

On crut d'abord que l'aberration des fixes, qui certainement n'est qu'apparente, viendrait de ce que la terre change de distance à l'égard des fixes par son mouvement annuel, et c'eût été là une démonstration complète et absolue de ce mouvement. Les Italiens, qui n'osent le reconnaître, se seraient abstenus de toucher à ce sujet, et l'embarras où ils se trouvent si souvent (1) Voyez l'Hist. de 1723, p. 76 et suiv.

(2) Voyez l'Hist. de 1737, p. 76.

« PreviousContinue »